...l’histoire de l’éducation au Québec [...] nous aide à lire autrement non seulement l’histoire des idées et des techniques, mais aussi celle de l’évolution des pratiques sociales, des liens sociaux et politiques.
Micheline Cambron
Magazine de l’Acfas : Micheline Cambron, comment vous est venue l’idée d’écrire l’histoire de l'Université de Montréal?
Micheline Cambron : Une histoire de l’Université de Montréal abondamment illustrée, L’Université de Montréal. La quête du savoir, signée par Hélène-Andrée Bizier, avait été publiée en 1993. Toutefois, même si le récit s’y terminait en 1992, peu d’informations portaient sur la période postérieure à 1972. La demande qui me fut faite, par l'intermédiaire des PUM, consistait à écrire une histoire allongée de l’Université de Montréal, de manière à se rendre jusqu’à l’immédiat contemporain. On voulait aussi que ce soit un beau livre. Lourd contrat!
J’ai accepté pour trois raisons. La première est qu’au cours de mes travaux sur la vie culturelle montréalaise, j’avais régulièrement croisé ceux et celles qui peuplaient les couloirs de l'Université et les rues avoisinantes, ceux et celles dont les discours et les œuvres remplissaient alors les médias, savants et populaires. Cette présence des universitaires dans la ville me fascinait et j’y voyais une sorte de fil d’Ariane permettant de comprendre les liens entre l’Université et la ville. La seconde raison est liée à mon intérêt pour l’histoire de l’éducation au Québec, qui, selon moi, nous aide à lire autrement non seulement l’histoire des idées et des techniques, mais aussi celle de l’évolution des pratiques sociales, des liens sociaux et politiques. Enfin, formée à l’Université de Montréal, j’y ai mené toute ma carrière. Je connais l’Université de l’intérieur, et dans la durée. Cette connaissance s’accompagne d’un sentiment de dette à l’endroit des personnes qui m’ont précédée et d’une obligation morale : montrer au plus juste le réel, les risques pris et les succès, mais aussi les rêves et les échecs.
Il n’était pas question pour moi d’écrire cette histoire seule. Je connaissais les travaux de Daniel Poitras; il a accepté de se joindre à moi. Nous avons discuté d'une orientation générale, puis rencontré le recteur Guy Breton, qui nous a confié ce dont il rêvait : une histoire qui ne serait pas seulement institutionnelle, mais qui ferait une place aussi aux acteurs et qui montrerait les liens de l’Université avec la société montréalaise. Cela correspondait à ce que nous imaginions. Il nous a assurés que nous serions entièrement libres dans la réalisation de l’ouvrage. Forts de cet appui, nous nous sommes mis au travail, pour une écriture à quatre mains.
Magazine de l’Acfas : Vous avez fait, Daniel Poitras, une place importante aux étudiants et aux étudiantes, depuis la fondation de la succursale de l’Université Laval à Montréal jusqu’au Printemps érable. Plusieurs d’entre eux sont même nommés. C’est plutôt inhabituel. Quelle vous semble être la contribution des étudiants et étudiantes à la vie universitaire?
Daniel Poitras : L’histoire de la vie étudiante au Québec intrigue les chercheurs et les chercheuses depuis plusieurs décennies, mais elle a généralement été traitée en vase clos, le campus et l’université constituant des arrière-fonds un peu passifs où situer les transformations ou les combats – et particulièrement les manifestations – du monde étudiant. Le livre entrelace étroitement cette vie étudiante avec le milieu universitaire en cherchant les points de contact, de raccord ou de rupture entre différents acteurs et groupes. Il apparaît clairement que les étudiants et étudiantes ont non seulement contribué à l'enrichissement de plusieurs débats, mais qu'ils se sont aussi engagés dans de nombreux combats : accessibilité à l’université et financement des études, mise en œuvre de normes pédagogiques modernes, accès à la liberté de parole sur les campus et valorisation de la jeunesse comme acteur social à part entière, soutien aux étudiants et étudiantes handicapés et attention portée à la santé mentale, prise en compte des enjeux écologiques, etc. Les administrateurs ayant repris et structuré ces initiatives étudiantes, nous avons oublié l’origine de ces actions. Micheline et moi avons donc remonté le fil en explorant les trajectoires des jeunes (ludiques, tapageuses ou ordonnées) dans la ville, caisse de résonance sociale, culturelle et politique de leurs mobilisations. En s'appropriant la ville, les étudiants et étudiantes ont pu contrer la tentation de certains administrateurs d'isoler l’Université dans le Quartier latin d'origine comme plus tard sur la montagne, en s'alliant à divers acteurs de l'Université et de la société civile. Nous avons souhaité sortir ces acteurs de l'ombre.
Il apparaît clairement que les étudiants et étudiantes ont non seulement contribué à l'enrichissement de plusieurs débats, mais qu'ils se sont aussi engagés dans de nombreux combats : accessibilité à l’université et financement des études, mise en œuvre de normes pédagogiques modernes, accès à la liberté de parole sur les campus et valorisation de la jeunesse comme acteur social à part entière, soutien aux étudiants et étudiantes handicapés et attention portée à la santé mentale, prise en compte des enjeux écologiques, etc.
Daniel Poitras
Magazine de l'Acfas : Il n'est pas habituel de voir la vie culturelle montréalaise et la vie universitaire traitées de façon aussi entremêlée. Qu'est-ce qui vous a menée, Micheline Cambron, à cette approche et qu'est-ce que vous avez découvert sur les liens entre ces deux univers, plus poreux qu'on ne l'imagine?
Micheline Cambron : Je me suis intéressée pendant plus de deux décennies à la vie culturelle montréalaise des 19e et 20e siècles. Deux aspects m'intriguaient : la proximité dans la ville des lieux liés à des pratiques culturelles spécifiques, comme les ateliers d'artistes ou les salles de spectacle — même les éditeurs de journaux sont regroupés dans un quadrilatère à Montréal à la fin du 19e siècle — et la participation bien documentée des étudiants à la vie musicale, théâtrale et littéraire, jusqu'à aujourd'hui. C'est en croisant la documentation sur les pratiques culturelles, les pratiques médiatiques et les pratiques estudiantines dans le périmètre du Quartier latin que le rôle de l'Université dans la ville et dans la culture est apparu clairement.
Faute d'une véritable maison des étudiants, qui ne sera créée qu'au cours des années 1950, c'est tout le Quartier latin du premier tiers du 20e siècle que les universitaires occupent : ils fréquentent les bâtiments, éparpillés dans le quartier, où se donnent les cours et les conférences, où on trouve des livres (cabinets de lecture, bibliothèques des écoles et facultés, Bibliothèque Saint-Sulpice, librairies). Ils se retrouvent de même dans les ateliers d'artistes, les salles de spectacles et les cinémas — où ils présentent aussi leurs productions —, les officines des journaux, et bien sûr, les cafés et les restaurants, car il n'y a pas d'espace où manger dans les locaux universitaires. Ils ont aussi accès à quelques lieux moins recommandables : l'Université est située à côté du Red Light le plus important d'Amérique du Nord! Et ils occupent la rue lors des parades annuelles.
Leurs liens avec la ville se transforment et se resserrent après l'installation de l’Université sur la montagne. Leurs pressions pour l'obtention d'un service de transport convenable les placent au côté de la population ouvrière montréalaise. Beaucoup d'initiatives culturelles naissent dans les marges de la vie universitaire, comme les éditions de l'Hexagone, dont les fondateurs font connaissance dans le tramway qui monte vers l'Université, alors qu'ils suivent des cours du soir…
Enfin, plus près de nous, le monde estudiantin contribue indéniablement au développement de la vie culturelle montréalaise : des talents s'épanouissent grâce à l'encouragement que leur prodigue le public étudiant dans des lieux nouveaux, étroitement liés à l'Université, comme le CEPSUM, le Café campus ou encore la radio étudiante lorsque CISM diffuse dans toute la ville.
Magazine de l'Acfas : On serait portés à croire que la mise en place des réseaux internationaux auxquels participe l'Université de Montréal est un effet de la Révolution tranquille, des années 60 donc. Est-ce bien le cas ?
Daniel Poitras : Des liens sont rapidement noués par le recrutement de professeurs étrangers et par l'envoi à l'étranger d'étudiants dont on souhaite qu'ils reviennent à Montréal pour enseigner à l'Université, en médecine, en génie ou en administration, par exemple. La création de la Chaire de littérature française, dont les titulaires offrent des conférences publiques très courues et commentées dans les journaux, contribue au développement d'échanges structurés, comportant enseignement et publications, dès les années 1920. À partir des années 30, mais surtout 40 et 50, la venue d'étudiants étrangers inscrit l'Université de Montréal dans des réseaux internationaux, ceux de l'Empire britannique, évidemment, mais aussi ceux d'une Francophonie naissante, marquée par des relations Nord-Sud. De ce point de vue, l’Université s’engage de plus en plus dans la diplomatie culturelle et joue à l’occasion un rôle clé dans les rapprochements entre les pays ou dans la mise en valeur de Montréal, lorsqu'elle est présentée par les autorités (municipales, provinciales) comme un fleuron du Québec moderne et « en marche ».
- Entretien avec Micheline Cambron et Daniel Poitras
Université de Montréal
Micheline Cambron étudie la littérature et la culture québécoises des XIXe et XXe siècles dans une perspective interdisciplinaire. Elle a mené des travaux sur le théâtre, l'utopie, la presse et les médias, l'épistémologie des sciences humaines et sur des questions d'éducation et de transmission de la culture; elle a dirigé des publications sur Fernand Dumont et Paul Ricœur. Son ouvrage Une société, un récit. Discours culturel québécois (1967-1976) a connu une troisième édition en 2021. Co-fondatrice du Centre interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), avec Denis Saint-Jacques, elle est membre de la Société royale du Canada et de l'Académie des lettres du Québec. Ses travaux en cours portent sur les mécanisme de l'oubli dans la mémoire collective.
Daniel Poitras est historien, auteur et chargé de cours. En 2023, il a publié L'Université de Montréal : une histoire urbaine et internationale aux Presses de l'Université de Montréal. Il poursuit des recherches sur l'histoire des milieux universitaires au Canada dans une perspective sociale et transnationale et s'intéresse notamment aux étudiants étrangers, aux migrations savantes, au sexisme sur les campus, aux visions concurrentes du devenir des universités et aux expériences du temps des chercheurs canadiens-français et québécois au XXe siècle. Il travaille présentement sur un projet portant sur les migrations savantes des chercheurs canadiens-français aux États-Unis.
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