Les concepts d'économie circulaire et de limites planétaires, mis en relation, ont un fort potentiel pour guider les gouvernements et les entreprises vers un usage cohérent et durable des ressources naturelles, telles que l’eau douce, les océans, les forêts.
Johanne Lebel : Je suis heureuse de discuter avec vous aujourd’hui de votre étude1 autour de l’économie circulaire et des « limites planétaires », réalisée dans le cadre du programme La vie en fonction de la capacité limite de la Terre2 du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), car il me semble que l’économie circulaire, posée dans le cadre d’un monde aux ressources « finies », est une pièce importante dans une collection d’approches durables.
Pour commencer notre échange, pouvez-vous nous présenter les objectifs de votre étude?
Geoffrey Lonca : Ce qui nous a intéressés comme chercheurs dans des domaines liés à la gestion, c’est d’examiner l’économie circulaire dans ses relations avec les « limites planétaires ». Cette approche, Planetary Boundaries, a été développée en 2009 par une équipe menée par Johan Rockström, du Stockholm Resilience Center, et Will Steffen, de l’Australian National University.
Les deux concepts mis en relation ont un fort potentiel pour guider les gouvernements et les entreprises vers un usage cohérent et durable des ressources naturelles, telles que l’eau douce, les océans, les forêts.
On a cherché à définir et à évaluer conjointement les deux concepts afin, entre autres, de repérer où ils devraient se chevaucher.
Pour cette étude, nous nous sommes intéressés aux discours de recherche tenus au sein d’un certain nombre de revues savantes internationales entre 2010 et 2019, dont Science, Nature, Journal of Cleaner Production, Journal of Industrial Ecology, Sustainability et Ecological Economics.
Cette revue de la littérature a permis d'identifier et de conceptualiser les corrélations entre l'économie circulaire et les limites planétaires sur la base de fondements conceptuels.
Johanne Lebel : Pourriez-vous nous présenter plus avant ces deux univers conceptuels?
Emmanuel Raufflet : Le concept de limites planétaires englobe neuf processus clés du système terrestre [voir Figure 1], dont les changements climatiques, l’érosion de la biodiversité et la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore. Il établit des frontières délimitant le périmètre dans lequel les activités humaines devraient se réaliser de façon à ne pas mettre en danger la stabilité des systèmes terrestres essentiels à la vie.
Contrairement à l’économie linéaire – ce modèle dominant que nous avons hérité de la révolution industrielle et de la société de consommation, et qui part de l’extraction sans limites ou presque et se termine par un empilement de déchets –, la proposition de l’économie circulaire vise la régénération. Elle relie diverses stratégies : des approches liées à la production, telles que l'écoconception, la production et l'approvisionnement responsables, et des approches d'optimisation des produits et des services, telles que l'économie collaborative, les stratégies d'entretien et de réparation, les dons et la revente, l'économie de performance (fonctionnalité), la réutilisation et la redistribution, la remise à neuf, l'extraction biochimique, le recyclage et le compostage, et la récupération d'énergie.
L’économie circulaire a gagné du terrain parmi les gouvernements, les universités, la société civile et, en particulier, les acteurs industriels. Pensons au CERIEC (ÉTS), au Réseau québécois de recherche en économie circulaire, ou au Centre de transfert technologique en écologie industrielle (CTTÉI), relié au cégep de Sorel-Tracy, qui a mis au point un catalogue de matériaux issus des rejets ou surplus du milieu industriel québécois.
Le cadre des limites planétaire suscite un intérêt croissant dans les milieux de la science, de la politique et de l’entreprise. Établir des frontières précises dans ce cadre unique permet de rassembler les savoirs scientifiques, de les découper pour rendre compréhensible leur grande complexité. Il s’agit de traduire des connaissances scientifiques avancées liées à des processus terrestres en des seuils et indicateurs basés sur la science. Cette traduction facilite l’engagement des gouvernements et des industries envers des référentiels définis scientifiquement et non à partir de la « performance » des organisations.
"Le cadre des limites planétaire suscite un intérêt croissant dans les milieux de la science, de la politique et de l’entreprise. Établir des frontières précises dans ce cadre unique permet de rassembler les savoirs scientifiques, de les découper pour rendre compréhensible leur grande complexité." Emmanuel Raufflet
Johanne Lebel : Comment en êtes-vous venus à travailler sur ce projet?
Geoffrey Lonca : Je venais de finir mon doctorat sur les outils de mesure de l’économie circulaire. J’avais réalisé ma thèse au sein du CIRAIG [Centre international de référence sur le cycle de vie des produits, procédés et services], où cette question de limites se pose sous l’angle de l'analyse de cycle de vie. De son côté, Emmanuel voulait intégrer davantage l’économie circulaire dans son enseignement.
Emmanuel Raufflet : En effet, c’était une suite logique à ma longue pratique d’enseignement du développement durable à HEC Montréal et à mes responsabilités en tant que directeur académique à l’Institut EDDEC (Environnement, développement durable et économie circulaire). Ce qui m’a amené à cette question de limites planétaires, c’est l’observation des pratiques de gestion « vertes » dans les entreprises. Plusieurs organisations font désormais état de leurs performances ESG (environnement, société et gouvernance) dans des rapports extra financiers, qui se sont raffinés au cours des 10 dernières années, mais qui demeurent limités parce qu’autoréférentiels. On peut lire, par exemple : « L’an passé, nous, comme entreprise, nous avons émis telle quantité de gaz à effet de serre, ce qui est moins qu’il y a deux ans, etc. ». C’est une vision firmo-centrée, faisant usage de référentiels non scientifiques. Face aux limites planétaires, est-ce suffisant ou pas? La question n’est pas posée. Certes, il existe bien un référentiel scientifique, le Science Based Reporting Initiative (SBRI), mais il ne concerne que les gaz à effet de serre et demeure encore relativement peu utilisé. Il ne dit rien des huit autres limites planétaires [voir Figure 1].
Geoffrey Lonca : Notre projet part de cet incontournable : une économie circulaire ne peut être durable qu’en tenant compte des limites de la planète. Ce qui nous intéressait, dans notre examen des discours, c’était de connaître les trajectoires proposées pour que la circularité puisse être une condition suffisante au maintien de l’équilibre de la biosphère.
Emmanuel Raufflet : Autrement dit, si toutes nos économies étaient 100 % circulaires, qu’en serait-il des impacts sur le climat, l’utilisation des sols, l’acidification des océans, etc.? L’économie circulaire représente aujourd’hui environ 6 % des activités. Est-ce que ça vaut le coup de déployer beaucoup d’efforts pour aller dans cette direction si d’emblée on sait que ce ne sera pas suffisant? Avec quelles autres stratégies, approches ou philosophies l’économie circulaire devrait-elle être jumelée?
Johanne Lebel : Et pourquoi s'intéresser aux récits?
Emmanuel Raufflet : Cela permet d’identifier une certaine vision du changement global, le « vers où » et avec quelles stratégies. Est-ce que la technologie va nous sauver? Quels sont les meilleurs processus de changements sociétaux? Quels nouveaux modèles d’affaires? Quelles politiques publiques? Et si l’on veut combiner ces différents vecteurs, quelles configurations?
Geoffrey Lonca : C’est aussi d’aller au-delà de la seule réponse technologique. C’était ça aussi l’intérêt du projet. Chercher ce que l’économie circulaire peut apporter aux comportements de consommation ou à la gouvernance, dans ces dimensions difficilement chiffrables. On observe d’ailleurs que l’économie circulaire tend à s’inscrire de plus en plus dans une approche holistique, moins strictement business.
"C’est aussi d’aller au-delà de la seule réponse technologique. C’était ça aussi l’intérêt du projet. Chercher ce que l’économie circulaire peut apporter aux comportements de consommation ou à la gouvernance, dans ces dimensions difficilement chiffrables. On observe d’ailleurs que l’économie circulaire tend à s’inscrire de plus en plus dans une approche holistique, moins strictement business." Geoffrey Lonca
Emmanuel Raufflet : Ça fait 20 ans que je m’intéresse aux questions de développement durable et j’ai vu s’opérer une sorte d’épuisement du concept. Ce serait dommage que cela se produise aussi avec l’économie circulaire, ce qui risque d’arriver si elle se limite aux systèmes de production et de consommation, si elle n’entre pas dans un changement sociétal plus large et plus profond, et si ses référentiels sont mal adaptés.
Notre responsabilité comme chercheurs, c’est aussi de cartographier, de déployer les concepts pour « qu’ils aient des dents », pour qu’ils puissent creuser les problèmes en profondeur.
Geoffrey Lonca : L’économie circulaire et les limites planétaires sont des concepts qui jouent sur des registres très différents, mais hypercomplémentaires. Les solutions de l’un apportent beaucoup à l’autre. Et c’est là qu’on a vu un réel intérêt à mener un projet comme celui-là.
Johanne Lebel : Pour ma part, je perçois dans cette association un récit porteur. En positionnant l’économie circulaire dans les limites planétaires, cela permet, il me semble, de se donner des objectifs très concrets, mais aussi, et surtout, une vision de société.
Geoffrey Lonca : En effet. Cependant, l’économie circulaire vue comme solution miracle est encore très technocentrée. Mais on voit apparaître des discours beaucoup plus critiques à l’égard de la technologie et aussi face à « l’État qui contrôle trop ». Des solutions plus décentralisées émergent : vivre davantage en communautés plus autonomes, manger plus local...
Emmanuel Raufflet : On a repéré aussi des distinctions entre l’économie circulaire et la société circulaire : la première est promue par des solutions de génie, de marché, de modèles d’affaires, alors que la seconde serait une sorte de projet non pas centré sur l’économie, mais tenant compte d’autres flux dans la société que les seuls flux matériels et économiques.
Geoffrey Lonca : Je viens justement de soumettre un article, avec Marie-Luc Arpin de l’Université de Sherbrooke et Stéphanie Leclerc de McGill, sur le paradoxe de l’industrie 4.0 dans un contexte d'économie circulaire, laquelle vise à numériser davantage notre système de traitement de déchets. On traiterait nos rebuts électroniques… par de l’électronique.
Un autre discours dans lequel on a observé des divergences, c’est celui du dilemme qui porte sur ce qui doit être réduit : l’accumulation de déchets ou l’extraction de ressources? Il y a, par exemple, un discours très « prévention des déchets », centré sur des solutions end of pipe, soit l’idée de recycler au maximum sans remettre en question outre mesure les modes de production/consommation qui mènent au gaspillage et aux surplus.
Emmanuel Raufflet : Le projet était assez difficile, il faut le reconnaître. Nous avons eu du mal à faire atterrir, concrètement et conjointement, les deux concepts [économie circulaire et limites planétaires] vers une certaine opérationnalisation, soit en génie, en gestion, en pratiques opérationnelles, soit dans nos domaines à tous les deux.
Johanne Lebel : Quelles suites possibles voyez-vous à cette étude?
Emmanuel Raufflet : Le Fonds de recherche du Québec Société et culture vient de financer le Réseau québécois de recherche en économie circulaire, dont je suis l’un des cotitulaires. Je m’intéresse à l’axe 1, la gestion du changement. Au cours des prochaines années, nous réfléchirons avec nos collègues de différentes disciplines à partir de ces discours sur l’économie circulaire, de ces enjeux définitionnels. L’idée est de contrer, entre autres, la tentation d’aller rapidement vers l’opérationnalisation, les procédés, les matériaux, les modèles d’affaires, etc., soit des solutions qui paraissent avoir un potentiel, mais qui peuvent plafonner si nous manquons d’une vue générale plus complète.
Johanne Lebel : C’est une belle occasion de placer un récit autour de l’économie circulaire, avec cet axe-là des limites de la planète.
Emmanuel Raufflet : Tout à fait. D’autant que dans un volet transfert, nous travaillerons aussi avec les milieux. Et là, il sera important de prendre conscience de ce qu’on peut raisonnablement promettre. Typiquement, les questions de non-durabilité actuelles sont des wicked problems. On sait que si on ne fait rien, on va à l’échec. Et si on fait quelque chose, on n’est pas certains de gagner. Il faut de l’humilité face à ces enjeux. Je suis très mal à l’aise quand on promeut l’économie circulaire comme « la » solution. Pour prendre une métaphore un peu lointaine, c’est comme face à une personne qui a de multiples maladies; on n’arrive pas en disant : ok, la chimio va tout résoudre, sans risques ni effets secondaires.
Geoffrey Lonca : Le concept d’économie circulaire semble avoir fait ressurgir certains démons qui paralysaient l’opérationnalisation du développement durable. Par exemple, le problème de l’effet rebond met en lumière les transferts d’impact occasionnés par la recherche d’efficience, si séduisante aux yeux des industriels. Il ne faudrait pas que toute l’attention de la recherche soit tournée seulement vers la sophistication des outils. Si l’on vise à systématiquement évaluer avec certitude les impacts environnementaux, on risque de se heurter à une nouvelle forme de paralysie du déploiement de l’économie circulaire. Les nouvelles nous le démontrent quotidiennement : il y a bien des problèmes à résoudre avant même que la science ne les mette en évidence. Il y a fort à parier qu’intégrer la notion de limites planétaires à tout niveau de décision permettra à la société d’évoluer dans le bon sens, et très certainement, dans un sens circulaire!
"Il y a fort à parier qu’intégrer la notion de limites planétaires à tout niveau de décision permettra à la société d’évoluer dans le bon sens, et très certainement, dans un sens circulaire!". Geoffrey Lonca.
- 1Vous pouvez consulter ici le rapport de recherche, publié en anglais sous le titre "Intersections Between the Planetary Boundaries and the Circular Economy" :https://drive.google.com/drive/folders/1bG5vfuYIYKdOk5O8UEKECMmjhQ3mP2EV?usp=sharing
- 2Présentation du programme : https://www.sshrc-crsh.gc.ca/funding-financement/programs-programmes/ksg_living_within_earth_carrying_capacity-ssc_vie_fonction_capacite_limite_terre-fra.aspx
- Emmanuel Raufflet
HEC Montréal
Emmanuel Raufflet (Ph.D. Management, Université McGill) est professeur de management à HEC Montréal. Ses recherches portent sur l'innovation sociale, le développement durable et l'économie circulaire. Il a été professeur invité dans plusieurs universités et écoles de gestions internationales. Il a dirigé des projets de recherche sur l'énergie, la durabilité et l'acceptabilité sociale, et l'économie circulaire avec des organisations publiques, privées et sans but lucratif. Il a récemment dirigé plusieurs recherches sur l’économie circulaire. Il a publié et coédité 8 livres, a écrit plus de 50 chapitres, 30 articles et 30 cas pédagogique. Il a été responsable pédagogique de la maîtrise en management et du diplôme d'études supérieures en gestion et développement durable à HEC Montréal. Il a été directeur académique de l'IEDDEC (Institut Environnement, Développement durable et Économie Circulaire), un centre de recherche conjoint entre l'École Polytechnique, l'Université de Montréal et HEC Montréal. Il est actuellement co-directeur du Pole e3c HEC Montréal et co-titulaire du Réseau québécois de recherche en économie circulaire.
- Geoffrey Lonca
HEC Montréal
Geoffrey Lonca est un expert en économie circulaire, métriques et stratégies de développement durable chez Capgemini Engineering à Toulouse, en France, où il s’intéresse au développement de la pensée cycle de vie dans le secteur aéronautique. Comme chercheur postdoctoral au Département de gestion de HEC Montréal avec le professeur Emmanuel Raufflet, il a travaillé sur l'intégration des perspectives interdisciplinaires du concept d'économie circulaire et des limites planétaires. Il détient un baccalauréat et une maîtrise en ingénierie, et a fait son doctorat au CIRAIG à Polytechnique Montréal. Dans sa thèse intitulée L'économie circulaire est-elle bonne pour l'environnement?, il a exploré les biais méthodologiques et les limites de l'économie circulaire en termes de durabilité environnementale.
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