La création d’un jeu vidéo résulte d’une collaboration soutenue entre de nombreux corps de métier. On évoque souvent les programmeurs, qui écrivent le code informatique des jeux; les artistes, qui réalisent les graphismes en 2D ou 3D; et les designers de jeu, qui mettent au point les règles et l’expérience de jeu, mais aussi l’histoire, la progression ou les récompenses. Cela représente des milliers d’emplois : on parle de plus de 30 000 personnes au Canada, par exemple, dont la moitié environ au Québec. Il y a donc fort à parier que vous connaissiez quelqu’un travaillant dans ce secteur.
Pourtant, cet univers est entouré d’une aura de mystère : il n’est pas facile pour les scientifiques, les joueur·euses et le grand public de savoir ce qui se passe concrètement derrière les portes des studios qui créent nos titres préférés. Cette opacité des entreprises concernées s’explique par les sommes colossales liées à cette activité. Il s’avère donc vital pour ces studios de contrôler la mise en marché de leurs jeux et d’en conserver la propriété intellectuelle dans un secteur où la compétition est intense. En effet, plusieurs centaines de nouveaux jeux vidéo sont offerts chaque semaine!
Dans ce contexte, les studios n’ouvrent pas leurs portes au premier projet de recherche venu. De plus, il n’est pas si facile pour des chercheur·euses de comprendre ce qui se déroule pendant la production d’un jeu vidéo tant les expertises sont pointues, le jargon omniprésent, et les messages implicites difficiles à saisir. Pourtant, se plonger dans ce monde est crucial si l’on veut mieux comprendre les dynamiques de création et d’innovation, et contribuer à améliorer les pratiques de conception.
[...] se plonger dans [l]e monde [des jeux vidéo] est crucial si l’on veut mieux comprendre les dynamiques de création et d’innovation, et contribuer à améliorer les pratiques de conception.
De l’importance des réseaux de collaboration
Il existe de plus en plus de formations menant aux divers métiers axés sur le jeu vidéo, notamment à l’université. Si on m’avait dit en France, il y a 20 ans, que je deviendrais professeure de jeux vidéo, je ne l’aurais pas cru. À l’époque, je m’étais orientée vers un baccalauréat en cinéma, car je rêvais de devenir monteuse. Cependant, un stage dans un petit studio de jeux dans le sud-ouest de la France a changé ma trajectoire en me faisant découvrir l’industrie vidéoludique. J’ai alors appris qu’il existait des formations dans ce domaine et j’ai décidé d’émigrer au Canada, où j’ai décroché un diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) en design de jeux vidéo à l’Université de Montréal, en 2010. Par la suite, j’ai poursuivi avec une maîtrise en design, puis un doctorat en aménagement. Ma thèse s’intitulait Le pragmatisme comme épistémologie pour le design de jeux : enquête sur la créativité et le processus de design. Peu à peu, plusieurs programmes de baccalauréat et de maîtrise en création de jeux vidéo ont vu le jour. En 2018, j’ai obtenu un poste de professeure à l’École des arts numériques, de l’animation et du design de l’Université du Québec à Chicoutimi (NAD-UQAC).
Ce parcours m’a propulsée dans un réseau qui me donne aujourd’hui accès aux studios de jeux vidéo. Je suis comme une petite souris qui se faufile en coulisses pour mieux comprendre comment on fabrique les jeux! Avec mon équipe de recherche, nous avons réalisé des études de cas en utilisant des méthodes ethnographiques (observations, entrevues, etc.). Durant des périodes allant de quelques semaines à plusieurs mois, nous avons pu observer les pratiques de création au cœur des studios.
Nous savions déjà que réaliser des jeux vidéo est un défi, et que beaucoup de projets sont abandonnés en cours de route. Notre hypothèse était que l’une des difficultés serait la communication entre les différents corps de métiers, qui doivent idéalement travailler de façon transdisciplinaire et non en silo. Nous avons constaté que certains processus de travail encouragent plutôt un fonctionnement par spécialité et très hiérarchique : les artistes, programmeurs et designers travaillent séparément et ne communiquent qu’avec leurs dirigeant·es. Nous avons par contre observé des formes de collaboration axées sur le développement de l’équipe de façon transdisciplinaire à travers des valeurs et des processus communs, comme le travail en « cellule » composée d’un·e artiste, d’un·e designer et d’un·e programmeur. Résultat : les individus ont davantage confiance dans leurs compétences tout en comprenant mieux celles des autres, dans l’espoir que cela améliore le jeu en retour.
Inclusion et diversité au sein d’un projet de recherche-création
Travailler sur les processus de design et la créativité conduit à remettre en perspective certaines idées reçues sur les équipes à l’œuvre derrière la création de jeux. Les recherches actuelles s’efforcent de déconstruire le mythe du génie solitaire, qui, isolé dans son coin, produit des idées brillantes qu’il ne reste plus qu’à appliquer.
Mes travaux soutiennent la théorie que la créativité naît de la collaboration. Même si les designers proposent de nombreuses idées, ils doivent les modifier, les améliorer et les affiner tout au long du processus de création du jeu, grâce entre autres aux apports des autres corps de métier. Par exemple, simuler un fluide pour représenter une étendue d’eau peut être trop complexe sur le plan de la programmation, mais les artistes réussissent à habiller la scène avec des plans qui ressemblent à de l’eau et suffisent à donner l’effet souhaité par les designers. La véritable « idée géniale » provient souvent de la synergie entre les différents rôles et de la capacité à travailler ensemble pour surmonter les défis techniques et créatifs.
Mes travaux soutiennent la théorie que la créativité naît de la collaboration. [...] La véritable idée géniale provient souvent de la synergie entre les différents rôles et de la capacité à travailler ensemble pour surmonter les défis techniques et créatifs.
Je dirige actuellement un projet de recherche-création sur le plaisir féminin : un jeu vidéo d’exploration du corps à partir de mes propres expériences. Les points de vue féminins sont trop souvent sous-représentés dans les jeux vidéo. Intitulé CLTRS, le jeu est gratuit et devrait être offert en mai 2025 (https://laulgame.itch.io/cltrs). L’objectif de la recherche est d’analyser le processus de conception pour mieux comprendre comment se forment les idées, et surtout, comment elles sont retravaillées : quels points de vue ou expériences sont valorisés? Mon équipe est composée de personnes étudiant au premier ou au second cycle, qui ont régulièrement contribué à transformer à la fois la direction créative et la dimension artistique du jeu. Cela peut se voir dans ces deux images de l’évolution du jeu, où l’on passe d’un environnement coloré et surréaliste jugé trop enfantin et peu adapté au sujet (Figure 1) à un boudoir plus réaliste et raffiné (Figure 2).
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Déconstruire ainsi la vision de la création de jeux implique des aspects d’inclusion et de diversité, et les études soulignent qu’il faut valoriser les idées et expériences plus diverses pour en arriver à plus de créativité. Les processus de création dans ce domaine sont souvent vus comme mettant de l’avant une expérience qui serait « universelle », mais ils portent encore essentiellement sur des valeurs dites androcentrées. Même en tant que designer de jeu, j’ai tendance à reproduire ces façons de faire sans m’en rendre compte. Pour pallier cet obstacle, je collabore avec des étudiant·es et des membres de l’industrie à la conception d’un jeu féministe où se retrouvent moins de symboles phalliques, plus de courbes, moins de difficultés, plus de poésie et de métaphores… Nous suivons un procédé dit de « design métaphorique », lequel a souvent été rejeté dans la recherche sur le processus de création de jeux vidéo, mais qui se révèle central pour mon projet. Expliquer une chose en la comparant à une autre de façon implicite est très courant dans le processus de création et mérite d’être explicité dans la recherche sur les jeux vidéo. Dans le jeu CLTRS, je compare ainsi le plaisir féminin à un saut dans le vide qui permet de rebondir dans les airs, ou à une glissade effrénée à travers des tunnels enchantés.
Déconstruire ainsi la vision de la création de jeux implique des aspects d’inclusion et de diversité, et les études soulignent qu’il faut valoriser les idées et expériences plus diverses pour en arriver à plus de créativité.
L’IA comme nouvel outil?
L’arrivée des IA génératives préoccupe actuellement le monde du jeu vidéo : les artistes et les designers s’inquiètent du fait que toute l’idéation serait désormais réalisée sans les consulter. La rumeur dit que les IA remplaceront les équipes de création et que les jeux seront créés en soumettant quelques requêtes bien ficelées…
Ma pratique a tendance à infirmer ces opinions. Dans le cadre de mes travaux, j’ai accès à des outils d’IA générative d’image et de texte pour m’appuyer dans la création de jeux. Pour l’instant, j’observe que l’outil le plus utile est celui qui permet aux programmeurs de développer leur code plus facilement. Mais l’IA ne peut pas apprendre à penser l’architecture générale d’un projet, ni fournir l’intuition pour trouver l’origine des bogues. Cela vient avec l’expérience!
Comme designer, j’utilise les logiciels de création d’images lorsque j’ai du mal à dessiner un objet et que je ne trouve pas d’images réelles de celui-ci (par exemple, un tube fait de fins câbles entrelacés avec des vignes). Avec cette image générée artificiellement, l’artiste réalisera souvent un dessin plus précis, puis modélisera l’objet en 3D.
L’IA ou les solutions technologiques en général ne font pas de miracles. Et surtout, ces outils n’ont pas d’intentions : diriger un projet pour qu’il ait du sens demeure une entreprise fondamentalement humaine. Les jeux vidéo expriment un point de vue sur notre monde; ils font vivre une expérience particulière aux joueur·euses, et le récit doit être cohérent et touchant.
[...] diriger un projet pour qu’il ait du sens demeure une entreprise fondamentalement humaine. Les jeux vidéo expriment un point de vue sur notre monde; ils font vivre une expérience particulière aux joueur·euses, et le récit doit être cohérent et touchant.
Cependant, mes recherches démontrent que les moyens ont un impact sur les fins : nos buts changent selon les explorations que nous réalisons grâce aux outils. Si je découvre qu’un logiciel m’aide à obtenir facilement un effet de flammes, il se peut que cela m’inspire et que je conçoive un projet où l’on joue (littéralement) avec le feu. Il est important de s’intéresser à l’IA et de développer une pensée ouverte, mais critique, sur son insertion dans différents secteurs créatifs. Parfois, l’IA peut produire des images aberrantes, mais inspirantes. Au contraire, certains sujets sont parfois limités : par exemple, j’ai eu beaucoup de difficulté à utiliser l’IA pour générer des textes ou des images du clitoris pour le jeu CLTRS, car ce sujet est encore tabou dans notre société est souvent censuré par les logiciels. Le fait que cet outil d’IA reflète notre malaise face à la sexualité féminine a renforcé ma conviction que je devais réaliser un jeu sur ce sujet!
Jeux et citoyenneté culturelle
La création de jeux vidéo est un processus complexe et collaboratif qui implique de nombreux corps de métier. Bien que les IA génératives fournissent des outils puissants et innovants, elles doivent être vues comme des compléments aux compétences humaines. Elles permettent d'explorer de nouvelles idées et d'enrichir les expériences vidéoludiques, mais les humains restent les garants des valeurs et des intentions créatrices. La collaboration et la diversité des perspectives sont essentielles pour surmonter les défis techniques et créatifs, et pour produire des jeux qui reflètent profondément nos enjeux de société actuels.
Enfin, mes recherches soulèvent des questionnements concernant la citoyenneté culturelle, c’est-à-dire la possibilité d’avoir accès à la culture et d’y participer, et ce, quels que soient notre âge, notre genre, notre niveau d’éducation ou le lieu où l’on se trouve. Je tiendrai un colloque au 92e Congrès de l’Acfas avec ma collègue Julie Bérubé (professeure titulaire à l’UQO), intitulé Culture, régions et créativité numérique. Nous nous demanderons, par exemple, si certains secteurs culturels liés à la créativité numérique, tels que le jeu vidéo, peuvent nous inspirer pour le déploiement de la culture dans les régions, et si les dispositifs numériques peuvent aider à dépasser certaines limites rencontrées par les créateur·trices des zones les plus éloignées, afin que tout le monde puisse participer à la culture.
Références
Chiapello, Laureline. 2021. "Creativity paradigms and game design research: a transdisciplinary approach." The journal of Creative Behavior Published Online (Early access : https://doi.org/10.1002/jocb.520): 1-13.
---. 2024. "Experience, Rationality, Situation and Fallibilism: Establishing a Feminist Pragmatist Epistemology in Game Studies." Games and Culture 19 (7): 897-915. https://doi.org/10.1177/15554120231186265. https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/15554120231186265.
Cox, Angela R. 2018. "Women by Women: A Gender Analysis of Sierra Titles by Women Designers." In Feminism in play, edited by Kishonna L Gray, Gerald Voorhees and Emma Vossen, 21-35. Cham, Switzerland: Springer.
Glăveanu, Vlad Petre. 2010. "Paradigms in the study of creativity: Introducing the perspective of cultural psychology." New ideas in psychology 28 (1): 79-93.
Harvey, Alison, and Tamara Shepherd. 2017. "When passion isn’t enough: gender, affect and credibility in digital games design." International Journal of Cultural Studies 20 (5): 492-508. https://doi.org/10.1177/1367877916636140. https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/1367877916636140.
Nordicity. 2024. Essential Facts About The Canadian Video Game Industry. Entertainment Software Association of Canada. http://theesa.ca/wp-content/uploads/2014/11/ESAC-Essential-Facts-2014.pdf.
- Laureline Chiapello
Université du Québec à Chicoutimi
Laureline Chiapello est professeure agrégée en design de jeu à l’École des arts numériques, de l’animation et du design de l’Université du Québec à Chicoutimi (NAD-UQAC). Elle est titulaire de l’axe Créativité numérique de la Chaire en économie créative et mieux-être du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC). Depuis 2010, elle enseigne la création de jeux vidéo et mène des recherches sur l’industrie vidéoludique au Québec. Dans ses travaux, elle collabore avec des designers issus de l’industrie ainsi qu’avec des personnes étudiantes de tous les cycles universitaires, s’efforçant de valoriser la richesse des savoirs pratiques. Adoptant une approche pragmatiste, ses recherches visent à mieux comprendre les processus créatifs et à améliorer l’enseignement du design. Dans ses jeux, elle aime particulièrement raconter des histoires, aborder des sujets féministes, et surprendre son public. Elle supervise plusieurs projets de recherche-création, incluant le jeu CLTRS, centré sur le clitoris et le plaisir féminin.
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