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Marie-Chantal Fortin, Université de Montréal

Marie-Chantal Fortin est à la fois clinicienne et chercheuse. Comme clinicienne spécialisée dans les pathologies du rein, elle en contact quotidiennement avec ses patients, très attentive à leur manière de se raconter. Comme chercheuse, elle s'intéresse aux enjeux éthiques du don d'organes et de la transplantation, mais aussi... aux histoires des soignés. Son intérêt pour la narration trouvera sur son chemin des littéraires intéressés à croiser les forces du processus d'écriture aux pratiques de soins. Aujourd'hui, elle explore avec eux une approche transdisciplinaire de l’échec, de la perte, du deuil et de la culpabilité de la personne survivante en matière de transplantation d’organes.

Marie-Chantal Fortin
Extraits de l'entretien réalisé avec Marie-Chantal Fortin, hiver 2024.

Johanne Lebel : Bonjour, Marie-Chantal! Merci d’avoir accepté de nous décrire votre pratique alliant les arts et les soins de santé. Je vous invite d’entrée de jeu à nous raconter le parcours qui vous y a mené.

Marie-Chantal Fortin : J'ai fait d’abord une formation médicale, puis une résidence au CHUM en médecine interne avec une spécialité en néphrologie, la discipline axée sur les maladies rénales. La question de la transplantation rénale m’interpellait tout particulièrement avec tout son potentiel de transformer les vies. J'ai d’abord étudié cette spécialité à l'Université de Montréal, puis, guidée par une collègue et amie, Marc-Josée Hébert, j'ai fait un doctorat en bioéthique afin de bien saisir les enjeux éthiques relatifs à la transplantation et aux dons d'organes. Pour la thèse, je me suis attardée aux perspectives de médecins transplanteurs français et québécois face à un type de don vivant qui était nouveau à l'époque, soit le don vivant anonyme non dirigé.

Ensuite, je me suis penchée, en parallèle de ma thèse, sur la dimension narrative de l’éthique. Une première influence est venue de mon directeur, Hubert Doucet, qui s'intéressait beaucoup au philosophe Paul Ricœur, dont les écrits traitent d’éthique, mais aussi de narrativité. L’éthique touche aux valeurs, aux manières de faire et d’être, et toutes ces attitudes sont portées par la parole. Éthique et narration sont intimement liées. Je lisais aussi les travaux de Rita Charon. Son concept de « médecine narrative », qui vise à mieux comprendre l'autre à travers son histoire personnelle, a retenu mon attention. Au cours d’un doctorat, on examine ainsi une foule de sujets, c'est une période riche qui permet d’explorer bien des terrains.

L’éthique touche aux valeurs, aux manières de faire et d’être, et toutes ces attitudes sont portées par la parole. Éthique et narration sont intimement liées.

Revenue au CHUM après ces études, j’ai commencé une carrière de clinicienne-chercheuse : un volet clinique en transplantation rénale et un volet recherche dédié aux enjeux éthiques du don d'organes et de la transplantation, mais aussi à la relation avec les patients.

Mon chemin a alors croisé ceux de Simon Harel et Catherine Mavrikakis, du Département de littérature de l’Université de Montréal, et j’ai renoué avec mon intérêt pour la narrativité. J'ai commencé à travailler avec eux sur les liens entre médecine et littérature.

J.L. : Vous êtes très intéressée par la manière dont les personnes se racontent.

M-C.F. : Oui, mais il faut savoir que mon métier s’y prête. Comme clinicienne, je suis exposée chaque jour aux récits des patients. Mon travail, c'est de faire de l'anamnèse de la maladie ou des symptômes, soit de partir des perceptions, des souvenirs de la personne. Pour effectuer un bon travail clinique, on a besoin d’élargir notre regard, de comprendre le patient au-delà des symptômes. Et c’est encore plus important dans le cas des maladies ou des situations chroniques, telle la transplantation rénale. Ces personnes seront toujours des patients, à partir du jour zéro de la transplantation jusqu'à la fin de vie de leur greffon ou jusqu'à leur décès.

En s’intéressant aux récits de ces hommes et de ces femmes, à leurs valeurs, leurs préférences, leurs choix de vie, on les soignera mieux. Une relation de qualité aidera lors des décisions difficiles, car ces décisions doivent être prises avec le patient.

Le sujet du deuil et de la perte chez les patients transplantés m'a beaucoup interpellé. Il y a d’abord le deuil de la personne qu’elle était avant d'être malade. Et ensuite, la pire chose pour un transplanté, la perte de son greffon. Les greffons rénaux ne sont pas éternels. Un rein reçu d'un donneur décédé vivra environ 10 ans. Si le rein provient d’un donneur vivant, sa survie moyenne est de 15 à 20 ans. Si le rein arrête de fonctionner, c’est la dialyse; ce n'est pas la mort, mais c’est toute une perte. Et je vois la résistance des patients face à un retour en dialyse. On peut même parler de deuil. Aussi, quand on vient de recevoir un don de vie, on est redevable envers la société ou envers le donneur, si vous le connaissez, ce qui mène parfois dans des espaces émotifs très délicats.

On n'a pas beaucoup d'espace pour justement parler de ces deuils très singuliers [qui sont liés à la transplantation d'organes].

J.L. : Et c’est là que la littérature est arrivée…

M-C.F. : En effet, c’est un peu ce qu’on voulait explorer avec les ateliers de création littéraire réalisés avec Simon et Catherine. Le tout s’est formalisé dans le cadre d'une chaire, où l’on a mené plus de 20 ateliers avec des patients vivant une diversité de situations de transplantation.

Chaque atelier compte deux sessions à deux semaines d'intervalle. Des littéraires responsables de l'animation accompagnent un petit groupe de patients dans la réalisation d’un écrit. Durant la première partie de l’atelier, les littéraires présentent un court texte ainsi que le devoir. On ne parle pas d’écrire une dissertation, mais de courts textes. Et le groupe se reforme deux semaines plus tard. Puis, il y a ce moment de partage d’idées sur le texte ou sur la création, mais, très important, on ne discute pas du vécu des personnes. L’atelier, le processus littéraire, est là pour les amener à explorer d’autres manières de voir leur situation.

Il est arrivé que des patients ayant participé à de nombreux ateliers en coaniment par la suite. Les littéraires, pour leur part, un peu intrigués par le monde de la transplantation, ont fait face à des défis auxquels ils n'étaient pas préparés : la vulnérabilité des patients, les textes chargés d'émotions. Même si on passe par la fiction, par la poésie, la puissance émotive demeure.

J’ai pu évaluer l’expérience des participant.es. J’ai observé, entre autres, qu’elle était décrite comme thérapeutique pour certains, car elle apparaissait soudain comme « normale » grâce aux échanges avec d’autres personnes partageant le même vécu. Leurs créations sont regroupées sur un site web : lorganon.ca. J’invite vos lecteur.trices à les explorer. Des patients n’ayant pas participé aux ateliers peuvent ainsi bénéficier de la fréquentation de ces archives.

Partant de cette expérience, on s'est dit qu'on pourrait élargir l’approche en faisant appel à une diversité de pratiques. C'est dans ce contexte qu'on a pensé à solliciter le soutien du Fonds Nouvelles frontières en recherche du gouvernement canadien. Nous voulions explorer plus avant une approche transdisciplinaire de l’échec, de la perte, du deuil et de la culpabilité de la personne survivante en matière de transplantation d’organes.

Nous [voulons] explorer plus avant une approche transdisciplinaire de l’échec, de la perte, du deuil et de la culpabilité de la personne survivante en matière de transplantation d’organes.

J.L. : D’autres disciplines se sont donc jointes à votre duo littérature et médecine?

M-C.F. : En effet, on essaie de dépasser notre carcan disciplinaire pour développer quelque chose de nouveau, au carrefour de chacun de nos savoirs. On a avec nous une chercheuse en psychologie, une chercheuse en soins infirmiers, une personne dont l’art thérapie est l’expertise ainsi que des littéraires.

On se pollinise mutuellement. On se comprend beaucoup mieux qu'auparavant. C'est un processus itératif infini, parce qu'on est vraiment dans des champs complètement différents avec chacun nos paradigmes et nos épistémologies. Par exemple, mon travail avec Simon et Catherine nous mène à entreprendre de nouvelles pratiques très porteuses, mais aussi à complexifier nos visions du monde.

Le but de tout ça, c'est de développer à terme une diversité d’outils pour aider nos patients à mieux vivre avec leur transplantation, avec les défis, les deuils, les pertes qu'ils vont rencontrer sur leur chemin. Une « boîte à outils » implantée dans un lieu où la littérature côtoie les arts visuels, la musique, le théâtre peut-être aussi, pour que les patients puissent y aller selon le mode qu’ils préfèrent à un moment donné. Cet espace-là pourrait être utilisé par tout le monde dans le milieu hospitalier. Un peu comme les espaces où se pratique la méditation « pleine conscience ». Un lieu où ce qui est ressenti peut s'exprimer au-delà de l'explication qu'on essaie de donner à notre médecin.

Tout à coup, il y a une liberté de se laisser aller à explorer ce qui nous traverse dans un texte de fiction ou toute autre forme d'art. On peut « rentrer » dans la douleur, sublimer le serrement au ventre par le pinceau ou le mot.

Le but de tout ça, c'est de développer à terme une diversité d’outils pour aider nos patients à mieux vivre avec leur transplantation, avec les défis, les deuils, les pertes qu'ils vont rencontrer sur leur chemin.

J.L. : Où en êtes-vous dans votre démarche de recherche?

M-C.F. : Nous sommes dans les premières phases. Nous menons d’abord des entretiens exploratoires avec les patients, où l’on cherche à identifier leurs moments de perte et de deuil, et aussi ce qui pourrait les aider, comment ils perçoivent de possibles interventions basées sur les arts, etc.

Puis, dans un deuxième temps, avec des personnes pratiquant l'art thérapie, on explorera la cocréation avec des patients, l’intégration des formes artistiques autres que la littérature. Tout cela en documentant, en cumulant des données.

Enfin, on irait vers un projet-pilote avec un petit groupe de patients pour tester l’intervention cocréée avec eux. On va documenter l’expérience des participant.es, ainsi que l’impact de l’intervention, avec des entretiens et des questionnaires.

J.L. : Tout cela est un beau développement et tout un approfondissement de votre intérêt initial pour la narrativité et le récit des patients.

Oui, et tout cela me déstabilise parfois! Mais je pense qu'il faut accepter de l’être quand on travaille avec des disciplines si différentes. Embarquer dans un processus transdisciplinaire, c’est accepter d'être contaminé pour faire émerger autre chose. Oui, cette métaphore microbiologique ne peut pas mieux exprimer la force de cette démarche et de ce projet!


  • Marie-Chantal Fortin
    Université de Montréal

    Dre Fortin, MD, PhD, FRCPC est néphrologue au sein de l’équipe de transplantation rénale du Centre Hospitalier de l’Université de Montréal, chercheuse au Centre de recherche du CHUM et professeure titulaire de clinique à l’Université de Montréal. Elle est récipiendaire d’une bourse chercheuse-clinicienne senior du FRQS. Ses travaux de recherche portent sur les enjeux éthiques reliés au don d’organes et à la transplantation. Elle s’intéresse aussi au partenariat patient-chercheur en recherche. Aussi, elle est cotitulaire de la Chaire McConnell-Université de Montréal en recherche-création sur les récits de don et de vie, et directrice du programme de transplantation de l’Université de Montréal. Elle siège sur le comité d’éthique de Transplant-Québec, le Groupe de travail en éthique clinique du Collège des médecins du Québec ainsi que différents comités aviseurs de la Société canadienne du sang.

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