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Dominic Arsenault, Université de Montréal

Comment les jeux vidéo racontent-ils une histoire? Cette question se trouve à la base de toute recherche narratologique visant à comprendre le processus de création d’un jeu vidéo. Et si elle semble banale, n’oubliez pas que le terme « jeu » n’est pas neutre, et implique que le caractère ludique soit central à la démarche scénaristique. Cela mène la conception de jeux (le game design) à la « tyrannie du divertissement ». Toute nouvelle idée de jeu est ainsi confrontée à l’ultime question : « …mais est-ce amusant? » La recherche en narratologie tend à nuancer cette vision en dévoilant le potentiel pluriel de chaque histoire racontée dans un jeu vidéo.

Il faut d’abord chasser l’impression d’homogénéité et de stabilité découlant de l’étiquette « jeu vidéo ». Ce monde, tel la Pangée, constitue un supercontinent formé de sous-ensembles appelés à s’individualiser. Certains jeux vidéo ressemblent à des jeux (de table, de société, de ballon, de compétition sportive, etc.), mais d’autres à des films, des romans, des courses à obstacles. En fait, le mot « jeu » ne convient plus tellement quand on cherche à décrire ces expériences audiovisuelles interactives, qui peuvent être narratives, poétiques, dramatiques, etc. Les manières de raconter sont nombreuses, et le travail de scénarisation dans ce domaine est difficile à circonscrire. 

Structures, interprétations et mécaniques narratives

Plusieurs recherches en narratologie vidéoludique ont planché sur les structures de récits interactifs. On y trouve, de manière classique, deux figures : l’arborescence, où le récit offre des points décisionnels qui nous font emprunter une branche ou une autre pour progresser à travers l’histoire, et le graphe, où l’on navigue d’un endroit à un autre pour vivre un épisode du récit à chaque lieu visité. Or, ces structures simples ne peuvent suffire à soutenir les récits interactifs complexes de jeux tels que Baldur’s Gate 3 (Larian Studios, 2023), la plus ambitieuse des adaptations vidéoludiques récentes du jeu de rôles Donjons et Dragons (Gary Gygax & Dave Arneson, 1974). D&D fait appel à l’esprit et à l’agilité intellectuelle de personnes qui, assises autour d’une table, décrivent les actions de leurs personnages et improvisent collectivement une histoire campée dans un monde imaginaire. Baldur’s Gate 3 s’approche de cette complexité narrative en multipliant les répercussions des décisions des joueur·euses sur des dizaines d’intrigues, qui progressent en parallèle dans cette aventure couvrant plus de 100 heures de jeu. Terminée, l’arborescence nous mène à des branches distinctes à partir de choix binaires clairement circonscrits, comme dans un « livre dont vous êtes le héros »! 

D’autres jeux vidéo possèdent des structures narratives beaucoup plus simples et misent plutôt sur des couches d’interprétation philosophique, politique ou sociologique. Dans BioShock (2K Boston, 2007), on arpente une ville sous-marine bâtie au milieu de l’océan Atlantique dans les années 1940. On découvre que cette ville rétrofuturiste à l’architecture art déco a été bâtie par un riche industriel américain qui rêvait d’une société sans dieux ni rois. Le talent et le travail individuel y régneraient en maîtres, libérés des contraintes d’un État ou d’une religion. Mais l’utopie libertarienne a dégénéré en dystopie. Si BioShock nous contraint à un parcours linéaire où l’on doit avancer le long des rails définis pour nous, il invite à réfléchir sur la philosophie objectiviste d’Ayn Rand, qui motive l’idéal méritocratique du concepteur de cette ville, Andrew Ryan (notons l’anagramme). En arpentant les couloirs d’une cité-épave – même dans un jeu d’action et de tir au fusil qui peut paraître simpliste –, les joueur·euses en viennent à s’interroger sur les conditions d’existence d’une société saine.

Il faut d’abord chasser l’impression d’homogénéité et de stabilité découlant de l’étiquette « jeu vidéo ». [...] Les manières de raconter sont nombreuses, et le travail de scénarisation dans ce domaine est difficile à circonscrire. 

En plus des jeux à structure narrative complexe, ou encore, de ceux à récit linéaire comportant une profondeur interprétative, il existe une longue tradition de jeux vidéo où la mécanique de l’interactivité articule le récit. Dans Papers, Please de Lucas Pope (2013), on a la charge de contrôler les documents d’immigration à un poste frontalier d’une république soviétique fictive des années 1980. Les directives gouvernementales de plus en plus complexes, le faible salaire et la pression subie nous démontrent les dynamiques de la vie sous un régime totalitaire, et font prendre conscience du courage nécessaire pour refuser d’être un simple rouage d’une machine déshumanisante. Dans Unpacking (Witch Beam, 2021), on doit vider des boîtes d’effets personnels pour emménager dans une série de chambres et d’appartements au fil des années. Chaque déménagement relate les grandes étapes de la vie d’une femme qu’on ne verra jamais à l’écran, mais qu’on découvrira à travers les choses qu’elle possède. 

L’hétérogénéité des stratégies narratives employées dans les jeux vidéo est immense. Conscient de cet enjeu, j’ai récemment proposé un modèle de 10 formes de base qui peuvent se combiner et évoluer de façon à décrire les diverses structures de récits, ainsi qu’une catégorisation des jeux selon leur programme narratif1. Cependant, au rythme où les découvertes se succèdent, la narratologie ne manquera pas d’objets pour produire de nouveaux concepts et modèles de sitôt! 

Le virage interdisciplinaire et la recherche-création

La multiplicité de l’ensemble « jeu vidéo » en fait un objet d’étude difficile d’approche, mais qui incarne à merveille le virage interdisciplinaire observé dans les sciences et les arts. Le champ des études vidéoludiques (game studies) s’est structuré à la fin des années 1990 en réunissant de nombreuses approches (narratologie, sociologie, anthropologie, philosophie, sciences de l’éducation, entre autres) et méthodes (analyse formelle, enquête, observation directe, ethnographie, etc). Depuis les années 2010, la recherche-création y trouve de plus en plus d’échos. Cette approche permet d’interroger et d’explorer le potentiel expressif de l’informatique et de l’interactivité par la recherche. September 12th de Gonzalo Frasca (2003) fait office de précurseur en la matière, le chercheur l’ayant présenté à l’époque comme un newsgame, un « jeu d’actualité » chargé de susciter la réflexion sur un enjeu alors nouveau. Dans ce jeu, il nous est demandé de lancer des missiles sur des terroristes dissimulés parmi la population. Mais attaquer mène à des morts accidentelles, ce qui stimule le recrutement de terroristes pour les venger. Rapidement, on comprend le message : on ne peut gagner la guerre contre le terrorisme en lançant des bombes. 

L’hétérogénéité des stratégies narratives employées dans les jeux vidéo est immense. [...] la narratologie ne manquera pas d’objets pour produire de nouveaux concepts et modèles de sitôt! 

Dans Keys of a Gamespace (2013) et Lie in My Heart (2019), Sébastien Genvo explore le potentiel autobiographique d’un genre qu’il nomme « jeux expressifs », des jeux qui proposent de se mettre à la place d’autrui pour explorer une problématique sociale, psychologique ou culturelle. Dans le premier jeu, il faut prendre position sur le libre-arbitre et le pardon face à un père pédophile qui reproduit ce qu’il a lui-même connu; dans le deuxième, on doit examiner le rôle qu’on a pu jouer dans le suicide de notre ex-conjointe et mère de notre enfant, et trouver une manière d’accompagner le jeune à travers cette épreuve.

La recherche-création fait également partie de ma pratique de chercheur. Sous le pseudonyme Arsenic Domino, j'aborde des problématiques dans une optique interdisciplinaire ou même indisciplinée, que je ne m'autoriserais pas en recherche, dans l'optique que la création peut ouvrir des réflexions et questionnements. 

Dans In Medias Res (Figure 1), on incarne une médiatrice qui doit résoudre un conflit en milieu de travail. Le jeu questionne le mouvement des « empathy games » en nous demandant de conserver un certain recul face aux personnages. Cette mécanique mène à un enchevêtrement (littéral) des points de vue, ce qui remet en question le réflexe empathique de considérer un témoignage reçu comme une vérité.

Figure 1 - Dans In Medias Res (Arsenic Domino, à paraître en 2025), on incarne une médiatrice qui doit résoudre un conflit en milieu de travail. À l’écran : de face, Sophie Parent; de dos, Manon Petit.

Mon jeu autobiographique Il était une forêt (au temps des milléniaux) (Figure 2) décrit la disparition d’une forêt au profit d’un quartier résidentiel à travers une série de vignettes se déroulant entre 1989 et 2001. Je tente de transcrire mes souvenirs d’espaces aujourd’hui disparus et d’illustrer cette thèse du sociologue Henry Jenkins : les jeux vidéo ont remplacé la cour arrière et les espaces naturels dans la culture traditionnelle des garçons nord-américains.

Figure 2 - Extrait du jeu Il était une forêt (au temps des milléniaux) / Arsenic Domino, 2025

Finalement, mon projet de recherche-création musicale Multi-Memory Controller explore les liens sonores et thématiques entre la musique métal et le jeu vidéo. Ma composition « Empire of the Sands » (disponible pour écoute ci-dessous) est basée sur le jeu vidéo Journey (Thatgamecompany, 2012). Je cherche à faire vivre musicalement le périple du jeu, à travers la structure de la chanson, et la richesse interprétative de son récit, à travers les paroles.

En conclusion

Du géopolitique à l’intime, le jeu vidéo propose des récits fictionnels richement documentés. Il dispose de toute la richesse de l’écriture littéraire, de tous les choix de mise en scène du théâtre ou du cinéma, et de tous les styles artistiques des arts visuels. En plus de constituer une « œuvre d’art totale » (gesamtkunstwerk) capable de faire la synthèse de tous les arts, le jeu vidéo est un art de la simulation qui offre, par l’interactivité, des manières uniques de vivre une histoire. Ce faisant, il contribue à redéfinir l’expérience narrative et à augmenter le répertoire de stratégies disponibles pour raconter. Longtemps, il a fallu se taire et écouter pour découvrir une histoire. Le jeu vidéo nous montre qu’une histoire représente au contraire un laboratoire d’actions et d’émotions à vivre. À nous de jouer!

  • 1

    Arsenault, Dominic (2023). « Video Game Narrative: Concepts and Practices for Structuring and Infusing Story in Games ». In Introduction to Screen Narrative: Perspectives on Story Production and Comprehension (Paul Taberham & Catalina Iricinschi, dir.), p.199-219. Routledge.


  • Dominic Arsenault
    Université de Montréal

    Dominic Arsenault est professeur au Département d’histoire de l’art, de cinéma et des médias audiovisuels de l’Université de Montréal. Ses recherches sur le jeu vidéo portent sur la narration et le scénario, l’esthétique et les graphismes, l’histoire et l’industrie. Il s’exerce aussi à la création musicale avec son projet Multi-Memory Controller, qui hybride les sonorités de la musique métal et des jeux vidéo rétro, et conçoit des jeux vidéo sous le nom d’Arsenic Domino. [www.dominicarsenault.com]

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