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Au moment d’écrire ces lignes, les élections fédérales ne sont pas déclenchées. Nul doute que leur résultat changera la donne, peu importe le gouvernement qui sera mis en place. Car la nouvelle situation géopolitique du Canada bouleverse la vie des citoyennes et des citoyens, mais aussi celle de ses décideurs.

Sophie Montreuil et Martin Maltais, respectivement directrice générale et président de l'Acfas / Crédits photos : Hombeline Dumas

La communauté scientifique canadienne est inquiète. Voyant ce qui se passe aux États-Unis, elle se demande quel sera son avenir. Fera-t-on taire les chercheuses et les chercheurs qui œuvrent au sein des ministères et organismes? Ça s’est produit une fois, il n’est pas impossible que l’histoire se répète. Réduira-t-on les budgets alloués à la recherche, alors que ceux-ci n’atteignent même pas 3 % du PIB en vertu du seuil établi par l’OCDE1? Modifiera-t-on le partage de l’enveloppe entre les trois conseils subventionnaires, sachant qu’au 31 mars 2024, seulement 20 % des fonds allaient à la famille des sciences humaines et sociales2? La recherche dite orientée sera-t-elle privilégiée dans les programmes et l’octroi des financements, au détriment de la recherche fondamentale? 

L’inquiétude quant aux réponses qui seront données à ces questions varie selon qu’on envisage un gouvernement libéral ou conservateur. Il y a par ailleurs un travers dans le système fédéral de soutien à la recherche, et ce, même avec les libéraux au pouvoir depuis 10 ans : le manque de soutien accordé à la recherche qui s’effectue en français au Canada et le manque de considération à l’égard des personnes qui tentent, souvent à bout de bras, de faire exister cette recherche. Car les conditions d’exercice de la recherche en français, surtout en francophonie minoritaire, ne ressemblent en rien à celles dont bénéficie la recherche en anglais. 

La communauté scientifique canadienne est inquiète. Voyant ce qui se passe aux États-Unis, elle se demande quel sera son avenir. Fera-t-on taire les chercheuses et les chercheurs qui œuvrent au sein des ministères et organismes? 

Rappelons quelques chiffres et quelques faits, issus d’un rapport publié par l’Acfas en juin 2021, qui met en évidence que la place du français est en déclin presque partout dans le système de la recherche au Canada3, tant du point de vue de la diffusion que du financement de la recherche :  

  • Les chercheur·se·s d'expression française représentent 21 % de la communauté de la recherche canadienne. Or, seules de 5 % à 12 % des demandes qui parviennent aux conseils subventionnaires fédéraux sont rédigées en français. Pourquoi? Entre autres parce que les chercheuses et les chercheurs craignent qu’une demande soumise en français soit mal comprise, et donc mal notée, par des évaluateurs dont la maîtrise de la langue française est approximative.
  • Les revues savantes en anglais constituent la très forte majorité (au-delà de 90 % depuis 2005) de l’ensemble des revues créées au pays. Très peu de nouvelles revues bilingues ont vu le jour, et encore moins en langue française. En fait, les revues en français ne représentent qu’environ 8 % des revues créées au Canada depuis les années 1960.   
  • La place dominante de l’anglais comme langue des sciences et de la recherche crée des effets pervers et exerce une pression sur la communauté universitaire, notamment sur celle d’expression française évoluant en contexte minoritaire: blocages institutionnels, incapacité d’accès à des assistant·e·s de recherche ou auxiliaires d’enseignement francophones, impossibilité de soumettre des demandes de financement en français, charge d’enseignement plus importante que dans les universités québécoises. Lorsqu’il s’agit de diffuser les résultats de recherche, cette communauté fait également face à des entraves et à un manque de reconnaissance à l’égard des lieux de diffusion francophones4.

Après la parution de ce rapport, et forte des données et des constats qu’il recèle, l’Acfas a déposé pas moins de sept mémoires sur le sujet auprès de diverses instances fédérales, en faisant toujours valoir des recommandations et des pistes de solutions concrètes. D’autres organisations ont emboîté le pas, comme l’Association des collèges et universités de la francophonie canadienne et le Réseau de l’Université du Québec, notamment en réponse à la volonté de refonte du système de soutien à la recherche annoncée par le gouvernement fédéral à l’automne 2022. Après à peine deux mois de consultation, ce qu’il est convenu d’appeler le Comité Bouchard a fait paraître son rapport, en mars 2023. Sur les 21 recommandations proposées, une seule concerne le français, et c’est la dernière, une position guère enviable et qui en dit long sur l’intérêt du comité à l’égard des problèmes dont il a été informé. La 21e recommandation embrasse large, certes, mais elle n’avance rien de tangible, se bornant à énoncer des évidences connues et documentées.

Il y a par ailleurs un travers dans le système fédéral de soutien à la recherche [...] : le manque de soutien accordé à la recherche qui s’effectue en français au Canada et le manque de considération à l’égard des personnes qui tentent, souvent à bout de bras, de faire exister cette recherche.

Alors que le Comité Bouchard mène ses travaux, le Comité permanent de la science et de la recherche se saisit, en parallèle, de la question des sciences en français : il lance une étude sur la recherche et la publication scientifique en français au Québec et dans le reste du Canada. Le rapport du Comité est rendu public le 15 juin 2023. Il comprend 17 recommandations, incluant des fonds dédiés, de nouvelles modalités d’évaluation pour les demandes de financement et la création d’un comité spécial sous l’égide de la Conseillère scientifique du Canada. S’il avait voulu remédier à l’iniquité vécue par la communauté de recherche francophone, le gouvernement fédéral avait tout en main pour le faire. Or, que fait-il? Sous la plume du ministre François-Philippe Champagne, il répond officiellement au rapport le 16 octobre 2023, dans une lettre de 22 pages dont la lecture est désolante. On nous dit, somme toute, que tout va bien : les conseils subventionnaires ont apporté des changements à leurs façons de faire, la nouvelle Loi sur les langues officielles, sanctionnée le 20 juin 2023, comporte des mesures positives inédites en faveur des sciences en français et, avec le nouveau Plan d’action sur les langues officielles 2023-2028 (PALO), paru en avril 2023, le gouvernement appuiera des « investissements stratégiques au cours des cinq prochaines années »5

Ce que la réponse ne dit pas, c’est que, d’une part, le PALO comprend, oui, une enveloppe inédite vouée au soutien et à la promotion des sciences en français dans son budget quinquennal, mais que celle-ci n’est que de 8,5 M $ sur cinq ans – ce qui signifie 1,7 M $ par année, une somme dérisoire compte tenu de l’ampleur des problèmes (rappelons que le budget total des trois conseils était de 3,1 milliards de dollars au 31 mars 2024). Cette enveloppe, d’autre part, a été constituée à l’initiative de Patrimoine canadien, et non par les instances responsables de financer la recherche, notamment le CRSH et le CRSNG, sous la responsabilité directe du Ministre Champagne. Que l’on nous comprenne bien : Patrimoine canadien a entendu les enjeux et les solutions qui ont été portés à sa connaissance, et il les a fait siens. L’Acfas lui en est et lui en sera toujours reconnaissante, mais il n'en demeure pas moins que ce n’est pas qu’à ce Ministère de pallier ce que les autres balaient du revers de la main. 

L’histoire ne s’arrête pas là. 

En juin 2024, à la surprise du milieu scientifique et à l’approche des vacances estivales, les trois conseils subventionnaires lancent une consultation sur la création « d’une nouvelle organisation-cadre de financement de la recherche au sein de laquelle les organismes subventionnaires continueront d’exister et d’appuyer l’excellence de la recherche impulsée par les chercheuses et les chercheurs, tout en contribuant activement à l’orientation collective et stratégique de la nouvelle organisation ». Les organismes et les individus intéressés par le sujet sont invités à répondre à neuf questions, en s’assurant de consulter leur communauté, et à faire parvenir leurs réponses aux présidents des trois conseils au plus tard le 17 juillet. Comme d’autres, l’Acfas se soumet à l’exigence de l’exercice : nous sondons nos membres et nous réussissons à respecter l’échéance improbable du 17 juillet, forts de l’espoir de nourrir, encore une fois, la compréhension des difficultés vécues par notre communauté. Le rapport issu de la consultation, intitulé Ce que nous avons entendu, paraît le 16 octobre dernier. C’est la consternation. Sur un total de 10 034 mots, 184 seulement6, et à la toute fin du document, sont consacrés à la dure réalité des sciences et de la recherche en français – laquelle concerne, rappelons-le, près de 65 000 chercheuses et chercheurs francophones dans notre pays, et l’une des deux identités constitutives de notre nation. Là encore, l’énoncé embrasse large : prédominance de l’anglais, manque de visibilité et de reconnaissance, critères d’évaluation et composition des comités, etc.

Sur un total de 10 034 mots, 184 seulement, et à la toute fin du document, sont consacrés à la dure réalité des sciences et de la recherche en français – laquelle concerne, rappelons-le, près de 65 000 chercheuses et chercheurs francophones dans notre pays, et l’une des deux identités constitutives de notre nation.

Quelques semaines plus tard, après avoir obtenu son mandat officiel en septembre, le Comité permanent de la science et de la recherche amorce des travaux sur la mission, le mandat, la fonction, la structure et le financement de ladite « organisation-cadre ». On accorde huit petites heures aux consultations, probablement afin que le rapport puisse paraître avant l’Énoncé économique attendu en novembre, dont on savait, par le mandat octroyé aux trois conseils sur la consultation de l’été 2024, qu’il devait comporter une annonce sur l’organisation-cadre7. Avec la prorogation du Parlement, le 6 janvier dernier, les travaux du Comité sont suspendus. Sur le site du Comité, on apprend que « en pratique, au moment d’une prorogation ou d’une dissolution, tous les travaux des comités cessent et les ordres de renvoi ainsi que les études de comités tombent ». Force est de comprendre que les mémoires et les témoignages deviendront fort probablement lettres mortes.

Que nous réserve la suite? Si l’on se fie au manque d’intérêt des députés membres du Comité quant à la situation de la recherche en français au Canada, rien de bon. Heureuse élue appelée à témoigner lors des travaux, l’Acfas livre, le 7 novembre, un témoignage simple : la création de l’organisation cadre est assujettie aux mesures positives découlant de la nouvelle Loi sur les langues officielles8. Nous rappelons ceci 

Depuis deux ans, beaucoup de travaux ont été effectués par le gouvernement du Canada sur la question des sciences en français. Tout est documenté. Les besoins sont là, et les solutions existent. Ce qu'il faut éviter, dans la création de l'organisation-cadre, c'est de recommencer à zéro. Les consultations ont été faites, et les solutions existent. Il y a maintenant l'obligation, en vertu de la partie VII de la Loi sur les langues officielles, de demander à tous les ministères et organismes d'adopter des mesures positives, proactives, quand vient la création d'un nouvel organisme comme l'organisation-cadre.

Ce qu'on dit, c'est que le gouvernement crée l'organisme au bon moment, alors que cela fait au moins deux ans qu'il y a des consultations sur le sujet, et ce, dans tous ses aspects, entre autres, le financement et la publication.

Le travail est fait. Il n'y a donc aucune excuse.

Aucune question n’est soulevée par les députés de langue anglaise eu égard à cet état de fait, aucun complément d’information n’est demandé. Dans son témoignage, l’Acfas rappelle en outre la constitution par Patrimoine Canadien, le 22 octobre dernier – soit six jours après la publication du rapport Ce que nous avons entendu – d’un groupe consultatif externe sur la création et la diffusion d’information scientifique en français. On lit dans le communiqué que « depuis de nombreuses années, les chercheurs et chercheuses francophones doivent faire face à plusieurs obstacles majeurs : la fragilité des infrastructures de recherche francophone, le manque de ressources adaptées et la prédominance de l’anglais dans la diffusion des connaissances scientifiques ». C’est la raison pour laquelle « le gouvernement du Canada s’engage à améliorer les conditions de production et de diffusion de la recherche scientifique en français au pays ». Le groupe consultatif a rapidement commencé ses travaux, en vue du dépôt de son rapport officiel en mars 20269. L’Acfas a reçu la confirmation qu’elle sera appelée à témoigner.

Qui peut prédire ce que sera le Canada dans un an? Les élections ne sont pas annoncées, les plateformes électorales ne sont pas publiques, les décrets en provenance du président des États-Unis pleuvent et mettent à mal, à bien des égards, la communauté scientifique, affirmant notamment que la langue officielle des États-Unis serait désormais l’anglais, une première depuis la création du pays. Peu importe quel parti sera porté au pouvoir par la population canadienne au cours des prochains mois, un fait demeure : notre pays a besoin des chercheuses et des chercheurs pour assurer l’accroissement du bien-être des contribuables canadiens, autant qu’il a besoin de renforcer l’avancement des connaissances pour sa prospérité économique. Le Canada a l’avantage de bénéficier de deux communautés de recherche, l’une anglophone, l’autre francophone. Sur l’échiquier international, alors que les collaborations entre les scientifiques de partout sur la planète n’ont jamais été aussi nécessaires et vitales pour remédier aux grands défis sociétaux, le Canada peut jouer un rôle actif sur deux fronts et, conséquemment, faire valoir une contribution canadienne inédite à l’avancement des connaissances et à la diplomatie, notamment scientifique. Pour ce faire, le gouvernement canadien doit toutefois, maintenant plus que jamais, lever les entraves qui restreignent l’une des deux communautés qui forment sa force de frappe. Et il possède les données et les solutions pour respecter les obligations qui sont les siennes en matière de langues officielles et d’identité.

[...] notre pays a besoin des chercheuses et des chercheurs pour assurer l’accroissement du bien-être des contribuables canadiens, autant qu’il a besoin de renforcer l’avancement des connaissances pour sa prospérité économique.

[Cet éditorial a d'abord été publié au sein de la première série éditoriale francophone du CSPC, intitulée Défis et opportunités : La recherche et la publication scientifique en français au Canada, soulignant le rôle du français comme langue de recherche au Canada.]

  • 1

    Voir le tableau à cette adresse, page 11.

  • 2

    En date du 31 mars 2024, les dépenses en recherche du gouvernement canadien étaient partagées ainsi : 658,5 millions pour le CRSH; 1,26 milliard pour les IRSC et 1,38 milliard pour le CRSNG. Ces montants incluent les subventions et les bourses. Ils sont tirés des rapports annuels des trois conseils.

  • 3

    On peut lire le sommaire du rapport à cette adresse. Toutes les données de cette section en sont tirées. Voir aussi l’infographie afférente au rapport.

  • 4

    Olivier Bégin-Caouette, Cathia Papi et Eya Benhassine tirent des conclusions semblables sur la communauté de recherche québécoise dans l’article « La recherche en français au cœur des dynamiques de concurrence internationale : la perspective des chercheurs québécois » paru dans la revue Enjeux et société.

  • 5

    Dans sa lettre, le Ministre reconnaît par ailleurs l’existence du nouveau Service d’aide à la recherche en français (SARF) lancé par l’Acfas en mai 2023 et écrit que « le gouvernement est déterminé à explorer le rôle futur du SARF et de l’Acfas en tant que partenaires importants du système fédéral de soutien à la recherche » (p. 11-12). À l’heure actuelle, l’équipe du SARF a tissé des liens solides avec le CRSH et les IRSC. Jusqu’à maintenant, le seul financement obtenu par l’Acfas pour le SARF est en provenance de Patrimoine canadien, et non des deux ministères responsables des conseils subventionnaires.

  • 6

    Ce chiffre représente 1,8 % de l’ensemble des constats formulés par les trois conseils subventionnaires.

  • 7

    « Le gouvernement s’est engagé à partager davantage de détails sur la création de la nouvelle organisation dans l’Énoncé économique de l’automne 2024. »

  • 8

    On peut lire le texte de la Loi à cette adresse. La mesure positive en faveur des sciences en français est à l’article 41.6.c.iv.

  • 9

    Le comité consultatif a lancé récemment une consultation en ligne, en vigueur jusqu’au 11 mai prochain. 


  • Sophie Montreuil et Martin Maltais
    Acfas

    Sophie Montreuil, directrice générale de l’Acfas 

    Sophie Montreuil est détentrice d’une maîtrise de l’Université de Montréal et d’un doctorat et postdoctorat de l’Université McGill. Elle est directrice générale de l’Acfas depuis décembre 2019, après avoir été directrice de la recherche, puis cadre supérieure à Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Elle a été ou est toujours membre de plusieurs conseils d’administration et a présidé celui du Cégep du Vieux-Montréal pendant six ans. Elle a codirigé des collectifs, dont Faire connaissance : 100 ans de sciences en français, paru 2023 aux Éditions Cardinal pour les 100 ans de l’Acfas. Elle a été décorée, en 2023, du grade de Chevalier dans l’Ordre des Palmes académiques françaises et, en 2024, est devenue mentore pour la Fondation Trudeau. En 2025, elle a été nommée membre de l’Office québécois pour la langue française et présidente de son Comité de suivi de la situation linguistique.

    Martin Maltais, président de l'Acfas

    Martin Maltais est professeur en financement et politiques d'éducation au campus de Lévis de l'Université du Québec à Rimouski. Nommé pour un mandat de deux ans, il est président de l’Acfas depuis le 14 mars 2024. Gestionnaire de proximité, il a été conseiller de quatre ministres issus de trois gouvernements différents et directeur adjoint pour deux d'entre eux. Au sein du gouvernement du Québec, il a principalement eu la responsabilité de l'enseignement supérieur, de la recherche, de la science et de la technologie. Le ministre de la Défense du gouvernement du Canada l'a nommé à la Commission d'examen des collèges militaires du Canada jusqu’en janvier 2025. Auteur de plusieurs articles, rapports et communications en lien avec les politiques et le financement de l’éducation, de l’enseignement supérieur, de la formation à distance et de la recherche scientifique, il est un acteur clé de l’élaboration des politiques d’enseignement supérieur et du numérique au Canada et membre du comité aviseur du rapport d’investigation sur la liberté académique dans l’Union européenne.


     

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