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Borne djeumegued Pascal, Université Laval

La consolidation de la paix (peacebuilding) est une approche inscrite en 1945 dans la charte des Nations unies. Cette démarche s’est déployée depuis dans plusieurs villes et pays qui connaissent de la violence. Elle recouvre toutes les actions ayant pour but de renforcer et de consolider la paix. Il s’agit là d’une vision rationnelle, dominante en relations internationales, qui s’appuie sur des postures épistémologiques1 peinant à saisir les initiatives locales de paix et de sécurité. Bien que cette vision de la paix négative – cessation des conflits, médiation, reconstructions des paix – promue par l’ONU ait apporté une contribution notoire à la cessation des conflits et aux processus de rétablissement de paix, j’envisage de me distancier de ce modèle dominant, mais problématique, pour proposer une approche ethnographique de la paix que je nomme artisanat de la paix, plus susceptible à mon avis de produire des paix durables.

  • 1Il s’agit de la peacebuilding définie par les Nations unies comme un modèle idéal de transition après une guerre, impliquant institutions internationales, États et acteurs civils, privés et associatifs pour surmonter ensemble les tensions et construire une paix durable. Elle est constituée d’une série d’actions standardisées : urgence humanitaire, post-urgence, transition, state-building, processus de réconciliation, reconstruction et développement.
Pascal
Source : l'auteur

Le présent texte a été réalisé lors de la 2e édition du Vulgarisathon de l'Acfas. qui mène à la production d’un contenu de recherche vulgarisé au cours d’une année. L’auteur est membre de la cohorte du format texte.

 

Le cas de la ville de Mora

La ville de Mora est le chef-lieu du département du Mayo-Sava, situé au nord du Soudan, aux frontières du Nigeria et du Tchad. Depuis 2013, c’est là que se sont produites les pires attaques, souvent sous forme d’attentats-suicides, menées par le groupe terroriste Boko Haram. Dès février 2014, une forte présence militaire multinationale y est mise en œuvre dans le cadre de la lutte antiterroriste. Par la suite, des missions humanitaires et des projets de développement déferleront dans ce département.

La quête de la paix a été invoquée pour justifier tant les actions militaires que les missions humanitaires et d’aide au développement. Les missions humanitaires sont caractérisées par l’urgence, la rapidité d’intervention des acteurs internationaux face à une crise, tandis que l’aide au développement s’amorce avec les politiques multisectorielles de reconstruction post-conflit et s’inscrit dans le long terme.

Dix ans plus tard, cette paix, comprise comme ce « souhaitable » individuel et collectif basé sur l’engagement des acteurs en vue de la sécurité humaine, tarde à s’imposer malgré les diverses mobilisations et les milliards dépensés, voire engloutis1. De fait, ces sommes investies ne sont généralement pas suivies de résultats en matière de reconstruction de la paix.

C’est la raison pour laquelle je me suis mis à réfléchir, dans le cadre d'une thèse de doctorat, sur les conditions favorisant le retour ou l’existence de la paix durable dans ma région. Anthropologue de formation et praticien à la base, je souhaite approfondir la compréhension des conflits et de leur gestion avec un regard ethnographique, soit en partant de la culture locale.

Les effets de la réponse armée

Pour la première partie de ma thèse, j’ai cherché à saisir les effets de la réponse armée dans le cadre de la lutte antiterroriste. Pour ce, j’ai réalisé deux ans d’observation participative au cœur de petites communautés blessées et traumatisées par le terrorisme. J’ai aussi participé à de multiples projets des ONG internationales et des agences des Nations unies, où j’ai, entre autres, assisté à de nombreuses réunions. J’ai scruté quelques-unes de leurs épistémologies et méthodologies opératoires, là, directement sur le terrain. J’entends ici par « épistémo-méthodologies », l’ensemble des concepts juridico-politiques issus de perspectives occidentales et utilisés par le système des Nations unies pour mettre en place les mécanismes de paix.

J’ai ainsi mené des enquêtes de terrain dans le département de Mayo-Sava auprès de plus de 300 leaders communautaires (femmes, jeunes et hommes), de 35 responsables de la société Tableau des siglescivile locale ou internationale, et de représentant·e·s de 23 services administratifs. Les résultats montrent que les armes sont loin de garantir la paix et la sécurité d’une population. Il est vrai cependant que les interventions de l’armée ont contribué à l’accalmie, mais leur déploiement dans la ville de Mora, entre autres, n’est pas exempt de tout reproche. De multiples violations des droits de la personne et des restrictions des libertés ont été documentées, et ces gestes ont participé davantage à discréditer l’armée et à parfois renforcer la confiance des populations envers les appels terroristes.

L’émergence de l’idée d’artisanat de la paix

Le but de mon travail est directement lié à un problème exprimé localement, en l’occurrence un besoin de plus de paix et de sécurité – ce que les populations n’ont pas obtenu, malgré

l’immense espoir mis dans le déploiement des ONG internationales. Cet espoir déçu s’est mû en une inquiétude épistémologique formulée comme suit : la forte présence des ONG internationales sur le terrain de conflits vise-t-elle réellement à améliorer la sécurité humaine et le bien-être des populations locales? L’observation active par notre équipe de terrain a révélé non seulement des conceptions différentes de la paix entre les locaux et les intervenants extérieurs, mais elle a aussi fait ressortir une forte professionnalisation du « métier de paix », où les intérêts personnels des agents humanitaires ou du développement semblent primer sur l'esprit de militantisme ou d’activisme dédié causes des paix. L’association de ces intervenants à la vision néolibérale des vertus morales du marché (trade not aid) ne favorise pas non plus la confiance des populations, qui voient dans leurs actions une des sources de leur appauvrissement. C’est aussi l’opinion de l’anthropologue français Michel Agier, pour qui l’intervention de l’aide internationale, en l’état actuel, constitue une nouvelle forme déguisée du néocolonialisme et de la mondialisation.

Il y a donc nécessité d’un décentrage de la réflexion et de la stratégie, une étape nécessaire pour qu’émerge l’horizon d’un monde commun2. Les consultant·e·s ont aussi remarqué, entre autres, le hiatus entre les fortes sommes d’argent annoncées pour les programmes de reconstruction et la forte mobilisation des travailleur·euse·s internationaux avec toute leur logistique, et leur inefficacité à juguler les conflits et à maintenir la paix. Enfin, il y a une grande propension à l’utilisation des boîtes à outils ou des « modèles-voyageurs » de paix – selon les termes de l’anthropologue français et nigérien Olivier de Sardan – issus des programmes occidentaux (ODD, sommets G7 et G20), qui, pour la majeure partie, sont déconnectés des réalités locales.

Dans le contexte de la violence se déployant à l’extrême-nord du Cameroun, et dans l’objectif de protéger les populations et de construire de petites paix, je me suis concentré sur les conceptions locales de la paix et les initiatives civiles endogènes.  

De plus, ma recherche a été menée avec l’inclusion et la participation des acteurs locaux, ce qui m’a permis de prendre en compte leurs épistémologies et méthodologies. Cette communauté inclut les jeunes, les femmes, les responsables communautaires (traditionnels, religieux et administratifs) et les humanitaires internationaux.

Enfin, ma réflexion s’inscrit dans la posture épistémologique de l’ethnographie, et elle s’appuie sur l'analyse des données qualitatives issues des enquêtes de terrain.

...ma recherche a été menée avec l’inclusion et la participation des acteurs locaux, ce qui m’a permis de prendre en compte leurs épistémologies et méthodologies. [...]. [Aussi] ma réflexion s’inscrit dans la posture épistémologique de l’ethnographie, et elle s’appuie sur l'analyse des données qualitatives issues des enquêtes de terrain.

La paix conduite par la société civile internationale

Notre équipe de travail, constituée de six praticiens, a procédé à une évaluation générale du projet d’enquête les 16 et 17 mai 2022 à Amchidé, ville camerounaise proche du Nigeria. Plus de 400 personnes ont participé à ces assises, portant sur les initiatives de paix et de développement conduites par la société civile internationale (PNUD, IRC, UNICEF, PAIC, OIM, HCR, UNFPA, etc.) ou des partenaires locaux (ALDEPA, ALVF, Public Concern etc.). 

Nous avons, entre autres, réalisé une analyse de la perception de la collaboration entre les acteurs internationaux et la population. Les résultats ont révélé la quasi-inexistence de collaboration et de participation des populations à la conception des projets. S’il y a une participation, elle se réduit à un partenariat de mise en œuvre qui ne profite qu’à un petit groupe d’expert·e·s de seconde zone. Ainsi, les initiatives de construction de paix sont standardisées sans une réelle prise en compte des visions et méthodologies locales.

Pour mieux apprécier les points de vue des populations consultées sur leur collaboration avec les ONG internationales pour la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des projets implantés, je propose un arrêt sur les réponses à quelques questions posées…

À la question : « Que retenez-vous de telles initiatives? », voici un échantillon des réponses obtenues :

  • « Plusieurs ONG font la même chose, les mêmes projets. Citons, par exemple, les projets3 relatifs à la cohésion sociale, à la protection des enfants et à la lutte contre les violences basées sur le genre, etc. Je possède d’ailleurs plusieurs badges de différentes ONG qui me sollicitent pour la réalisation d’un même projet. »
  • « Ce que j’ai aimé, c’est qu’il y avait beaucoup de réunions et qu’à la fin, on était toujours payé. Chacun y trouvait son compte. »
  • « À la fin de chaque réunion, il y avait des interviews où l’on nous donnait à l’avance des mots ou des paroles techniques à rabâcher. […] Il fallait tout abandonner, même nos travaux champêtres, pour assister à ces réunions, car les frais de déplacement et de nourriture étaient couverts. »
  •  « Il y avait la liste de présence à signer, puis aucune réunion à rater, car, à la fin, il fallait émarger.4 »
  •  « Les autorités traditionnelles et religieuses étaient aussi mobilisées pour donner une caution morale aux activités. »
  •  « Dans ce camp de déplacés, les femmes et les filles sont les premières bénéficiaires des dons et des projets. Maintenant, elles ne sont plus nos femmes, car elles ne veulent plus retourner dans notre village d’origine; elles sont devenues paresseuses dans l’économie familiale. »
  • « Avec cette guerre, j’ai eu plusieurs emplois comme traducteur et guide. »

À la question : « Est-ce que les ONG internationales vous ont consultés pour l’élaboration et la mise en œuvre des projets? », voici quelques réponses retenues :

  • « Oui, les ONG payent notre voyage afin que nous participions aux réunions. […]. Souvent, elles nous demandent au cours de ces rencontres si nous voulons que le projet continue. Dans une telle situation, nous ne pouvons dire que OUI. »
  • « On amène la caméra, et on nous demande de répondre aux questions préparées et de nommer les biens reçus de l’ONG. Là, nous disons qu’il faut continuer à nous aider, car la situation est encore précaire et difficile. »
  • « Quel chef de village ne voudrait pas que les femmes et les enfants de sa communauté soient toujours aidés par les Blancs? »  

L’analyse de telles données montre les effets adaptatifs des bénéficiaires à la vision et aux outils de « consolidation de la paix » des ONG. S’ensuit l’instauration d’une relation de dépendance et de pouvoir entre les populations pauvres et les ONG, qui, elles, détiennent et contrôlent les ressources destinées aux bénéficiaires. On se serait attendu à ce que les acteurs internationaux s’adaptent ou se « tropicalisent » pour faire corps, mais c’est le phénomène inverse qui est observé : c’est la population qui doit s’adapter, si elle veut la paix ou le développement.

On se serait attendu à ce que les acteurs internationaux s’adaptent ou se « tropicalisent » pour faire corps, mais c’est le phénomène inverse qui est observé : c’est la population qui doit s’adapter, si elle veut la paix ou le développement.

La présence des ONG est hypervisible sur le terrain et dans les médias. Cette hypervisibilité d’expert·e·s internationaux – travailleur·euse·s de la paix et du développement – s’illustre de diverses façons : voitures balisées et escortées par les forces de défense, objets munis de logos (vêtements, porte-clés, sacs, seaux, chapeaux, bâches, banderoles, etc.) et distribués de façon à donner aux plus pauvres de quoi se vêtir, par exemple, pour une saison. Soulignons aussi la présence très remarquée de panneaux distribués le long des rues et saturant les espaces publics. À l’entrée de certains villages comme Amchidé, Zamay ou Mora, l’on se croirait dans un champ de panneaux signalant aux passants les projets mis en œuvre. Ces affichages humanitaires, tels des drapeaux-logos des ONG, survivent par dizaines, voire par centaines au milieu d’un environnement où tout est détruit, écrasé par la guerre.  

Les enquêtes ont dévoilé que plusieurs ONG réalisaient souvent des projets identiques dans une même localité, chacune tenant à tout prix à la réalisation de ses propres buts. Sans surprise, des conflits de mandat ont été observés entre les diverses agences des Nations unies. Il suffit de prendre pour exemple le conflit interne à « UN House » entre le PNUD Maroua et OIM Maroua autour de la gestion du programme de Désarmement, Démobilisation et Réintégration (DDR) à l’extrême nord du Cameroun. En effet, le PNUD est connu au sein des organisations des Nations unies pour ses multiples mises en œuvre des programmes de reconstruction post-conflit, notamment les DDR. Non seulement cette mission fait partie de son mandat, mais le PNUD dispose de l’expertise et de l’expérience avérées. Or, à l’extrême-nord du Cameroun, cette mission a été confiée à l’OIM après l’échec de la création, par ce même organisme, d’un camp de réfugiés entre le Tchad et le Cameroun. Les fonds, préalablement destinés à la création dudit camp, ont été finalement transférés pour la gestion du DDR. Ce revirement a engendré une forte tension entre les deux agences onusiennes, tension qui aura un impact non négligeable sur l’échéance du programme. Cette réalité conflictuelle est aussi révélatrice d’un malaise dans la gouvernance et la coordination des programmes des ONG dans cette partie du monde.

Le conflit terroriste et la présence de missions humanitaires ont aussi favorisé l’éclosion d’un nouveau « vocabulaire humanitaire » qui ne dessert souvent aucun réel projet de construction d’une paix durable. Les populations se sont vite accommodées au champ lexical de l’humanitaire, des droits de la personne et de la paix.  Les termes les plus usités sont : déplacés internes, réfugiés, violences basées sur le genre (VBG), leaders communautaires, inclusion, partenaires, lutte contre les abus et exploitations sexuels, points focaux, cluster protection, retournés, monitorage, bénéficiaires, survivants, etc. Ce vocabulaire est abondamment cité dans les entrevues, bien préparées, entre les bénéficiaires et les ONG pour souvent justifier un projet ou un programme. La prédominance des concepts et de leur usage dans l’espace public donne, d’une part, une certaine vue de la typologie du travail réalisé par les ONG sur le terrain; elle traduit, d’autre part, les intérêts vers lesquels convergent les populations. Le fait que celles-ci utilisent ce vocabulaire est aussi révélateur du faible intérêt des ONG à travailler sur les questions de compréhension et de résolution des conflits avec une approche empirique, qui tiendrait compte du « sol » où elles sont actives.

Par ailleurs, les interventions humanitaires désorganisent l’économie et la vie familiale, car les femmes bénéficiaires ne participent plus aux travaux ménagers, devenant financièrement mieux équipées que les hommes. Dès lors, les rôles sociaux s’inversent ainsi que leur position. Là commence le conflit qui entraînera la désintégration et le renversement du rapport social traditionnel entre homme et femme dans cette société basée sur le patriarcat. Bien que cette réalité constitue en soi une opportunité d’aller vers une société plus égalitaire entre les hommes et femmes, cette visée ne peut se réaliser du jour au lendemain, et les conflits suivis des initiatives de paix exogènes produisent des ruptures radicales dans les rôles sociaux, et donc des moments de perturbation des liens familiaux.

En ce qui concerne l’implication des acteur·trice·s locaux dans la conception et la mise en œuvre des projets, force est de constater qu’ils sont le plus souvent consultés à la volée et dans la précipitation. En réalité, ils ne participent qu’à une légère implantation des idées et des modèles conçus en amont et hors de leur contexte socioculturel.

Avec l’accalmie et la fin de cycle des urgences humanitaires, certaines ONG sont sur le point de partir, laissant derrière elles une paix précaire.

Les initiatives de paix locales : vers un artisanat de la paix

Selon l’adage militaire, c’est le terrain qui impose la manœuvre. Appliquant cette approche de prise en main, plusieurs initiatives locales de paix ont été mises sur pied pour construire pas à pas la paix à la manière des artisans. Mes données ethnographiques et anthropologiques du contexte révèlent qu’une panoplie d’actions, souvent peu visibles, sont entreprises par les acteurs locaux pour établir et maintenir une certaine paix. Citons, par exemple, le travail qu’abat l’Observatoire de l’extrémisme violent et des violations des droits de l’homme à l’extrême-nord (ODH), implanté par un réseau de la société civile, issu du terrain, dans cinq localités de la région. La mission de l’observatoire est de contribuer à la prévention de l’extrémisme violent dû aux multiples violations des droits de l’homme, en exerçant une veille au quotidien. Ses membres collectent, traitent, analysent et diffusent de l’information sur des situations, des faits et des évènements qui témoignent de violations et qui constituent des ferments d'extrémisme violent. L’ODH a aussi pour mission de travailler en réseau avec d’autres organisations de la société civile locale ou internationale et l’administration locale, et d’accompagner les populations victimes dans la recherche de solutions locales en vue de prévenir l’extrémisme violent et de construire des paix durables. À côté de cette initiative louable, soulignons l’immense travail réalisé par l’Association camerounaise pour le dialogue interreligieux (ACADIR) en vue de prévenir et de gérer les extrémismes violents à connotation religieuse. Les responsables religieux (prêtres de la religion traditionnelle ou leurs représentants, prêtres catholiques, pasteurs, imams) construisent ainsi, malgré leur divergence, des liens sociaux sains et durables.

Malheureusement, de telles initiatives n’obtiennent que rarement des ressources matérielles et financières des bailleurs de fonds internationaux pour leur déploiement. On voit donc qu’il en faudrait de peu pour qu’une autre direction se dessine. Il faut nommer cette direction pour lui donner une première existence. L’artisanat de la paix, voilà le nom proposé ici pour cette nouvelle représentation, ce nouveau récit.

Je définirais l’artisanat de la paix comme une vision de la paix qui complète, tout en s’y opposant, la paix négative – absence de guerre ou fin de conflit – promue par les organisations étatsuniennes. Ma vision critique la conception idéologique onusienne qui a la prétention de résoudre des différends et d’instaurer l'harmonie. Elle ne fait pas appel à des recettes pour la paix. En d’autres termes, elle ne consiste pas à exclusivement mettre en place une série d’actions humanitaires, de reconstruction, de développement après la réussite d’une cessation d’un conflit. L’irénologie, soit la science de la paix, utilise souvent la distinction entre la paix « négative », entendue comme l’absence de violence directe (un cessez-le-feu, par exemple), et la paix dite « positive » caractérisée comme « the establishement of life-affirming and life-enhancing values and structures »5 Barash 2000 : 2.

L’artisanat de la paix vise la compréhension et l’analyse profonde des conflits existants afin de trouver ce qui limite le « potentiel somatique et mental» des individus. Voilà un travail qui nécessite un certain degré de connaissance des cultures locales afin de découvrir aussi bien les causes structurelles (économiques, politiques, démographiques et sociales) que les causes psychoculturelles (motivations, identité, perception de soi, visions) des conflits. [...] L’approche s’inscrit dans un continuum d’autres initiatives de paix et s’émancipe de toute fabrique de paix imposée par et dans l’urgence, gouvernée par la pression et une approche linéaire de gestion de projets. L’artisanat de la paix se construit dans une temporalité circulaire continue.

L’artisanat de la paix participerait à cette idée de paix positive. Il vise la compréhension et l’analyse profonde des conflits existants afin de trouver ce qui limite le « potentiel somatique et mental.  »6 des individus. Voilà un travail qui nécessite un certain degré de connaissance des cultures locales afin de découvrir aussi bien les causes structurelles (économiques, politiques, démographiques et sociales) que les causes psychoculturelles (motivations, identité, perception de soi, visions) des conflits. Cet artisanat passe par un lent labeur qui met à rude épreuve la patience humaine. L’approche s’inscrit dans un continuum d’autres initiatives de paix et s’émancipe de toute fabrique de paix imposée par et dans l’urgence, gouvernée par la pression et une approche linéaire de gestion de projets. L’artisanat de la paix se construit dans une temporalité circulaire continue. Pour qu’il y ait une parenté, un lien entre l’humain et son environnement, cette vision de paix prend en compte la culture et le contexte locaux. C’est un travail qui se veut sans cesse inventif, engagé et pragmatique. Il se base sur la confiance mutuelle entre les membres de la communauté et les consultant·e·s. Des liens se déploient au cœur des réseaux, des espaces de vie et du temps circulaire. Chaque fois que la circulation de cette paix est mise à mal par l’exercice de la violence, on revient remettre en mouvement cette circulation auprès des négociateur·trice·s de la parole7, des technicien·ne·s du dialogue, de la médiation et de la non-violence. On en appelle aussi à une prise de position des acteurs engagés contre les droits de la personne aliénés dans ces violences.

L’artisanat de paix, pour s’implanter, a besoin de compagnonnage entre les différents acteurs avec une priorité pour le local. La société civile internationale pourrait, par exemple, s’engager pour la paix avec les acteurs locaux pour marcher avec eux, pour construire ensemble la paix. L’accompagnement international pourrait alors être envisagé en termes de coconstruction de pratiques avec des leaders locaux autour de techniques de paix, de méthodologies de dialogue, de réconciliation et de résolution pacifique, non violente, des conflits. Le partage des savoirs, tels les modèles de paix réussis dans d’autres contextes, serait aussi approprié. Les outils et techniques d’analyse en profondeur des conflits, les renforcements des capacités organisationnelles de la société civile locale et le financement direct et continu des initiatives locales de paix sont autant d’aides précieuses à partager pour ne pas toujours dépendre de l’extérieur.

Ce travail ne saurait atteindre ses objectifs sans soutien technique ni accès aux bailleurs de fonds. Malheureusement, le capitalisme et le néolibéralisme nous livrent un monde de compétition où l’urgence et le sensationnel semblent s’ériger en dogme. Se considérant comme « thérapeutes et sentinelles planétaires »8, les ONG se servent de la médiatisation des crises humanitaires, notamment l’usage de récits et d’images de souffrance, pour déclencher un impact émotionnel sur la conscience du public, pour susciter la solidarité internationale et pour obtenir du financement duquel dépendent en grande partie leurs missions. La fin du financement marque aussi la fin de leur projet dans la localité d’intervention. C’est la loi du business! Cette association à la vision néolibérale des vertus morales du marché ne favorise pas la construction de projets durables de paix ni de développement. C’est un monde faux qui nous vend une illusion de paix.

En conclusion

La paix est une construction, mais aussi un processus d’une grande complexité. Elle demeure dans un certain sens « mystérieuse », elle est chaotique, imprévisible, jamais tout à fait assurée. Elle ne s’obtient pas seulement avec des ressources (humaines, financières) ou des « boîtes d'outils de développement participatif ». Elle en appelle plutôt à ce que Christopher Kelty dénomme une « innovation collaborative »9, qui consiste à faire participer les collectifs dans la conception, l’exécution, l’évaluation et les projections des constructions de paix.

Notre idée de paix implique la prise en compte du spirituel, car les collectifs sont aussi menés par des croyances et par une réelle foi dans la possibilité de la paix. Les populations trouvent souvent leur résilience non dans la protection armée ou toute autre action venant de l’extérieur, mais dans leur conviction qu’une paix peut se construire. Cette foi constitue leur force, leur espérance, elle motive leur engagement, leur collaboration à la transformation des conflits. Cette paix ne se commercialise pas. Elle se dit en se donnant tout simplement à partir du débordement intérieur. J’aimerais ici reprendre en terminant les mots de saint Benoît : « Tu ne peux pas donner comme une rivière. Il faut donner comme une fontaine. » On donne par débordement. On doit être rempli et déborder d’amour, de justice et de paix; et je m’inclus ici comme chercheur et comme humain. La paix est un bien commun à caractère inconnu, invisible et fragile. Elle a besoin des artisans de tous bords pour se réaliser. Et la solidarité internationale est essentielle pour la construction de la paix durable.

La paix est un bien commun à caractère inconnu, invisible et fragile. Elle a besoin des artisans de tous bords pour se réaliser. Et la solidarité internationale est essentielle pour la construction de la paix durable.

Références

  • 1Considérons, par exemple, les budgets de 2014-2022 du Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) au Cameroun. En 2022, le budget alloué au bureau de Maroua est de 157,6 M $ américains (Cameroun | Rapports de situation – unocha.org). Ceci ne représente qu’un petit budget géré par la coordination OCHA. Il ne faut pas oublier que plusieurs autres agences des Nations unies et ONG internationales disposeraient de budgets se chiffrant à hauteur de centaines de millions de dollars.
  • 2M. Agier, 2013, « Espaces et temps du gouvernement humanitaire », Pouvoirs, no 144, p.123.
  • 3Sur le terrain, les enquêtes ont révélé que les ONG et agences des Nations unies mettaient en œuvre des projets similaires dans les mêmes localités avec les mêmes bénéficiaires. Par exemple, dans une même localité, plusieurs ONG encadrent les mêmes survivantes dans le cadre de la lutte contre les violences basées sur le genre. Nous utilisons dans ce texte le mot ONG pour désigner aussi bien la société civile internationale que les agences des Nations unies.
  • 4La présence des ONG sur le terrain a entraîné une économie de la guerre et des changements de comportements. L’inscription du nom d’une personne participant à une rencontre sur la feuille de présence est sanctionnée ipso facto par l’octroi de frais de participation. Il s’agit généralement d’argent remis à cette personne. Cette manière de faire fabrique de nouveaux comportements : un certain nombre d’individus se mettent aux aguets des réunions afin de bénéficier des frais de participation.
  • 5Barash 2000 : 2
  • 6Voir J. Galtung, 1969, “Violence, Peace, and Peace Research”, Journal of Peace Research, vol. 6, no 3, p. 167-191.
  • 7Je pense ici aux médiateurs « naturels » qui ont développé l’art de la parole (savoir bien parler) et qui entrent en scène pour délier, libérer la parole et rétablir les liens afin que circule l’harmonie (paix).
  • 8B. HOURS et M. SELIM, 2011, « Les ONG, outils de gouvernance globale », Multitudes, n° 47, p. 98.
  • 9M.C. KELTY, 2019, The participant: a century of participation in four stories, Chicago, University of Chicago Press, p. 14.

  • Borne djeumegued Pascal
    Université Laval

    Borne djeumegued Pascal est doctorant en anthropologie à l’Université Laval, sous la direction de Martin Hébert. Il fait partie de l’équipe pédagogique de l’intervention civile de paix de l’Institut catholique de Paris. Praticien à la base, il s’intéresse notamment à l’anthropologie de la paix et des conflits ainsi qu’aux enjeux de résolutions pacifiques et non-violentes des conflits. Par ailleurs, ses travaux traitent également des influences des procès psychoculturels dans l’analyse des conflits ethniques en Afrique subsaharienne.

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