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Yves Gingras, Université du Québec à Montréal

 

Extraits de la conférence d’ouverture du Colloque 
Les cent ans de Guy Rocher: héritage et vision d'un grand bâtisseur de l'enseignement supérieur
organisé Par l’Université du Québec et la Fédération des Cégeps, le 18 avril 2024.

Guy Rocher et Yves Gingras lors du Colloque Les cent ans de Guy Rocher: héritage et vision d'un grand bâtisseur de l'enseignement supérieur, 18 avril 2024. Crédits : Myriam Payette.

Célébrer le centenaire de Guy Rocher (1924-) nous offre une belle occasion de rappeler les grandes transformations qu’a connues l’enseignement supérieur au Québec au cours de son siècle. 

On pense bien sûr à l’immense héritage du Rapport Parent – cinq volumes publiés entre 1963 et 1966 –, dont Guy Rocher a été un membre éminent, qui a produit une réflexion approfondie qui a infléchi radicalement le sens, la direction et la structure de l’enseignement supérieur au Québec (1).

Cet événement marquant du début des années soixante, qui répondait à la nécessité ressentie au sein de l’élite de mettre un peu d’ordre dans ce qui était devenu un fouillis de programmes, de voies d’accès et d’institutions mal coordonnés ne doit toutefois pas faire oublier que ce qui a rendu possible cette nouvelle fondation de l’enseignement supérieur, ce sont des développements majeurs survenus au cours de l’entre-deux-guerres. 

De Newman à Humboldt

L’année 1920 voit la création de l’Université de Montréal comme institution autonome et celle de l’École supérieure de chimie à l'Université Laval. Mais tout comme Laval avait été fondé en 1852 sur le modèle de l’Université catholique de Dublin, créée la même année et théorisée par le Cardinal Newman dans un livre devenu un classique, L’Idée d’université, la fondation de l’Université de Montréal, pourtant survenue 70 ans plus tard, s’est construite sur le même modèle. Son premier recteur, Mgr Georges Gauthier, cita amplement Newman dans son allocution du 13 novembre 1919 intitulée La mission de l’université. Or, pour Newman, et Mgr Gauthier acquiesce, la tâche essentielle de l’université est d’enseigner (2). Et en bon catholique, Mgr Gauthier voulait que l’université, qui forme l’élite des dirigeants, demeure « le boulevard des idées saines » face au « débordement d’idées fausses qui menace de tout emporter » (3). Il est vrai qu’il écrivait au temps de la révolution russe. Il parla d’ailleurs davantage de Karl Marx que de la recherche, car il avait bien lu le Cardinal Newman qui disait (4):

  • « Si l’université se proposait la recherche scientifique ou philosophique, je ne vois pas pourquoi elle accueillerait des étudiants ». 

Newman répondait ainsi à la vision allemande de l’université de recherche, le fondateur de l’université de Berlin en 1809, Wilhelm von Humboldt (1767-1835), ayant clairement affirmé que (5) :

  • « On fait manifestement du tort aux universités en expliquant qu’elles ne sont destinées qu’à enseigner et à diffuser la science, alors qu’il reviendrait aux académies de la développer ».

Si cela peut aujourd’hui faire sourire, c’est que la vision humdoldtienne s’est imposée à travers le monde depuis la fin du 19esiècle. Et au Québec, on doit à Marie-Victorin d’avoir fait la promotion de la recherche universitaire contre l’idée newmanienne de l’université reprise par Mgr Gauthier. En effet, à peine deux ans après le discours du recteur, Marie-Victorin profita de la rentrée universitaire de septembre 1922 pour dire clairement dans un article du Devoir que : 

  • « Mis à part les facteurs moraux et religieux qui sont à la base de l’ordre social […] un peuple vaut non seulement par son développement économique, industriel et commercial, mais encore et surtout par son élite de penseurs, de chercheurs et de savants, par son apport au capital scientifique de l’humanité ».

« Mis à part les facteurs moraux et religieux qui sont à la base de l’ordre social […] un peuple vaut non seulement par son développement économique, industriel et commercial, mais encore et surtout par son élite de penseurs, de chercheurs et de savants, par son apport au capital scientifique de l’humanité  », Marie-Victorin, 1922.

En 1936, 37 et 38, profitant de l’élection de Maurice Duplessis, Marie-Victorin définit clairement les éléments d’une véritable politique de développement scientifique dans trois textes fondamentaux parus dans Le Devoir  : « Après la bataille, les œuvres de paix », « Pour un Institut de Géologie » et « La science et notre vie nationale ». Cela se traduisit par une subvention annuelle récurrente à l’Acfas, la création du Conseil provincial des recherches, la création de l’École des mines et la complétion du Jardin botanique. 

Cette promotion forte de la recherche universitaire ne plaisait pas à tous et, par exemple, Lionel Groulx s’en plaignait en septembre 1936 à Pierre Dansereau en lui disant : « J’estime que l’institution n’a pas pour but suprême de faire de nos jeunes gens des savants, mais d’abord des Canadiens français et des catholiques », et il ajoutait : « Rien ne nous avancera de former des savants s’ils deviennent des déracinés et des incroyants ». 

Écrivant à Dansereau quelques mois plus tard, Marie-Victorin lui dit : « Je me suis rendu compte que vous vous êtes fait à vous même un christianisme très vivant, libéré, fier, utilement teinté d’anticléricalisme, et pour moi, rempli de promesses »(6).

Tout frère des Écoles chrétiennes qu’il fut, Marie-Victorin avait en effet une autre idée que Groulx quant aux liens entre la religion et le développement de la nation. Il disait par ailleurs à sa sœur mère Marie-des-Anges qu’« il faut se méfier du passé » (écho probable au livre de Groulx, Notre maître le passé). Heureusement Dansereau a suivi le chemin de Victorin… 

Quoi qu’il en soit, d’autres développements, appuyés de subventions gouvernementales, viendront par la suite dans les années 1940 et 50, mentionnons :

  • 1943 : École de génie électrique, Université Laval
  • 1946 : École Arpentage et génie forestier, Université Laval 
  • 1956 : Faculté des sciences de l’Université de Sherbrooke

On le voit, la lumière n’était pas totalement absente de ces décennies prétendument de grande noirceur… Mais il est vrai que la lumière puissante et éclatante qui s’est dégagée du Rapport Parent a pu faire de l’ombre à ces années pourtant décisives qui, selon Marie-Victorin, avaient vu naitre ce qu’il nommait déjà en 1935 « une révolution » qu’il considérait comme profonde et définitive. 

Prenant acte de ces transformations qui ont éloigné la mission de l’université de la conception newmanienne pour la rapprocher de la conception humboltdienne, le rapport Parent définissait d’ailleurs clairement cette mission pour la première fois (7) :

  • « L’Université exerce aujourd’hui une triple fonction : transmettre les connaissances dans leur état le plus récent; former des spécialistes dans la pratique ou l’étude des principales disciplines; faire avancer les connaissances dans toutes les disciplines par la réflexion imaginative et créatrice, et par la recherche ».

« L’Université exerce aujourd’hui une triple fonction : transmettre les connaissances dans leur état le plus récent; former des spécialistes dans la pratique ou l’étude des principales disciplines; faire avancer les connaissances dans toutes les disciplines par la réflexion imaginative et créatrice, et par la recherche ». Rapport Parent, 1964.

On comprend qu’en 1970, peu de temps avant son décès, Jacques Rousseau, qui fut longtemps le bras droit de Marie-Victorin et qui devint lui-même un grand naturaliste, ait affirmé qu’ « en 1930 on semait et en 1960 on récoltait », ajoutant que Marie-Victorin était le père de l’université moderne au Québec.

Mais cette université moderne encore peu développée faute d’argent restait l’apanage d’une élite et seul le baby-boom, aux répercussions mondiales, a vraiment commandé une réforme majeure de l’enseignement supérieur. Ici le Rapport Parent a fait preuve d’originalité en créant les cégeps (collèges d’enseignement général et professionnel), et en exigeant la création rapide d’une nouvelle université de langue française à Montréal, de « centres d’études universitaires » qui deviendront l’UQTR, l’UQAC et l’UQAR, ainsi que d’un « centre universitaire de sciences appliquées » pour former des techniciens ingénieurs qui deviendra l’ÉTS en 1974. Cette grande réforme voit aussi la création de l’ÉNAP et de l'INRS en 1969, puis de la TÉLUQ en 1972; l’UQAT et l’UQO venant compléter le réseau au début des années 1980. Tout cela a grandement facilité l’accès à l’université dans toutes les régions du Québec. 

Focalisés sur l’importance de rendre l’université accessible à la nouvelle génération d’après-guerre, et ne voulant pas compromettre le développement des universités existantes, on peut comprendre que les auteurs du Rapport aient suggéré de limiter les nouvelles universités du Québec à l’enseignement au premier cycle. Il faut donc saluer la clairvoyance du comité de neuf membres, présidé par Guy Rocher qui, en 1965, avait été chargé par le ministre Paul Gérin-Lajoie d’étudier « les modalités de réalisation d’une nouvelle université de langue française à Montréal ». On y trouvait d’ailleurs le mathématicien Maurice L’abbé, alors président sortant de l’Acfas, qui s’était opposé à l’Université des jésuites en 1961, et l’économiste Livia Thur qui deviendra la première présidente de l’Acfas dix ans plus tard. Les membres avouaient que c’était une erreur du rapport Parent d’avoir suggéré de limiter le développement de la nouvelle université au niveau de l’enseignement de premier cycle, car (8):

  • « ...limiter ainsi l’université, c’est en quelque sorte lui faire violence; c’est imposer à l’institution et à chacun de ses départements des frontières artificielles; c’est entraver la tendance naturelle de toute université vers la recherche, laquelle alimente et soutient de façon nécessaire l’enseignement». 

De plus, ajoutèrent-ils :

  •  « La perspective d’être coupé de la recherche nuira considérablement au recrutement d’un corps professoral qualifié; et il faut s’attendre à ce que les meilleurs éléments abandonnent une institution qui aura été mise systématiquement en position d’infériorité par rapport aux institutions immédiatement voisines ».

Ils avaient bien compris qu’au-delà des beaux discours, les universités sont objectivement en compétition pour les étudiants, les professeurs, les octrois de recherche, etc. Notons au passage que cette idée de limiter les développements de certaines universités est revenue sur le devant de la scène au début des années 2000 avec la rhétorique encore présente des universités qui se disent « de classe mondiale » et qui demandent de ce fait à être distinguées des autres… 

La « tendance naturelle de toute université est vers la recherche », notée par le comité, s’est accentuée au cours des décennies suivantes au point que depuis le tournant du présent siècle, on peut dire que la logique du champ scientifique, définit par la course aux publications et par la recherche de capital symbolique, exerce une forte emprise sur la logique du champ universitaire dont le cœur de la mission demeure tout de même l’enseignement, volet qui accapare plus des trois quarts de la population étudiante se formant au premier cycle pour ensuite rejoindre le marché du travail (9). Cette radicale inversion des priorités entre enseignement et recherche a entrainé des dérives très actuelles qui font de l’enseignement une chose jamais vraiment prise au sérieux, quoi qu’en disent les discours officiels. L’exemple extrême est sans conteste cette annonce récente (en 2021) d’un poste dans une institution québécoise qui décrivait en détail sur cinq lignes les exigences en matière de recherche et de publication auxquelles le futur « professeur » devrait répondre et ajoutait à la toute fin une courte phrase : « Avoir acquis une expérience d’enseignement universitaire serait un atout ». Cet exemple, qui est loin d’être unique, montre que les capacités d’enseignement d’un « professeur » n’ont aucune importance et qu’en parlant de « professeur », on veut en vérité dire « chercheur »…

Notons aussi qu’alors même qu’on entend depuis quelque temps de nombreux discours sur « la science en français », la réalité est toute différente. Parfois, on n’hésite pas à embaucher de professeurs unilingues anglais dans les universités francophones au nom de la « compétition mondiale », ajoutant bien sûr que cette personne apprendra sans problème le français en deux ans… À cela s’ajoute la course aux clientèles des étudiants étrangers qui exige évidemment de donner des cours en anglais dans des institutions qui pourtant avaient été créées pour justement rendre accessible la formation en français à tous les cycles et dans toutes les disciplines. Bien sûr, cela se fait sous le couvert vertueux de la rhétorique de la « globalisation » et de l’ouverture aux autres, cela va sans dire… mais personne n’est dupe.

Quoi qu’il en soit, le succès éclatant de cette seconde université de langue française à Montréal a été récemment exprimé de façon lapidaire par le recteur de L’UQAM qui a osé affirmer que « depuis sa création, en 1969, l’UQAM a diplômé 300 000 personnes soit autant que l'Université McGill en plus de 200 ans ». Cela a bien sûr fortement déplu aux esprits timorés, mais les faits, même déplaisants, restent néanmoins des faits, comme disait le grand sociologue Max Weber. Rappelons aussi qu’environ 50% des inscrits au sein de l’UQ sont encore aujourd’hui des étudiants de première génération (10). 

Aussi, sinon plus, important que la création de l’Université du Québec, ce fut la création des cégeps comme lieu de transition entre le secondaire et l’université, ou le marché du travail, car ils intègrent la formation professionnelle et générale.

Mais aussi, sinon plus, important que la création de l’Université du Québec, ce fut la création des cégeps comme lieu de transition entre le secondaire et l’université, ou le marché du travail, car ils intègrent la formation professionnelle et générale. Le plus important, je pense, fut le fait que cette nouvelle étape de formation demeure gratuite, ce qui a contribué fortement à l’accessibilité des études supérieures. Il est en effet connu que la crainte de l’endettement est plus forte chez les pauvres que chez les riches. Comme le mentionnait le rapport Parent, l’idée était de :

  • « ...donner, à l'intérieur d'un système scolaire unifié, une formation professionnelle terminale, de hausser le niveau des études professionnelles alors offertes en 12e et 13e années, et de donner une meilleure préparation générale aux étudiants qui vont entrer en faculté ». 

La commission Parent rappelait le fouillis qu’était devenu l’enseignement préuniversitaire dans une longue énumération identifiant des dizaines d’établissements distincts qui donnaient des enseignements de 12e et de 13eannées, dont près de cinquante instituts familiaux, plus d'une soixantaine d'écoles normales, sans compter les nombreux instituts de technologie, collèges commerciaux, écoles d'infirmières et écoles d'arts et de musique. 

Les commissaires s’étaient convaincus que sans une réorganisation fondamentale, « on continuera à ne faire bénéficier qu'une minorité d'un enseignement de bonne qualité tandis que la masse des autres recevra un enseignement sans grande valeur. »

Cette accessibilité supposait la mise en place d’institutions permettant à tous, peu importe leurs origines sociales et régionales, de réellement profiter d’une éducation supérieure de qualité. C’est en partie cette mission de démocratisation régionale qui fait en sorte que le Québec compte aujourd’hui 48 cégeps, répartis dans toutes les régions, accueillant environ 200 000 étudiants. 

Toujours à la recherche de clientèle, les recteurs, alors réunis dans la CRÉPUQ maintenant défunte, appuyés par la Fédération des commissions scolaires, ont bien rêvé en 2004 lors du Forum sur l'avenir de l'enseignement collégial, organisé par le gouvernement de Jean Charest qui disait « mettre tout sur la table » – donc y compris la fermeture des cégeps! – de s’accaparer le butin cégépien, la première année allant au secondaire et la seconde à l’université. Mais des esprits plus sobres, regardant les coûts d’un tel chambardement inutile, ont, semble-t-il, calmé les esprits. Sans compter (comme me le disait mon collègue Pierre Doray) qu’on voit mal quel ministre aurait eu le courage de décider quel prof de cégep irait au secondaire et quel prof irait à l’université! 

Grand connaisseur du monde l’éducation, Paul Inchauspé avait d’ailleurs dit qu’étant « à cheval sur la dernière année du secondaire et sur la première universitaire » le cégep est entre deux systèmes et « s’expose à être désarçonné : le destin du cégep, tant qu’il existera, sera, disait-il, d’être remis en question » (11).

Les cégeps et la recherche

Depuis, les choses ont évolué, et les cégeps se sont découvert un goût pour la recherche, jusque-là mission officielle sinon même réservée à l’université. Rappelant qu’ils relèvent de l’ordre de l’enseignement supérieur, leurs dirigeants ont ainsi mis de plus en plus de l’avant le fait que leurs institutions étaient aussi des lieux de recherche! Car, comme je l’ai dit, c’est là que réside le prestige. Il est vrai que la création des premiers CCTT (centres collégiaux de transfert technologiques) en 1983 comme « lieux de recherche appliquée, d’aide technique, de formation et de diffusion d’information » a favorisé ce virage. Cette tendance à considérer la recherche comme faisant aussi partie de manière plus ou moins explicite de la mission des cégeps n’est cependant pas anodine et sera ensuite promue de façon plus large par l’Association de la recherche collégiale créée en 1988.

Vu dans le long terme, cette évolution n’est pas sans relation avec l’écart de plus en plus grand entre la production de doctorats et l’absence de débouchés universitaires. En 2021, le Conseil des académies canadiennes (CAC) observait que le nombre de diplômés du doctorat augmente, mais que les ouvertures de postes menant à la permanence stagnent ou diminuent (12). On le sait, il y a maintenant dans les universités québécoises environ autant de chargés de cours que de professeurs qui enseignent, et les étudiants de premier cycle ne savent pas faire la différence entre les deux.

Une conséquence inattendue de ces évolutions a été l’augmentation du nombre de détenteurs d’un doctorat embauchés au niveau collégial. Alors que le PhD est une condition d’embauche à l’université cela n’est pas le cas au niveau cégep. On comprend dès lors que ces personnes veuillent faire fructifier leur expertise et qu'elles soient tentées par la recherche. Au niveau structurel cependant, on comprend aisément que si la recherche devient une mission officielle des cégeps en plus de sa mission fondamentale actuelle de formation générale et professionnelle, alors on les aura de facto transformées en universités! Et les dirigeants auront alors les mêmes maux de tête que les universités, devant gérer les dégrèvements et chercher des chargés de cours pour remplacer ces « chercheurs ». Aussi, si les sommes disponibles ne sont pas ajustées en conséquence, ces derniers viendront gruger des fonds de recherches déjà incapables de soutenir adéquatement les chercheurs universitaires. 

Voilà où le système d’enseignement supérieur en est actuellement au Québec et de nombreux indices suggèrent qu’il est peut-être temps d’y consacrer une nouvelle réflexion en profondeur et surtout ambitieuse, le courage des rédacteurs du Rapport Parent pouvant même inspirer et servir d’aiguillon. On a bien vu quelques essais de réflexion générale au cours des dix dernières années. Pensons à l’excellent rapport Bissonnette-Porter de 2013, L’Université québécoise. Préserver les fondements, engager des refondations, suivi en 2020 par le plus consensuel rapport sur l’Université québécoise du futur présenté par le scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion.

Du côté des intellectuels et des universitaires, le sentiment de crise avait commencé à s’exprimer dès le milieu des années 1990. Pensons seulement au Naufrage de l’université (Michel Freitag, 1995) et à L’université en ruines (Bill Readings, 1997). Il y a eu aussi quelques ouvrages publiés par des ex-hauts dirigeants d’universités qui réclamaient la création d’universités de classe mondiale et la concentration des ressources entre leurs mains évidemment. 

Plus significative et plus inquiétante est à mon sens la multiplication récente d’ouvrages dénonçant le déclin de la liberté académique tant à l’université qu’au cégep. Pensons à Liberté Surveillée (2019) suivi de Liberté malmenée (2022), et de Liberté universitaire et justice sociale (Arnaud Bernadet et Isabelle Arseneau, 2022) et enfin La nostalgie de Laure (Isabelle Arseneau, 2023). Il y eut aussi bien sûr en décembre 2021 le dépôt à la ministre de l’Éducation du rapport de la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire, vite connu sous le nom plus court de Rapport Cloutier, lequel a mené à l’adoption – sans opposition, notons-le – de la loi 32 en juin 2022. À mon avis, il ne serait d’ailleurs pas très compliqué d’adapter cette loi pour protéger la liberté académique des professeurs de cégep qui est elle aussi parfois bafouée.

Face à toute cette agitation, des voix plus autorisées que la mienne demandent la création d’une nouvelle Commission Parent. Je ne porte pas de jugement sur cette demande sinon pour dire qu’une telle commission ne devrait pas proposer une fuite en avant et spéculer sur « l’Université du futur », mais bien analyser la situation actuelle de l’enseignement supérieur et proposer des actions concrètes comme l’avait fait le rapport Parent. Il ne faudrait surtout pas chercher à le rendre soi-disant « représentatif » de toutes les prétendues « parties prenantes » qui se multiplient sans cesse par catégories, mais le confier à un comité de quelques sages, soit des personnes qui, comme Lise Bissonnette et John Porter il y a dix ans, ont su penser au-dessus de la mêlée.

Réaffirmer la mission fondamentale de l’université

Cinquante ans après le Rapport Parent, le rapport Bissonnette-Porter avait rappelé avec vigueur que (13) :

  • « L’université n’est pas une entreprise […], mais elle n’est pas non plus une institution financière, sociale, culturelle, hospitalière, communautaire issue d’une réponse à des besoins ponctuels et changeants ». 

Je pense que cela s’applique également aux cégeps; les formations techniques, par exemple, ne doivent pas négliger la philosophie, la littérature et la maîtrise du français. Nos établissements d’enseignement supérieur ne peuvent être contraints, sous les pressions de différents gouvernements et des entreprises, à répondre rapidement aux changements ponctuels. Ils doivent être des acteurs du long terme, qu’on finance en ayant cette vision de leur impact dans le temps long. En fait, la lenteur à réagir aux changements est souvent une qualité qui permet d’éviter l’excitation et les modes passagères.

En parlant spécifiquement des universités, le rapport Bissonnette-Porter continuait en affirmant que :

  •  « Aucun autre lieu, au sein de nos sociétés, n’a un rapport aussi intégral au savoir, de sa création à sa transmission en passant par ses usages et ses voies d’accès. Et aucun autre lieu, au sein de nos sociétés, n’a un rapport aussi libre au savoir qui n’est pas simplement la clé du développement, comme le veut le poncif actuel, mais l’assise de notre capacité de penser le monde ».

« Aucun autre lieu [que l'université], au sein de nos sociétés, n’a un rapport aussi intégral au savoir, de sa création à sa transmission en passant par ses usages et ses voies d’accès. Et aucun autre lieu, au sein de nos sociétés, n’a un rapport aussi libre au savoir qui n’est pas simplement la clé du développement, comme le veut le poncif actuel, mais l’assise de notre capacité de penser le monde ». Rapport Bissonnette-Porter, 2013.

À une époque antérieure et avec d’autres mots, Marie-Victorin disait essentiellement la même chose en 1932 quand il déclarait que : « l’université est un grand temple. Et ce temple a une âme : c’est le culte qui s’y déroule, en l’espèce, culte de la vérité, de la beauté, du service désintéressé. Chasser cette âme : le temple devient une boutique, et l’autel devient un étal! » (14).

Rappeler la mission fondamentale de l’enseignement supérieur n’est pas superflu, car j’ai toujours trouvé curieux de lire des déclarations de hauts dirigeants répétant solennellement plusieurs fois dans un même texte qu’ils se dévouaient à la mission de leurs institutions, sans presque jamais la définir, comme si elle allait de soi et qu'elle était bien connue. Il en va d’ailleurs de même de la défense de l’autonomie, une notion à géométrie variable (15).

Ainsi, un recteur d’une université ontarienne disait il y a quelques années que sa priorité absolue était la « lutte contre le racisme ». Face à ce genre d’objectifs légitimes et qui peuvent alimenter de belles carrières, on se doit toutefois de rappeler que la mission propre de l’enseignement supérieur est ailleurs et de signaler qu’il se trompe manifestement de strapontin, et qu'une direction d'une ligue des droits et libertés conviendrait mieux. Être à la tête d'une université, c'est diriger une institution « responsable du développement et de la transmission des connaissances», comme le rappelait en 2020 le scientifique en chef du Québec dans son rapport sur l’université du futur (16).

D’autres dirigeants font plutôt la promotion plus vague de l’engagement social! Autre erreur il me semble, et ceux et celles qui doutent encore du danger de la confusion entre le rôle d’évangéliste du bien commun et celui de fiduciaire de la mission de l’enseignement supérieur, limitée mais fondamentale, n’ont qu’à observer ce qui se passe au sud de la frontière et méditer sur le sort réservé à certaines présidentes d’université prestigieuses. Mieux vaut suivre la voie du Sénat de l’Université de Chicago qui a adopté en 1967 – période alors forte en débats idéologiques – une politique selon laquelle les établissements d’enseignement supérieur en tant qu’institutions ont un devoir de réserve face à tout énoncé de nature à donner l’impression qu’ils prennent parti dans des débats sociaux complexes sur lesquels le monde académique est, tout comme la société, nécessairement divisée; d'autant plus que jamais les chefs d’établissements n’ont reçu de tels mandats sociaux.

On peut comprendre que les personnes qui croient encore à la noble mission des universités – et que les cyniques, arrivistes et autres esprits soi-disant « pragmatiques » traitent d’idéalistes – puissent parfois exprimer leur déprime. On peut, par exemple, comprendre que Marie-Ève Maillé, qui a mené entre 2015 et 2017 une bataille victorieuse, mais épuisante, pour défendre la liberté et l’autonomie de la recherche, ait pu écrire en conclusion de son ouvrage sur l’affaire qui porte désormais son nom qu’elle redoutait le jour où, « devenues de plus en plus frileuses, nos institutions universitaires perdront complètement de vue que leur mission première est de produire et de transmettre la connaissance, et non de protéger leur image comme si elle n’était qu’un produit de marketing » ( 17). Ce à quoi, on doit aujourd’hui ajouter : ou de se plier aux demandes de minorités actives qui, derrière leurs discours généreux de « justice sociale », nient en fait l’exigence de débat critique et rationnel qui est à la base de toute avancée réelle des connaissances.

Conclusion

Pour conclure, je me permettrai d’imaginer qu’au comité de sages qui aurait eu la lourde tâche de tenter d’unifier réellement le système d’enseignement supérieur québécois et qui aurait eu la gentillesse de demander mon avis, j’aurais dit que l’institution universitaire a survécu à toutes les guerres, à toutes les modes et à toutes les annonces de sa disparition imminente en raison des « nouvelles technologies de communication » ou, de nos jours, de la soi-disant intelligence artificielle qui saurait tout et n’aurait plus besoin de nous. Et face aux rhétoriques d’internationalisation, de globalisation et de mondialisation, on ne doit pas oublier la fonction sociale et culturelle primordiale des universités et des cégeps soutenus par les gouvernements nationaux : former les citoyens et citoyennes du pays dans lequel ils sont enracinés afin qu’ils et elles acquièrent non seulement les connaissances nécessaires pour trouver un emploi gratifiant et contribuer au bien-être et à l’avancement de leur société, mais aussi les habitus de réflexion critique nécessaires à l’évaluation des nombreux discours contradictoires qui circulent dans l’espace public. 

Et toute société étant inscrite dans une culture donnée, aucune société n’étant « globale » et sans racine, les universités et les cégeps ne peuvent échapper à cette double exigence d’ancrage local et d’accès au savoir universel. Dans le cas contraire, ces établissements ne seraient que des entreprises privées en concurrence sur le « marché éducatif » mondial, et on ne voit pas pourquoi il reviendrait alors à l’ensemble de la population d’un pays de payer par ses impôts des organisations ayant abandonné la mission originale qui leur avait été confiée.

Et toute société étant inscrite dans une culture donnée, aucune société n’étant « globale » et sans racine, les universités et les cégeps ne peuvent échapper à cette double exigence d’ancrage local et d’accès au savoir universel. 

  • 1

    Pour plus de détails, voir Olivier Lemieux et Maxime Colleret. « L’université du Rapport Parent : vision et déviation », dans Olivier Bégin-Caouette, Martin Maltais (dir.), L’université au Québec : état des lieux, enjeux et défis, Érudit Éditions (à paraître); Yves Gingras, « Le Rapport Parent et la recherche universitaire », Bulletin d’histoire politique, vol. 12, no 2, 2004, 41.

  • 2

    Mgr Georges Gauthier, La mission de l’université, Bibliothèque de l’Action nationale, 1919, p. 5.

  • 3

    Ibid., p, 26.

  • 4

    John Henry Newman, L’Idée d’université. Les discours de 1852, trad. Edmond Robitaille et Maurice Labelle, Ottawa, Le Cercle du livre de France, 1968, p. 30.

  • 5

    Wilhelm von Humboldt, « Sur l’organisation interne et externe des établissements scientifiques supérieurs à Berlin », dans Luc Ferry et Alain Renaut (dir.), Philosophies de l’université, Paris, Payot, 1979, p. 326.

  • 6

    Archives UQAM, Fonds d’archives de Pierre Dansereau, Fonds 022P.

  • 7

    Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, Tome II, 1964, § 111, p 61.

  • 8

    Rapport du Comité d’étude sur les modalités de réalisation d’une nouvelle université de langue française à Montréal, décembre 1965, p. 32, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2989061.

  • 9

    Yves Gingras et Brigitte Gemme, L’emprise du champ scientifique sur le champ universitaire et ses effets », Actes de la recherche en sciences sociales, no 164, septembre 2006, p.51-60.

  • 10

    P. Doray, S. Bonin et S. Girard, S., « La démocratisation des études et l’évolution de la population étudiante », dans P. Doray, E.-L. Dussault, Y. Rousseau et L. Sauvageau (dir.), L’Université du Québec (1968-2018). 50 ans de contribution éducatives est scientifiques au développement du Québec, Presses de l’Université du Québec, 2018, p. 63-64.

  • 11

    Entrevue avec Giovanni Calabrese, directeur de la maison d’édition Liber. Paru dans Bulletin Liber, mai 2008, https://www.collegeahuntsic.qc.ca/documents/e6b82b4f-801b-4f7d-9b45-671b2cea5aca.pdf

  • 12

    Conseil des académies canadiennes, Formés pour réussir. Comité d’experts sur la transition des titulaires de doctorat vers le marché du travail, Ottawa, CAC, 2021, p. xviii.

  • 13

    Lise Bissonnette et John R. Porter, L’Université québécoise. Préserver les fondements, engager des refondations, gouvernement du Québec, ministère de l'Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie, 2013, p. 17.

  • 14

    Frère Marie-Victorin, Science, culture et nation, textes choisis et présentés par Yves Gingras, Montréal, Boréal, 1996, p. 102.

  • 15

    Yves Gingras, « Les chaires de recherche du Canada et l’autonomie des universités », Le Devoir, 2 avril 2022, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/694767/idees-les-chaires-de-recherche-du-canada-et-l-autonomie-des-universites

  • 16

    Rémi Quirion. « Message du Scientifique en Chef du Québec », L'université québécoise du futur. Tendances, enjeux, pistes d'action et recommandations. Document de réflexion et de consultation, Fonds de recherche du Québec, 15 septembre 2020. 

  • 17

    Marie-Ève Maillé, L’affaire Maillé, Montréal, Écosociété, 2018, p. 177.


  • Yves Gingras
    Université du Québec à Montréal

    Yves Gingras est professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis 1986. Sociologue et historien des sciences, il est également directeur scientifique l’Observatoire des sciences et des technologies.

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