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On ne fait rien sans affects, sans être touché, motivé, mis en mouvement par des désirs, même quand on s'adonne aux mathématiques abstraites. Le désir est moteur de toute vie, de toutes productions savantes. Un flux souvent pensé en termes de dualité, parce qu’il faut bien nommer pour capter le sens des choses. Il y a les dualités entre raison et passion, cognition et émotion, corps et esprit ou encore à l’échelle du cerveau – système 1 (celui qui réagit à chaud par réflexe) et système 2 (celui qui refroidit les impulsions). Du côté de la culture, cela peut se décliner en termes de fiction et documentaire, fait et valeur, scientifique et politique. 

Objectivité et subjectivité. Un flux, deux pôles distinguables, mais inséparables, dirait Edgar Morin, ce sociologue qui a écrit une Méthode en six tomes pour faire la démonstration de l’unité des savoirs; unité qui s’explique parce qu'on est fait de poussière d'étoiles et qu’au final tous les savoirs parlent d'un même réel.

Mais la relation entre les deux pôles n’est pas simple, comme le soutient Lorraine Daston, spécialiste de l’histoire intellectuelle des sciences : « Nous sommes les héritiers d’une tradition très ancienne qui oppose la vie de l’esprit à celle du cœur, et d’une plus récente encore, qui oppose les faits aux valeurs »1. Elle poursuit en disant qu’il nous est alors bien difficile de penser science et valeur, tant la science est synonyme de rationalité, de positivité.

Il y a donc une tendance à diviser l’équipe, l’un des joueurs, la subjectivité, étant souvent infériorisé, donc sous-utilisé ou mal utilisé. La notion d’objectivité est souvent associée à une donnée pure, dénuée de tout contexte, au lieu d’être vue comme une visée, comme une intention de comprendre le réel avec le plus de justesse possible. La notion de subjectivité est pour sa part souvent associée à l’émotion, alors qu’il y a beaucoup de connaissances qui viennent de l'expérience des individus qui se traduisent en connaissances intuitives, ou qui se raffinent par la l'intersubjectivité, la rencontres de nos vécus.

On gagnerait donc beaucoup à relier objectivité et subjectivité, à sortir de la dichotomie, à pacifier cette relation pour en tirer toute la force. Et c’est ce que font tous les auteur·trices du présent dossier :


Exploration en quatre temps

Voici quelques propos, lus et retenus, traitant de l’émergence de l’objectivité scientifique, d'une vision spinoziste des affects, de relations entre le vrai et le juste, et d'une perspective neuropsychologique sur le couple raison et émotion. 

L’émergence de l’objectivité scientifique : propos historiques de Lorraine Daston et Peter Galison

C’est par un récit, ici résumé, que les auteurs d’Objectivité, Lorraine Daston et Peter Galison, amorcent leur ouvrage sur l'histoire de l’objectivité scientifique2.

Un puissant flash de lumière de quelques millisecondes balaie la trajectoire de la chute d’une goutte de liquide sur une surface. Une image s’imprime sur la rétine3 d’Arthur M. Worthington 91852-1916), physicien et éducateur britannique. On est en 1875, et il est en train de mettre au point sa méthode de « classification visuelle systématique » représentant étape par étape le moment où une goutte frappe une surface. Il répétera l’expérience des milliers de fois, avec du lait ou du mercure, sur une surface dure ou liquide. Dans ces images de « gouttes compilées », il cherchait le régulier et idéal type. Mettant de côté l’accident, il a traduit le tout en illustrations parfaitement symétriques : « nervures, branches, bulles, jets4.

Coup de théâtre, « au printemps 1894, il réussit à fixer l’éclaboussure d’une goutte au moyen de la photographie »5. La nature, rétive aux lignes droites, affirma son imperfection par la solidité d’une preuve mécanique. 

L’année suivante, le physicien avoua sa conversion « aux images décrivant le monde physique dans toute sa complexité et son individualité asymétrique – ce qu’il appelait, pour résumer, une « vue objective »6

Pour Daston et Galison, cette conversion témoigne, on ne peut mieux, d’une sorte de révolution dans les sciences empiriques. Les auteurs parlent littéralement « de la création d’une nouvelle vertu épistémique »6. Et c’est ce dont il sera question dans leur ouvrage : « la recherche d’une nouvelle forme de vision, impartiale, aveugle et sans réflexion, qu’on appelle l’objectivité scientifique ».

Une relation diplomatique avec nos fauves : propos spinozistes de Baptiste Morizot

Faisons ici une courte plongée de ce qui fait « mauvaise réputation » à la subjectivité : notre nature émotive, passionnelle, pulsionnelle. Une sorte d'invitation à renouveler notre relation avec cette instabilité intérieure.

Dans le chapitre « Cohabiter avec ses fauves » de Manières d’être vivant, Baptiste Morizot fait appel à Baruch Spinoza (1632-1677) pour proposer une approche relationnelle apaisée avec nos affects. Il prend comme point de départ l’usage problématique de la métaphore animale dans l’histoire occidentale7 dominée par l'idée de soumission de cette bête intérieure. La voracité du porc, ou encore le mythe du cocher – dans le Phèdre de Platon – où celui-ci essaie de bien tenir ses deux chevaux : la passion concupiscente et la passion noble. 

Cet usage métaphorique des animaux serait d’autant problématique qu’on se serait trompé, selon Morizot, sur ce qu'est un animal. « L’éthologie qui les observe de près montre bien qu’ils n’ont pas la férocité sans frein que la morale du cocher attribue aux passions animalisées. Fauve signifie ici : bien vivant, mais avec sa logique propre »8. Alors, non seulement cela réduit notre vie intérieure à un « champ de bataille », mais cela appauvrit aussi notre relation aux autres animaux. 

Le philosophe propose alors de relire l’Éthique de Spinoza comme une « tentative d’en finir avec ce rapport infériorisant […] où vivre consiste à dresser, opprimer, dominer, mater notre nature animale ». Spinoza parle plutôt des passions non pas comme « des bêtes irrationnelles, dépendantes et indociles, mais des animaux sauvages autonomes en nous, qu’il faut influencer, orienter, amadouer »9.

Puis, Morizot, pour définir la relation diplomatique, fait ce beau parallèle entre les êtres vivants et les passions : « La diplomatie avec le vivant en soi et hors de soi est un type de relation qui devient pertinente lorsqu’on cohabite ensemble, sur un même territoire, avec des êtres qui résistent et insistent. Des êtres qui, pour autant, ne doivent pas être détruits ou affaiblis outre mesure, car notre vitalité dépend de la leur. Il est ainsi des passions »10.

Enfin, du côté de la raison, cette force d’objectivation, il souligne que Spinoza ne la conçoit pas « comme une volonté abstraite capable de s’imposer aux désirs, mais comme une certaine manière qu’a le désir de s’influencer lui-même, passant de la passion à l’action »11. Une belle proposition pour enfin ramener la raison que le même plan que la passion; une manière d'apaiser les tensions entre objectivité et subjectivité...

Le vrai, le juste, la science et la politique : propos « latouriens » de Bruno Latour

En janvier 2002, le philosophe Bruno Latour (1947-2022) discutait avec François Ewald, à l’émission À voie nue de France Culture. Dans l’épisode intitulé La société du risqueheureusement republiée en 2022 -, la dualité « politique et scientifique », sous la forme du juste et du vrai, a retenu mon attention. De fait, je suis assez dubitative quand j'entends des propos limitant le rôle de la science à la simple production des données. Car ce serait pure perte que notre collectivité ne puisse pas profiter de la réflexion sur le juste, l'éthique, le bien commun, de la part des personnes qui font métier de recherche publique. Il s'agit tout simplement qu'elles puissent distinguer ce qu'elles savent, de ce qu'elles pensent qu'on devrait faire. 

Bruno Latour propose de dépasser cette répartition des rôles où le scientifique doit dire le vrai, et le politique, dire le juste. Cette distinction lui parait « complètement calamiteuse », car on met les experts [ou scientifiques] devant « une tâche impossible en leur demandant de s'occuper du vrai sans le juste. 

Les sciences, d'ailleurs, si on les étudie un peu en détail, dit-il […], « nous amènent à beaucoup d'autres fonctions que le vrai. Elles nous amènent [par exemple] à traiter de l'incertitude sur les êtres qui composent notre monde ». Sa notion d’être, si ma compréhension est adéquate, est assez originale. Il y met « tout » : les technologies, les particules élémentaires, les animaux, les concepts, etc. Et il voit les scientifiques comme des producteurs, ou des révélateurs, d’êtres nouveaux qu'ils introduisent dans le monde. Et quand on pense à l’accélération de la production des nouvelles connaissances, technologies, matériaux, biomolécules, au cours du dernier siècle, on comprend que notre monde soit un peu surpeuplé... 

Le scientifique ajoute donc au monde des nouvelles créatures – un autre des termes de Latour pour parler des êtres –, ils ne peuvent donc pas, il me semble, se retirer après les avoir livrés sur le territoire commun. Latour voit aussi pour les scientifiques une « une tâche d'alerte » quant au nombre et et un rôle d’éclaireur quant à ce qu’il y a à faire avec tous ces êtres qui forment notre monde. 

Enfin, pour sortir de cette situation impossible, si je me risque à résumer la pensée du philosophe, je dirais qu’il faut que le vrai et le juste ne soient pas cloisonnés : le politique doit être capable de penser le vrai (la recherche de données fiables, le doute méthodique, la reconnaissance de ses zones d’ignorance), et le scientifique doit participer à définir le juste (les valeurs, l’éthique et la morale du monde commun, bref la subjectivité collective). 

Raison et émotion : propos neurospychologiques d’Isabelle Blanchette

C’est peut-être ici le couple le plus proche de l'objectivité et de la subjectivité; vous pouvez faire l'exercice dans les propos suivants de remplacer raison et émotion par objectivité et subjectivité. C’est pour cela que je permets ici de revenir sur cet entretien publié en mars 2021, notre Magazine dans le dossier sur la vie intérieure des chercheur·euses.  

  • Et par la même occasion, je vous suggère, du même dossier, le Ce que peut dire la fiction d’Alexis Lussier, où il nous mentionne que de parler « de la vie intérieure du chercheur, ou du théoricien, c’est très vite parler d’un désir de penser, mais aussi d’un désir de clarté ».

Extraits des propos d’Isabelle Blanchette, chercheuse en psychologie du raisonnement
[entretien intégral]

Émotions, sentiments et affects, c’est ce que nous appelons les processus affectifs, des processus adaptatifs qui ont évolué en relation avec l’environnement sur une très longue période. Effectivement, ce qui caractérise ces processus affectifs est le fait qu’ils donnent une impulsion, un mouvement (émotion, émouvoir, motio); mouvement d’attirance ou de répulsion, affect positif ou négatif. 

[…]

[Du point de vue de la psychologie] « la raison est comprise comme une utilisation de processus mentaux structurés, systématiques et rigoureux pour en arriver à des inférences sensées. Les processus cognitifs de haut niveau – le jugement, le raisonnement, la prise de décision, la résolution de problèmes – requièrent des ressources cognitives, des efforts et une intention pour être enclenchés. »

[…]

[Entre les processus affectifs et cognitifs], la frontière est loin d’être étanche, et en recherche, une vision unifiée s’est développée au cours des dernières années. Règle générale, les processus affectifs font appel aux processus cognitifs. Ils impliquent presque nécessairement une évaluation (cognitive) de la situation pour estimer si celle-ci nous est favorable, défavorable, menaçante, etc. Et on peut réguler nos émotions en réévaluant la situation, en tirant des inférences différentes. Pour caractériser les émotions, certains modèles parlent de deux dimensions fondamentales : la valence (positif ou négatif) et l'activation (physiologique ou subjective). Ces deux dimensions seraient présentes dans tous les processus affectifs.

[…]

L’analyse des activités neuronales aide aussi à départager les processus affectifs des cognitifs. Des zones du cerveau sont davantage associées au traitement des émotions, dont les amygdales (peur), le cortex préfrontal ventromédian (sentiment de plaisir, renforcement positif) et l'insula (sentiments corporels, dégoût). D’autres, dont le cortex préfrontal dorsolatéral, sont typiquement associées aux processus plus « froids », comme la mémorisation et le traitement de l'information.  

Références
  • Daston, Lorraine (2024). L'économie morale des sciences modernes : jugements, émotions et valeurs, Éditions La découverte, 164 p.
  • Daston, Lorraine et Peter Galison, Objectivité. Les Presses du réel, Collection Fabula, 2012, 581p. Traduit de l'anglais par Sophie Renaut et Hélène Quiniou (titre original : Objectivity, Zone Books, 2007).
  • Morizot, Baptiste (2020). Manières d'être vivant. Éditions Actes Sud, 325 pages.

[1] Daston, 2014, p.21.

[2] Daston, Lorraine et Peter Galison, Objectivité. Les Presses du réel, Collection Fabula, 2012, 581p. Traduit de l'anglais par Sophie Renaut et Hélène Quiniou (titre original : Objectivity, Zone Books, 2007).

[3] Voir l’article de Wikipédia présentant le concept de persistance rétinienne, dont la découverte est attribué à Lucrèce : https://fr.wikipedia.org/wiki/Persistance_r%C3%A9tinienne

[4] Daston et Galison, 2012, p.21.

[5] Daston et Galison, 2012, p.20.

[6] Daston et Galison, 2012, p.23.

[7] Daston et Galison, 2012, p.23.

[8] Morizot, 2020, p.177.

[9] Morizot, 2020, p.187.

[10] Morizot, 2020, p.180.

[11] Morizot, 2020, p.188.

[12] Morizot, 2020, p.193.

  • 1

    Daston, 2014, p.21.

  • 2

    Daston, Lorraine et Peter Galison, Objectivité. Les Presses du réel, Collection Fabula, 2012, 581p. Traduit de l'anglais par Sophie Renaut et Hélène Quiniou (titre original : Objectivity, Zone Books, 2007).

  • 3

    Voir l’article de Wikipédia présentant le concept de persistance rétinienne, dont la découverte est attribué à Lucrèce : https://fr.wikipedia.org/wiki/Persistance_r%C3%A9tinienne

  • 4

    Daston et Galison, 2012, p.21.

  • 5

    Daston et Galison, 2012, p.20.

  • 6a6b

    Daston et Galison, 2012, p.23.

  • 7

    Morizot, 2020, p.177.

  • 8

    Morizot, 2020, p.187.

  • 9

    Morizot, 2020, p.180.

  • 10

    Morizot, 2020, p.188.

  • 11

    Morizot, 2020, p.193.


  • Johanne Lebel
    Acfas

    Elle est rédactrice en chef du Magazine de l'Acfas, et elle est responsable de la collection des Cahiers scientifiques, du programme des Prix Acfas et concours La preuve par l'image. Elle dirige aussi le Forum international Science et société, un événement qui réunit depuis 25 ans des chercheurs et des collégiens, le temps d'une fin de semaine.

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