Dans cet entretien, la chercheuse postdoctorale Maude B. Lafrance nous escorte au cœur de son projet visant à raviver le versant féministe de l'histoire culturelle et théâtrale de Montréal.
Johanne Lebel : Maude, je suis heureuse de discuter avec vous aujourd’hui d’études théâtrales, un territoire bien peu exploré par notre publication. D’autant qu’à travers cet objet, vous explorez aussi les manières de traiter un objet de recherche. Je propose de prendre comme point de départ de notre échange votre projet postdoctoral intitulé La place des femmes dans le théâtre montréalais : histoires orales d'actrices et de performeuses (1950-1975), réalisées dans le cadre d'une bourse du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH). Pouvez-vous nous dire ce qui vous y a mené?
Maude B. Lafrance : J’ai fait un doctorat en études théâtrales à l’UQAM avec Marie-Christine Lesage et Erin Hurley, qui portait sur les rapports entre la pop culture et le théâtre de création contemporaine. La thèse s’intitulait Présence et expérience de la pop culture dans le théâtre contemporain nord-américain (1997-2013) : les cas de House/Lights (Wooster Group), de SOS (big art group) et de Mommy (L’Activité). Et c’est au fil de ce parcours que je me suis peu à peu ouverte aux études féministes. La dimension historique de ma recherche doctorale m’a fait prendre conscience du peu de place que prenaient les femmes dans les histoires officielles du théâtre, notamment le théâtre montréalais.
Je me disais, c’est impossible qu’elles n’aient pas été plus actives quelque part dans toute cette période d’effervescence de l’après-guerre et de la Révolution tranquille. Qu’est-ce que cette
histoire écrite ne nous disait pas? Il y avait certainement des femmes participant à la fabrique des spectacles dont on a minoré l’importance.
J’ai donc eu envie d’explorer cette période avec une perspective féministe. Mon intention était d’interviewer des femmes ayant travaillé dans les théâtres sur une période allant des années 1950 aux années 1970. Par la méthode de l’histoire orale (notamment à partir des ouvrages de Geneviève Dermenjian et Françoise Thébaud, Michelle MacArthur, puis Sherna Berger Gluck et Daphne Patai), j’aurais peu à peu mis un nouvel éclairage sur cette présence théâtrale.
Mais là… la pandémie est arrivée, et ensuite, je suis partie en congé de maternité.
La dimension historique de ma recherche doctorale m’a fait prendre conscience du peu de place que prenaient les femmes dans les histoires officielles du théâtre, notamment le théâtre montréalais. [...] Qu’est-ce que cette histoire écrite ne nous disait pas? Il y avait certainement des femmes participant à la fabrique des spectacles dont on a minoré l’importance.
Johanne Lebel : On oublie souvent qu’un parcours de recherche n’est pas nécessairement une ligne droite.
Maude B. Lafrance : Tout à fait. Bref, le projet a été réorienté au fil des discussions avec ma superviseure Shauna Janssen qui travaille à la frontière des études urbaines et des Performance
Studies à l’Université Concordia. Elle mène des projets de recherche-création qui prennent la forme d’interventions urbaines et de pratiques artistiques collaboratives interrogeant notre rapport à
la ville. De son côté, elle développait un projet de recherche où elle investiguait des lieux montréalais où s’était jouée l’histoire des femmes et cela m’a intéressé. Par une approche de recherche-création autour de ces lieux, il y avait l’idée de raviver l’histoire féministe montréalaise. Pour ma part, j’ai choisi d’explorer un lieu de théâtre historiquement très important pour Montréal et le Québec, soit le Monument-National. J’avais découvert, lors de mes lectures, un peu par hasard que le Monument-National était porteur d’un passé féministe important, mais dont je n’avais jamais entendu parler malgré mes années d’études sur le théâtre.
J’ai donc débuté des recherches en archives et bibliographiques, où j’ai déterré nombre de documents sur le Monument-National, témoignant par exemple d’une branche « féministe » de la Société Saint-Jean-Baptiste, sous le nom de Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste. Cette branche était portée notamment par Marie Gérin-Lajoie (1890-1971), citoyenne très engagée et juriste autodidacte qui a fait beaucoup pour l’émancipation des femmes. À la FNSJB, on retrouvait donc des femmes ayant à cœur d’éduquer d’autres femmes et d’améliorer leurs conditions de vie.
Dans les locaux du théâtre montréalais du boulevard Saint-Laurent, on y faisait la promotion du droit de vote des femmes, et on y donnait des cours d’économie familiale, de cuisine, d’hygiène, d’éducation face aux abus d’alcool; bref tout ce qu’il faut pour gérer une maisonnée. Des femmes au foyer ou encore des femmes qui étaient vouées au métier de domestiques s’y retrouvaient. On y donnait aussi parfois des conférences.
J’avais découvert, lors de mes lectures, un peu par hasard que le Monument-National était porteur d’un passé féministe important, mais dont je n’avais jamais entendu parler malgré mes années d’études sur le théâtre. [...] Dans les locaux du théâtre montréalais du boulevard Saint-Laurent, on y faisait la promotion du droit de vote des femmes, et on y donnait des cours d’économie familiale, de cuisine, d’hygiène, d’éducation face aux abus d’alcool; bref tout ce qu’il faut pour gérer une maisonnée.
Johanne Lebel : Quelle serait la période où l’on peut situer ces activités?
Maude B. Lafrance : La FNSJB est fondée en 1907 et va mener ses activités jusque dans les années trente.
Johanne Lebel : Et par la suite?
Maude B. Lafrance : Ah là belle surprise. J’y ai appris qu’en 1969 une manifestation féministe très importante s’y est tenue. Un groupe de femmes ont occupé le Monument-National pour s’opposer à l’adoption d'un règlement municipal bannissant les manifestations et les défilés à Montréal mené par le maire Drapeau.
Elles étaient environ 200. Des discours auraient été prononcés, puis les policiers se sont pointés, des altercations dans la rue face du théâtre ont eu lieu. Et ce serait à partir de cette manifestation qu’aurait été créé le Front de libération des femmes, soulignant ainsi son importance historique. Et encore là, je n’avais jamais entendu parler de cet événement. C’était donc de la belle matière à explorer dans le cadre d’une approche centrée sur les lieux.
À partir de cette recherche en archives, je suis donc passé à la phase création, où j’ai fictionnalisé l’histoire en quelque sorte. J’ai écrit un docufiction d’une dizaine de minutes, structuré autour de dialogues entre des femmes; des échanges ayant lieu au début du vingtième siècle, notamment avec Marie Gérin-Lajoie, et d’autres liés à la manifestation de 1969, où des femmes s’expriment lors de cette soirée. Puis, j’ai lié le tout à mon histoire familiale, car mon arrière-grand-mère d’origine irlandaise avait suivi des cours à son arrivée tout à fait dans l’esprit de ceux offerts au Monument-National. S’ajoutait ainsi une dimension d’autofiction.
Il en a résulté une création dramatique inspirée des événements liés au Monument-National. On a travaillé sur les dialogues, en collaboration avec une artiste et chercheuse britannique, Anna Birch. Cette dernière a développé une approche féministe de l’histoire collective publique en Angleterre, où elle part de lieux publics liés à l’histoire féministe pour produire un projet de recherche-création. Elle a, entre autres, réalisé une création, qu’elle nomme « monument vivant », inspirée de Mary Wollstonecraft, une féministe britannique importante. Anna Birch a supervisé une partie de mon travail, soit l’écriture en relation avec l’utilisation des archives.
Une fois la « partition » écrite, des acteurs ont interprété le texte. Il en a résulté une production audio, Les FantômEs, aujourd’hui accessible en ligne. L’idéal est bien sûr de se rendre devant le Monument-National pour en faire une écoute « immersive ».
Avant cela, avec Imago Theatre, nous avions organisé des ateliers dans l’espace public où on allait se promener directement sur les différents lieux explorés par le groupe de recherche; le Monument-National, mais aussi d’autres lieux dont ceux des trois autres créations, réalisées selon le même protocole : dans le Mile-End au Champs des Possibles, autour de la voie ferrée, pour une création sur les femmes et le monde ouvrier par Zoe Roux, une autre autour des silos à grains de Farine Five Roses dans le Vieux-Port par Micheline Chevrier et Cristina Cugliandro et enfin une performance sous la forme d’un anti-mémorial par Julie Tamiko Manning.
Je dirais, pour conclure sur cette partie du projet, que l’idée ici portée c’est d’avoir un regard féministe sur ce lieu, pour y déterrer un pan important quoique négligé de l’histoire aux fins d’une mise en valeur et d’une réappropriation.
[...] l’idée ici portée c’est d’avoir un regard féministe sur ce lieu, pour y déterrer un pan important quoique négligé de l’histoire aux fins d’une mise en valeur et d’une réappropriation.
Johanne Lebel : Et comment voyez-vous la suite?
Maude B. Lafrance : Le projet s’oriente maintenant vers l’écriture. Plutôt que d’utiliser l’approche orale pour explorer l’histoire féministe du théâtre, on passera plutôt par des ateliers d’écriture. Ces ateliers prendront comme point de départ des lieux montréalais, où des artistes de différentes générations seraient invitées à participer aux ateliers d’écriture avec nous. J’ai aussi l’intention d’organiser des tables rondes avec elles pour discuter justement de la place des femmes dans l’histoire du théâtre montréalais. J’attends juste le retour des activités en présence pour organiser des tables rondes au printemps, peut-être, et à l’automne, des ateliers d’écriture.
Pour cette approche par l’écriture, on s’affiliera avec des chercheuses-créatrices qui ont développé une méthodologie de site-writing, soit une pratique pour faire émerger des récits à partir des lieux et de l’histoire des lieux.
Plutôt que d’utiliser l’approche orale pour explorer l’histoire féministe du théâtre, on passera plutôt par des ateliers d’écriture. [...] Pour cette approche par l’écriture, on s’affiliera avec des chercheuses-créatrices qui ont développé une méthodologie de site-writing, soit une pratique pour faire émerger des récits à partir des lieux et de l’histoire des lieux.
Johanne Lebel : Très intéressant, j’y vois un beau lien entre l’approche de l’histoire orale prévue initialement, une approche qui cherche à entendre la parole dite, et cette approche qui reçoit cette parole passée par le filtre des mots écrits?
Maude B. Lafrance : Oui, en effet, c’est une belle continuité. Ce projet avec le Monument-National m’a fait réaliser tout l’intérêt de raviver la mémoire par d’autres approches. Cela amène un regard collectif, critique et créatif sur l’histoire. Un regard qui réanime un peu l’histoire, si vous voulez. Ne pas être aussi seulement une chercheuse qui, dans son bureau, dépoussière des trucs.
Johanne Lebel : En partageant ainsi votre recherche historique, vous la ramenez à notre conscience, nous permettant ainsi de repenser aussi notre présent.
Maude B. Lafrance : Oui, et ici c’est surtout de ramener l’histoire des femmes longtemps demeurée trop longtemps invisible. C’est ce qui m’intéresse, et je suis heureuse qu’on soit dans un moment où elle est plus valorisée.
Ce projet avec le Monument-National m’a fait réaliser tout l’intérêt de raviver la mémoire par d’autres approches. Cela amène un regard collectif, critique et créatif sur l’histoire. Un regard qui réanime un peu l’histoire, si vous voulez.
- Maude B. Lafrance
Université Concordia
Maude B. Lafrance est chercheuse postdoctorale au département de théâtre de l’Université Concordia. Elle est également chargée de cours à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM. Ses recherches portent sur l’importance des affects dans les arts vivants, ainsi que sur les hiérarchies culturelles à travers le prisme des théories des affects et de théories féministes. Elle mène actuellement un projet d’écriture in situ visant à revisiter l’importance historique des femmes dans le théâtre montréalais des années 50 à aujourd’hui. Elle a contribué aux ouvrages Metteur en scène aujourd’hui : identité artistique en question? et Faire théâtre sous le signe de la recherche (tous deux aux Presses universitaires de Rennes, 2017). Elle a été chercheuse invitée à la TISCH School of the Arts (New York University)) et elle détient un doctorat (UQAM, 2019) portant sur les rapports entre la pop culture et le théâtre de création contemporaine.
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