En 1962, la revue Recherches sociographiques publiait un numéro sur la situation de la recherche sur le Canada français qui comprenait un article sur l’Acadie, mais aucun texte sur les autres francophonies au pays. Depuis, la recherche sur la francophonie canadienne s’est constituée en un champ caractérisé par ses propres règles, stratégies de production et de diffusion des savoirs. Ce court texte propose de retracer les grands moments dans la mise en place d’espaces de recherche en français à l’extérieur du Québec.
89e Congrès de l'Acfas, mai 2021
Actes du Colloque 19 – 100 de recherches : réalisations et destinations
Panel 2 – Recherche, crises et mouvements de fond
1. De 1950 à 1979 : la mise en place des principales institutions de la francophonie à l’extérieur du Québec
En amont de la Révolution tranquille, de nouveaux établissements de langue française voient le jour à l’extérieur du Québec, soit l’Université de Sudbury en 1951, suivi de l’Université de Moncton en 1963. Pour sa part, en 1965, l’Université d’Ottawa fait du français et de l’anglais les deux langues officielles de son établissement. En 1975, la Faculté Saint-Jean est intégrée à l’Université de l’Alberta.
Les universités francophones ou bilingues de l’extérieur du Québec mettent aussi en place de nouveaux lieux de recherche au sein de leurs établissements afin d’appuyer la mobilisation des savoirs en français. En 1958, l’Université d’Ottawa crée le Centre de recherche en civilisation canadienne-française, suivi, en 1968, de l’Université de Moncton qui met en place le Centre d’études acadiennes. L’Université Sainte-Anne emboîte le pas en 1972 et crée aussi un Centre d’études acadiennes. En 1976, l’Institut franco-ontarien prend place à l’Université Laurentienne, suivi en 1978 de la Revue du Nouvel Ontario. À Toronto, en 1979, l’on assiste à la mise sur pied du Centre de recherche en éducation franco-ontarienne. La même année, le Collège universitaire Saint-Boniface lance les Cahiers franco-canadiens de l’Ouest.
Les universités francophones ou bilingues de l’extérieur du Québec mettent aussi en place de nouveaux lieux de recherche au sein de leurs établissements afin d’appuyer la mobilisation des savoirs en français.
2. De 1980-2000 : la quête d’une francophonie tournée vers l’avenir
Malgré les inquiétudes quant à l’avenir de la francophonie en milieu minoritaire pendant les années 1980, le dynamisme des chercheur·e·s dans les établissements francophones ou bilingues est incontestable. Entre autres, en 1991, le Réseau des chercheures féministes de l’Ontario français voit le jour et organise son premier colloque sur l’intervention féministe en milieu francophone à l’Université Laurentienne, à Sudbury en 1992. La même année, le Réseau des chercheurs de la francophonie canadienne est également créé et anime la première université d’été sur la francophonie canadienne à l’Université d’Ottawa. L’année 1993 est particulièrement foisonnante de réalisations. Entre autres, l’ancêtre de l’ACUFC1, le Regroupement des universités de la francophonie hors Québec, est fondé. Comme le dit son nom, le nouveau réseau réunira l’ensemble des établissements de la francophonie en milieu minoritaire. Également en 1993, un réseau de jeunes chercheur·e·s organise le premier colloque sur la recherche en milieu francophone au sein de l’Acfas.
Toujours en 1993, Cornelius Jeanen, de l’Université d’Ottawa, dirige l’ouvrage, Les Franco-Ontariens, qui propose une synthèse des grands moments dans le développement de la collectivité franco-ontarienne. En 1994, avec Yvon Thériault et Jean Lapointe, nous publions une synthèse de l’ensemble des travaux sur la francophonie canadienne2. La même année, la revue Sociologie et Sociétés propose un numéro spécial sur les francophonies nord-américaines qui comprend des articles de Danielle Juteau, Raymond Breton, Joseph-Yvon Thériault, Wilfrid Denis, Monica Heller, Jean Lafontant et moi-même. En 1994, Yolande Grisé publie le compte-rendu des premiers États généraux de la recherche sur la francophonie à l’extérieur du Québec. En 1995 est publié l’ouvrage La francophonie ontarienne codirigé par Jacques Cotnam, Yves Frenette et Agnès Whitfield. En 1999, Joseph-Yvon Thériault coordonne l’ouvrage Francophonies minoritaires au Canada. L'état des lieux. Moncton, N.-B., Éditions d’Acadie. Parrainée par l’ACUFC, la publication doit servir à l’enseignement de la francophonie canadienne.
Ces travaux témoignent d’une nouvelle sensibilité envers la francophonie au pays, qui se veut plus régionale et diversifiée. Franco-Ontariens, Franco-Manitobains, Fransaskois, Acadiens du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse sont tous interpellés par des enjeux qui les distinguent même s’ils sont unis par une même cause, soit l’avenir du français au pays. En plus de s’interroger sur les multiples représentations de la francophonie, les chercheur·e·s commencent aussi à faire porter leurs analyses sur les outils de recherche, les approches méthodologiques et théoriques guidant leurs travaux. La recherche se complexifie. Elle s’interroge à la fois sur les conditions de production de l’identité et des savoirs en milieu minoritaire.
Franco-Ontariens, Franco-Manitobains, Fransaskois, Acadiens du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse sont tous interpellés par des enjeux qui les distinguent même s’ils sont unis par une même cause, soit l’avenir du français au pays.
3. Depuis 2000 : le financement de la recherche
Depuis les années 2000, le gouvernement fédéral a investi de façon plus directe dans le développement de la recherche en milieu minoritaire. En 2002, l’on assiste à une première vague de financement, dont une partie sert à créer l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques, logé à l’Université de Moncton. D’autres centres de recherche ou établissements seront financés à travers le pays, dont le nouveau Bureau des Affaires francophones et francophiles à Vancouver. En 2003, l’on assiste aussi à la création du Consortium national de formation en santé, qui constitue un levier important pour l’enseignement et la recherche en français dans le secteur de la santé. En 2014, la création du Réseau national de formation en justice servira à appuyer le développement de la formation dans le domaine du droit.
Pendant les années 2000, les organismes de recherche comme le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et les Instituts de recherche en santé du Canada créent un programme d’appui à la recherche sur la francophonie canadienne. Ces derniers représentent la deuxième vague de financement de la recherche en appui au milieu minoritaire francophone, mais ils seront de courte durée, faute de projets.
Une troisième vague de financement prend forme dans le cadre des concours pour obtenir des chaires de recherche. En 2004, l’Université d’Ottawa lance son programme de chaire de recherche sur la francophonie canadienne – qui sera renouvelé en 2019 sous un autre nom, les chaires du monde francophone. En 2008, l’Université Sainte-Anne obtient une chaire d’excellence en recherche du Canada sur l’oralité et les traditions populaires des francophonies minoritaires de l’Université Sainte-Anne. Depuis, elle obtiendra deux autres chaires d’excellence en recherche du Canada en études acadiennes.
En 2008, à Saint-Boniface, la première Chaire de recherche du Canada sur l¹identité métisse voit le jour. En 2013, l’Université de Saint-Boniface obtient la Chaire de recherche du Canada sur les migrations, les circulations et les mobilités francophones également à l’Université de Saint-Boniface. En 2020, la Chaire de recherche du Canada sur les minorités dans le milieu théâtral est créée à l’Université Waterloo. En 2021, l’Université de Moncton obtient la Chaire de recherche du Canada sur les francophonies canadiennes et le pouvoir.
En 2008, Joseph-Yvon Thériault, Anne Gilbert et moi-même dirigeons le dernier ouvrage, à ce jour, qui tente de faire la synthèse des grands débats et enjeux sur les minorités francophones. Publié chez Fides, L’espace francophone en milieu minoritaire au Canada. Nouveaux enjeux, nouvelles mobilisations dresse un bilan des enjeux et des mobilisations des minorités francophones du Canada dans de nombreux secteur, dont l’immigration, la santé, le droit, l’économie l’éducation, les lettres, la sociologie et l’histoire. Non seulement l’ouvrage dresse-t-il un état des lieux, il révèle aussi la figure particulière qui décrit peut-être le mieux le chercheur·e en milieu minoritaire, soit celle du chercheur·e engagé·e dans son milieu. Cependant, même s’il n’est jamais neutre, ce dernier ne perd pas pour autant sa capacité à prendre la distance qui s’impose pour jeter un regard critique sur son milieu.
Non seulement l’ouvrage [L’espace francophone en milieu minoritaire au Canada. Nouveaux enjeux, nouvelles mobilisations] dresse-t-il un état des lieux, il révèle aussi la figure particulière qui décrit peut-être le mieux le chercheur·e en milieu minoritaire, soit celle du chercheur·e engagé·e dans son milieu.
Enfin, en 2012, la création de la revue bilingue associée à l’ICRML, la revue Minorités linguistiques et sociétés a pour mandat de promouvoir la pluridisciplinarité et l’interdisciplinarité dans le domaine de la recherche sur les communautés de langue officielle en situation minoritaire du Canada et sur les autres minorités linguistiques du Canada et d’ailleurs dans le monde. La revue poursuit un travail déjà amorcée en 1991, lors de la création de la revue Francophonies d’Amériques. Les revues sont dorénavant de véritables leviers qui permettent de poursuivre le travail de synthèse de la recherche en milieu minoritaire.
Conclusion
Il y aurait tellement d’autres dates à insérer dans cette chronologie de la recherche en milieu minoritaire, que l’on pense à la création de l’Université de l’Ontario français en 2017 ou à l’octroi d’un statut d’université autonome à l’Université de Hearst dans le nord de l’Ontario par le gouvernement de la province. Des nombreuses publications et noms de chercheur.e.s mériteraient aussi d’être mentionnées. Parmi ces personnes, il faut saluer tout le travail de chercheur·e·s comme Gratien Allaire, Nathalie Bélanger, Raymond Breton, Claude Couture, Diane Farmer, Marie-Luce Garceau, Amal Madibbo, Srilata Ravi. La nouvelle génération s’affirme également sur de nombreuses tribunes, que l’on pense à Rémi Léger, Luisa Veronis, ou à Leyla Sall. Tous poursuivent aussi d’ambitieux programmes de recherche sur une diversité de sujets.
Cependant, il importe de reconnaître que les lieux de production de la recherche en français ne sont plus exclusifs aux universités. Le collège La Cité à Ottawa fait preuve d’un dynamisme en recherche singulier dans le domaine des sciences appliquées. Des chercheur·e·s francophones et francophiles font aussi de la recherche en français dans les universités anglophones. Des chercheur·e·s en milieu anglophone exercent une influence déterminante sur la représentation de la francophonie hors Québec. Soulignons l’ouvrage de Richard Joy, Languages in Conflict: The Canadian Experience, publié en 1972 aux Presses de l’Université McGill, qui a donné le ton à l’étude des francophones hors Québec pendant des décennies.
Pour conclure, je ne peux m’empêcher de souligner que si la recherche en milieu minoritaire poursuit son développement, c’est dans un contexte où le français se voit de plus en plus déclassé comme langue scientifique au Canada comme ailleurs. Ce n’est pas un hasard si en 2022, le projet de loi C-13 pour moderniser la Loi sur les langues officielles comprend une disposition en vue d’« appuyer la création et la diffusion d’information en français qui contribue à l’avancement des savoirs scientifiques dans toute discipline. »
[...] si la recherche en milieu minoritaire poursuit son développement, c’est dans un contexte où le français se voit de plus en plus déclassé comme langue scientifique au Canada comme ailleurs.
Ces enjeux ne touchent pas uniquement la recherche en milieu minoritaire francophone. Les chercheurs du Québec sont également interpellés par la situation. Cependant, ces derniers disposent de plus de moyens pour faire face aux enjeux de l’anglicisation, dont l’appui d’un Scientifique en chef et de financements de la part du gouvernement du Québec. À l’extérieur du Québec, la recherche scientifique dépend principalement des financements des conseils de recherche du Canada. L’Acfas veille au grain, mais le gouvernement fédéral doit favoriser l’épanouissement de la recherche en milieu minoritaire francophone au pays et ne pas hésiter à l’appuyer financièrement.
- Linda Cardinal
Université de l'Ontario français
Linda Cardinal est vice-rectrice adjointe à la recherche et professeure à l’Université de l’Ontario français. Elle est professeure émérite à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa et membre du Centre d’études en gouvernance. Elle a été titulaire de la Chaire de recherche sur la francophonie et les politiques publiques de l’Université d’Ottawa de 2004 à 2019. De 2020 à 2021, elle a été Directrice régionale pour les Amériques au sein de l’Agence Universitaire de la Francophonie. Linda Cardinal est secrétaire de l’Académie des sciences sociales de la Société royale du Canada. Elle est aussi membre de l’Acfas-Toronto. La chercheuse est reconnue internationalement pour ses travaux sur les régimes linguistiques comparés, le constitutionnalisme, la citoyenneté et les minorités.
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