"Pour déterminer mon corpus, j’ai choisi d’inclure les textes où l’histoire, les mythes et la géographie de la Sagamie sont présents. S'il est question de rivières, de fjords, de lacs, de forêts, de grands incendies, je suis intéressée. S'il est fait mention d'événements historiques, du mythe des bâtisseurs, des pratiques de la culture ilnue, je considère aussi l’ouvrage." Cynthia Harvey
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Johanne Lebel : Professeure Harvey, heureuse de converser avec vous sur ce que la littérature dit de nous, dit de notre manière de vivre le territoire. D’entrée de jeu, je vous inviterais à nous raconter le cheminement qui vous a menée à ce projet sur l’imaginaire du territoire dans la littérature du Saguenay-Lac-Saint-Jean.
Cynthia Harvey : Merci de l'invitation, et c’est un plaisir d’échanger sur ce projet qui était loin d'être évident au départ, puisque ma formation initiale est en littérature française du 19e siècle. J'ai fait ma thèse sur le poète et romancier Théophile Gautier (1811-1872), sous la direction d’Isabelle Daunais, professeure à l'Université Laval; thèse publiée trois ans plus tard, en 2007, sous le titre Théophile Gautier, romancier romantique aux Éditions Nota Bene.
À la suite de ma soutenance, j'ai eu la chance de trouver un poste à l'Université du Québec à Chicoutimi, où j'enseigne depuis la littérature française, mais aussi la littérature en lien avec la sociologie, la littérature jeunesse, et puis, plus récemment, la littérature québécoise de 1840 à 1960.
Le Saguenay-Lac-Saint-Jean, c'est la région d'origine de mes parents, mais je ne m'étais très peu intéressée à sa littérature, mon regard était tourné essentiellement vers la France, un peu colonisé peut-être. Puis, j'ai commencé à côtoyer les écrivains de la Sagamie – un terme forgé par des géographes de l’UQAC pour parler de ce territoire. Ils me donnaient leurs livres à lire, et peu à peu, je me suis intéressée à leur production.
Il y avait aussi une demande des gens de la région qui me disaient : « Il faudrait bien que quelqu’un s'intéresse à notre littérature et qu'elle soit enseignée. » Au baccalauréat en littératures françaises de l’UQAC, il n’y avait pas de cours sur cette matière. Je me suis donc portée volontaire pour le créer. Des journalistes de Radio-Canada de la région m’ont invitée à en parler à la radio. Ce cours, pourtant très niché, intéressait.
C'est donc, entre autres, en enseignant cette littérature que l'idée d'en faire un projet de recherche m'est venue. Un effet aussi de la pandémie, sans doute. Confiné sur place, on s’est mis à chercher la beauté autour de soi. J’ai pour ma part parcouru les sentiers du coin, et je me suis ancrée dans mon « sol » d'accueil. Et peu à peu, mon attachement pour ce territoire s’est approfondi.
J’ai d’abord déposé un projet auprès de l’UQAC, qui m'a bien soutenue. Et ensuite, j'ai fait une demande au CRSH pour un projet intitulé « Imaginaire du territoire de la littérature du Saguenay-Lac-Saint-Jean ». J'étais très fière d’avoir reçu cet autre soutien parce que jusqu'à maintenant, mes réalisations étaient essentiellement en littérature française du 19e siècle.
JL C'est intéressant ce concept d’imaginaire, on entre dans l'intimité. Dans votre projet, c’est de l’imaginaire collectif dont il est question?
CH : Oui, tout à fait. L’imaginaire collectif est un des concepts de base du projet. Il est très peu utilisé en littérature cependant. En fait, je l'emprunte au sociologue et historien Gérard Bouchard, professeur à l'UQAC qui en a fait le cœur de sa Chaire de recherche du Canada portant sur les imaginaires collectifs de l'Europe et des Amériques. Je l’ai pour ma part cadré dans un territoire particulier, et autour d’un champ d'investigation bien spécifique : la Sagamie et la littérature.
JL : Comment avez-vous délimité ce cadre?
CH : Il y a beaucoup d'écrivains dans la région, plus d'une centaine à travers le temps, en s’arrêtant aux auteur·trices les plus importants.
Pour déterminer mon corpus, j’ai choisi d’inclure les textes où l’histoire, les mythes et la géographie sont présents. S'il est question de rivières, de fjords, de lacs, de forêts, de grands incendies, je suis intéressée. S'il est fait mention d'événements historiques, du mythe des bâtisseurs, des pratiques de la culture ilnue, je considère aussi l’ouvrage.
Le critère n'est pas le lieu de naissance des écrivain·es. Prenons Élisabeth Vonarburg, une écrivaine de la région très connue, une Québécoise d’origine française. Elle fait dans la littérature imaginaire, dans la fantasy, la science-fiction. A priori, je ne la retiendrais pas. Mais son roman Voyageurs malgré eux où il est question d'un parc, qui a tout du parc des Laurentides devenu mythique sous sa plume, lui, m’intéresse.
JL : Un autre concept qui traverse votre approche est celui de repères symboliques, pouvez-vous nous en dire un peu plus?
CH : Les repères symboliques structurent l’identité collective. Ils agissent comme des références partagées, permettant aux individus de se situer dans un cadre culturel commun et de donner du sens à leur expérience collective. Par exemple, des figures historiques ou mythiques (Maria Chapdelaine), des événements marquants comme le Déluge, des récits fondateurs comme la rencontre de Jacques Cartier et de Donnacona qui parla du Saguenay comme d’un royaume, des symboles visuels et culturels comme la Petite maison blanche, etc. Les repères symboliques, c'est donc très vaste. Ça peut inclure des objets, des événements, des lieux, et même le cycle des saisons jusqu'à un certain point.
Prenons l’exemple de la fameuse maison blanche ayant résisté aux flots impétueux du déluge de 1996, une petite maison d'ouvriers très humble et qui, pourtant, a été la plus solide, alors que toutes celles aux alentours ont été complètement lessivées. Elle est depuis devenue le Musée de la Petite Maison Blanche, un symbole de la résilience des travailleurs, de la solidarité aussi. On la voit apparaitre dans les textes contemporains des écrivains que j'appelle postdiluviens. Dès 2017, dans le roman Borealium tremens, Mathieu Villeneuve débute son récit par le déluge, un déluge qui emporte des objets très anciens, comme un wigwam, rappelant l'occupation du territoire par les premiers habitants.
Les repères symboliques structurent l’identité collective. Ils agissent comme des références partagées, permettant aux individus de se situer dans un cadre culturel commun et de donner du sens à leur expérience collective.
JL : Si on revient à l’imaginaire du territoire, j’imagine qu’il doit être traversé par l’histoire des occupations humaines.
CH : En effet. Si on fait l’histoire parallèle du lieu et des écrits, je ferais d’abord mention d’une très longue période sans trace écrite. La transmission de la culture des premiers peuples, sur le territoire depuis des milliers d’années, se fait par l’oralité.
Le récit écrit le plus ancien est celui de Jacques Cartier, qui relate son échange avec Donnacona, qu'il aurait rencontré à Stadaconé. Le chef iroquoien évoquait la région en haut de la rivière Saguenay : le fjord qui s'ouvre, les flancs escarpés, la puissance du courant. Les richesses de cette région, aussi. On pouvait y trouver infini or et rubis, selon le témoignage de Jacques Cartier. C'est là que le mythe du royaume est né. Un royaume qui continue aujourd'hui de nourrir l'imaginaire collectif de la région : pensons au centre d'achat dénommé La place du royaume, au grand boulevard, au spectacle populaire qui roule depuis 30 ans, « La fabuleuse histoire du royaume ». Il y a même eu un artiste performateur, un collègue de l'UQAC, Denis Tremblay, qui s’en est proclamé roi.
Puis, il y a eu le commerce des pelleteries, de la fourrure, soit les premiers échanges soutenus entre les premiers explorateurs français et les autochtones.
La colonisation proprement dite de la région débute en 1838 avec l'initiative des 21 associés, venus de Charlevoix, où les terres intéressantes venaient à manquer. Plusieurs partaient aux États-Unis dans les manufactures, et pour contrer cet exode, on a ouvert cette région riche en bois. Les « bâtisseurs » ouvriront la première scierie, des femmes se joindront, des maisons se construiront, et des familles se formeront. L'industrie du bois débutait.
Comme pour le royaume, le mythe des bâtisseurs laisse ses traces dans l’imaginaire et dans la toponymie : école, musée, chemin. Il valorise la force physique, la résilience. Il fallait être très fort pour survivre à la rigueur de l'hiver, à l’appétit printanier des moustiques.
La littérature, proprement dite, émerge à la suite de cette colonisation, avec les œuvres de Damase Potvin (1879-1964) : Restons chez nous (1908), Plaisant pays de Saguenay (1931), Peter McLeod (1937). C’est l'époque du développement industriel de Chicoutimi.
Ensuite, de 1940 et jusqu'aux environs de 1996, la période d'avant le déluge, c’est un temps qui correspond à un fort développement économique pour la région, avec l'aéroport qui se met en place, le développement des scieries et de l'usine d’aluminium, l'Alcan, un des principaux moteurs économiques.
JL : Et pour Maria Chapdelaine, c’est le mythe du défricheur?
CH : Oui, on pourrait dire également le mythe de « ma cabane au Canada ». Écrit en 1912-1913, l’auteur de Maria Chapdelaine, Louis Hémon [1880-1913], un auteur breton, s’adressait d’abord à un lectorat français à qui il fait découvrir la rudesse et les charmes du pays. Il n’a passé que deux ans à Péribonka, mais il a fait largement connaître cette ville et toute la région au-delà des frontières du Québec.
JL : Ces mythes continuent de hanter la littérature?
CH : C’est mon hypothèse. Dans Borealium tremens, par exemple, lepersonnage David Gagnon (même patronyme qu’Eutrope Gagnon, voisin de Maria Chapdelaine) hérite d'une maison qui appartenait à son grand-oncle, une maison de bois brûlé. Sa compagne s’appelle Linah de Mirecap, anagramme de Maria Chapdelaine. Parfois, ce n’est que des allusions, mais c'est là.
Chez Kevin Lambert, on retrouve plutôt une déconstruction du mythe des bâtisseurs. Dans Querelle de Roberval, par exemple, on assiste à la grève des travailleurs syndiqués des scieries. Ce roman y parle d'une violence sous-jacente, rarement exprimée dans le mythe du bâtisseur.
Chez Kevin Lambert, on retrouve plutôt une déconstruction du mythe des bâtisseurs. Dans Querelle de Roberval, par exemple, on assiste à la grève des travailleurs syndiqués des scieries. Ce roman y parle d'une violence sous-jacente, rarement exprimée dans le mythe du bâtisseur.
JL : Je vous amène sur un autre territoire, celui de la géopoétique. C’est aussi une approche qui vous a inspirée?
CH : Ce projet est un peu transdisciplinaire. J’y convoque l’histoire, la sociologie, la philosophie, et bien sûr la géographie.
J'emprunte d’abord ce concept à l’écrivain Kenneth White [1936-2023]. Il n'était pas un régionaliste; il travaillait plutôt dans une perspective terrestre, très ouverte. Pour lui, la géopoétique était une approche de nomade intellectuel. On se promène, on emprunte à différentes approches selon les besoins de la recherche. La géopoétique, cousine ici la création littéraire.
Je l’emprunte aussi à Rachel Bouvet, de l'UQAM, qui le définit comme un « champ de recherche et de création transdisciplinaire dans lequel la géographie, la littérature, la philosophie et les arts interagissent dans le but de repenser le rapport sensible et intelligent à la Terre »1.
La chercheuse a pour sa part développé le concept pour servir l'analyse littéraire, pour en faire une approche qui invite à se décentrer du texte pour montrer à quel point la création est aussi produite par le monde qui la porte.
C'est une approche globale qui montre l'importance des échanges entre nous et la nature. On se laisse traverser par les paysages, et les paysages sont traversés par nous.
Il y a aussi derrière la géopoétique, cette idée d'habiter un territoire, empruntée au poète Friedrich Hölderlin [1770-1843] et au philosophe Martin Heidegger [1889-1976]. Ce sont des lectures qui m'ont beaucoup inspirée au moment de l'élaboration du projet, et ils « habitent » maintenant le cadre théorique.
Comme, je suis plutôt du côté de la littérature et de la sociologie, j’emprunte bien sûr à la sociocritique qui porte son attention sur les conditions de production d'un texte. En sociologie, on s'intéresse à l'écrivain, pas en tant qu'individu, mais en tant que représentant d'un certain groupe social, d'un réseau où circule des influences. Ça contraste avec les approches plus textualistes qui vont jusqu’à enlever le nom de l'auteur.
Comme, je suis plutôt du côté de la littérature et de la sociologie, j’emprunte bien sûr à la sociocritique qui porte son attention sur les conditions de production d'un texte.
JL : Pour conclure, je vous inviterais à revenir sur ce territoire entourant le Saguenay et le Lac Saint-Jean.
CH : Oui, c'est bien d’y revenir, car on pose souvent ses limites au territoire développé après 1843, et on fait encore trop souvent abstraction de l’époque où le territoire ne se laissait pas limité par les routes des bâtisseurs et les frontières administratives.
Les Ilnus du Pekuakami, le Lac-Saint-Jean, habitaient un vaste territoire, et c’est celui qui est exploré dans le roman Kukum, de Michel Jean.
L'héroïne du roman, la jeune Almanda décide de suivre dans la forêt son amoureux chasseur d’outardes. Elle rêve des grands espaces qu’il lui dépeint, les passes dangereuses, la rivière Péribonka que l'on remonte jusqu'au lac Manouane. Elle y découvre la vie qui s’y déploie, les animaux, le cycle des saisons.
Quand elle demande à son oncle ce qu'il y a de l'autre côté du lac, il lui répond qu’il n’y a rien. L'oncle habite dans une petite maison de bois au bord de l’eau et vit de l'agriculture. La nature, ce n’est rien, tant qu'on ne peut pas l'exploiter. Les bâtisseurs ont aussi repoussé la frontière de la forêt, rendant l’accès aux territoires ancestraux impossible dans le cas de la famille Siméon représentée dans Kukum.
C’est le grand mérite de l’auteur, selon moi, que de faire s'entrechoquer deux imaginaires, celui des Bâtisseurs qui érigent des maisons et des barrages, et celui des Premières nations qui habitent la nature, lui appartiennent, la respectent.
JL : Le territoire prend les limites de nos frontières mentales.
CH : Et c’est à une ouverture des frontières, au propre comme au figuré, que peut aussi contribuer la littérature. Les écrivain·es qui intègrent la Sagamie dans leurs récits font entrer son territoire dans les imaginaires, prêt à être partagé.
Et c’est à une ouverture des frontières, au propre comme au figuré, que peut aussi contribuer la littérature. Les écrivain·es qui intègrent la Sagamie dans leurs récits font entrer son territoire dans les imaginaires, prêt à être partagé.
- 1
Rachel Bouvet, « Pour une approche géopoétique de l’espace romanesque », Littérature et géographie, Québec, P.U.Q., p.93.
- Cynthia Harvey
Université du Québec à Chicoutimi
Cynthia Harvey est professeure de littérature française et québécoise à l’Université du Québec à Chicoutimi depuis 2005. Elle a publié Théophile Gautier, romancier romantique aux éditions Nota Bene (2007) et a contribué à différents numéros de revues québécoises et françaises. Son dernier livre, publié aux éditions Nota Bene, s’intitule Portrait du romancier en Bouddha. Balzac, Flaubert, Zola (2019). Ses recherches les plus récentes portent sur la littérature du Saguenay-Lac-Saint-Jean et sur la pédagogie de la littérature française du 19e siècle. Elle est présidente de l’association des Écrivain.e.s de la Sagamie et vice-présidente de l’Association Canadienne d’Études Francophones sur le XIXe siècle.
https://www.uqac.ca/dall/
http://www.uqac.ca/portfolio/cynthiaharvey/
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