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Shana Poplack, Université d'Ottawa

Ma recherche traite de la langue parlée, par des gens ordinaires, dans leur quotidien. Les grands orateurs suscitent facilement notre respect et notre admiration, mais peu d’entre nous réalisent que le discours de tous les jours a une force plus grande encore.

Shana
Shana Poplack avec son équipe de recherche du Laboratoire de sociolinguistique.

Johanne Lebel : À quel moment remonte votre intérêt pour votre discipline de recherche?

Shana Poplack : Ma recherche traite de la langue parlée, par des gens ordinaires, dans leur quotidien. Les grands orateurs suscitent facilement notre respect et notre admiration, mais peu d’entre nous réalisent que le discours de tous les jours a une force plus grande encore. J’ai personnellement découvert cette force dès l’âge de neuf ans quand ma famille a quitté la Pennsylvanie pour s’installer à New York. Mes nouveaux camarades m’ont toute de suite pointée du doigt en raison de ma façon (pennsylvanienne) de prononcer les voyelles, qui était bien différente de la leur.

Ces expériences m’ont vite fait voir que les façons de parler ne sont pas toutes égales aux yeux des gens; certaines sont considérées comme meilleures que d’autres. Les plaisanteries à mon égard, bien qu’aimables pour la plupart, ont pris toute leur importance plus tard, quand j’ai observé des jugements comparables, mais dépourvus d’amabilité cette fois, envers des locuteurs minoritaires. Les variétés d’anglais qu’ils parlaient, étiquetées « Black English », « Spanglish », « Chinglish », etc., étaient considérées déficientes et inférieures, des attributs bien vite imputés aux locuteurs eux-mêmes.

De tels jugements de valeur ont de sérieuses répercussions en termes d’échec scolaire, de possibilités d’emploi réduites et d’autres inégalités. Il va sans dire qu’une telle situation ne se limite pas aux États-Unis, elle est présente partout où il existe une tradition de normalisation linguistique et une stratification sociale.

La situation s’est de nouveau présentée quand j’ai déménagé au Canada, où les différences figurent également au centre du discours provincial et national sur les droits et imparités linguistiques. Le fond de ce discours est que le français minoritaire est très distinct du français majoritaire et que le français canadien est différent du français parlé en Europe, et je n’ai sûrement pas besoin de vous dire lequel est le « meilleur », du moins dans l’imagination populaire. On attribue cette situation soit à la coupure avec les métropoles européennes, où le français est censé avoir conservé son état original et « parfait », soit au contact prolongé avec l’anglais, la langue qui domine dans presque tout le Canada. C’est ce contact qui aurait entraîné le français à perdre des traits qui lui étaient propres, tout en lui en imposant d’autres d’origine anglaise qui s’opposaient à son génie. À vrai dire, ces deux scénarios sont parfaitement raisonnables, mais quand j’ai cherché des preuves scientifiques les appuyant, je me suis aperçue qu’ils n’avaient pas été confirmés de façon empirique. Voilà ce qui a motivé mon programme de recherche, qui a pour but de comprendre comment les langues changent, quel rôle le contact avec d’autres langues joue là-dedans, et quels faits purement linguistiques pourraient étayer les stéréotypes répandus au sujet des français parlés ici.

Johanne Lebel : Que serait pour vous français « correct »?

Shana Poplack : Voilà une question qui me tracasse depuis longtemps. Elle me chatouillait déjà quand je prenais des cours de français à l’école secondaire, puis quand je me suis spécialisée dans le domaine à l’université, et encore une fois quand je me suis lancée dans la littérature française du 17e siècle et que j’ai dû me débattre avec l’œuvre de Molière, Racine et Corneille. J’ai appris à conjuguer au passé simple et au plus-que-parfait du subjonctif, entre autres. Pourtant, arrivée à Paris pour commencer mes études à la Sorbonne, je ne pouvais toujours pas me faire comprendre assez bien pour commander un café ou acheter un paquet de cigarettes. Je me disais que, vraisemblablement, mon français n’était pas assez correct. Des années plus tard, avec à mon actif un doctorat en sociolinguistique, je suis arrivée au Canada et j’ai commencé à travailler sur le français parlé ici, qui était bien sûr différent de celui que j’avais appris à New York ou entendu à Paris.

Encore une fois, je me suis demandé ce qui était correct. Un bon exemple, à jamais gravé dans ma mémoire, est l’usage du subjonctif. Parfois employé par les locuteurs, mais parfois non. Je n’arrivais pas à savoir exactement où et quand m’en servir. J’ai donc consulté une grammaire. J’ai appris que le subjonctif est obligatoire avec certains verbes principaux, mais en même temps, de façon un peu contradictoire, qu’il n’est choisi que pour véhiculer certains sens très complexes. Rien de tout cela ne m’a aidée à savoir comment l’utiliser en parlant. Quand j’ai demandé des précisions aux locuteurs natifs, la plupart m’ont répondu ne pas pouvoir me répondre parce qu’ils ne l’utilisaient pas eux-mêmes. J’ai donc ouvert une deuxième grammaire, qui, à ma grande surprise, prescrivait quelque chose de tout à fait différent de la première. Et c’est là qu’est né un projet gigantesque, que nous avons intitulé À la recherche du français standard.

Mon équipe et moi-même avons compilé un énorme corpus de 163 grammaires françaises publiées entre 1530 et 1998. Nous avons systématiquement retracé les prescriptions et interdictions des grammairiens touchant un grand nombre de traits linguistiques au long de 500 ans de tradition grammaticale. Et nous avons fait une découverte troublante : on s’accorde peu sur ce qui est juste ou erroné, que ce soit d’un siècle à l’autre, d’une grammaire à l’autre et même d’une page à l’autre d’une même grammaire! Qui l’aurait cru? Personne, parce que les rares fois où quelqu’un consulte sa grammaire, il ou elle ne va certainement pas en consulter une deuxième juste pour voir si la première dit vrai! Dans le cas du subjonctif, nous avons trouvé 785 contextes et 76 sens distincts pour lesquels les grammaires prescrivent le mode. En comparant ces injonctions à la façon dont de vraies personnes parlent dans leur quotidien, nous avons découvert qu’aucune des règles n’était respectée.

Mon équipe et moi-même avons compilé un énorme corpus de 163 grammaires françaises publiées entre 1530 et 1998. Nous avons systématiquement retracé les prescriptions et interdictions des grammairiens touchant un grand nombre de traits linguistiques au long de 500 ans de tradition grammaticale. Et nous avons fait une découverte troublante : on s’accorde peu sur ce qui est juste ou erroné, que ce soit d’un siècle à l’autre, d’une grammaire à l’autre et même d’une page à l’autre d’une même grammaire!

En fait, parmi les plus de 6 000 cas examinés, presque tous les emplois du subjonctif relevaient de seulement quatre contextes (à vous de deviner lesquels!), et ce, indépendamment du sens à exprimer. C’est incorrect, me direz-vous. Mais comment toute une communauté peut-elle se tromper? Depuis, nous avons retrouvé ces mêmes tendances linguistiques dans d’autres variétés de français (y compris le français de France) tout comme dans le français québécois du 19e siècle, et ce, sans égard au statut socioéconomique ou au niveau d’instruction du locuteur. Nous avons obtenu les mêmes résultats avec de nombreuses autres constructions linguistiques.

Ces recherches prouvent deux choses importantes. Premièrement, les parlers vernaculaires sont hautement structurés et étonnamment stables, par contraste frappant avec la tradition grammaticale, qui, elle, s’avère changeante, vague et contradictoire. Deuxièmement, le français parlé n’est pas « un français standard avec des erreurs ». C’est une variété à part entière, avec ses règles, tendances et structures propres. Il diverge au maximum des normes associées au français écrit, ce qui n’en fait pas pour autant une variété « moins bonne ». J’espère que les professionnels de la langue pourront tenir compte de ces faits et même célébrer la régularité, la structure, voire la « correctitude » (ou du moins la justesse) de la langue parlée plutôt que de stigmatiser celle-ci.

Ces recherches prouvent deux choses importantes. Premièrement, les parlers vernaculaires sont hautement structurés et étonnamment stables, par contraste frappant avec la tradition grammaticale, qui, elle, s’avère changeante, vague et contradictoire. Deuxièmement, le français parlé n’est pas « un français standard avec des erreurs ». C’est une variété à part entière, avec ses règles, tendances et structures propres.

Johanne Lebel : Qu’est-ce qui vous passionne, vous fait lever le matin?/Quel a été votre moment Eurêka?

Shana Poplack : Trouver de l’ordre au sein du chaos, voilà ma passion. Je suis sociolinguiste, et la sociolinguistique traite de variabilité, cette propriété unique aux humains de dire la même chose de différentes façons, comme Je veux pas vs Je ne veux pas ou Il va le faire demain vs Il le fera demain. Cette variabilité survient à tous les niveaux de la structure linguistique, des sons aux mots, des mots à la syntaxe. En entrant dans le détail, on ne trouvera jamais deux personnes qui parlent exactement de la même façon et, en fait, le même individu varie constamment son discours selon le sujet, la situation, l’interlocuteur et une foule d’autres facteurs. Une fois qu’on a saisi toute l’ampleur de cette variabilité, on arrive à la conclusion naturelle que le langage est chaotique. Pourquoi toutes ces variations? L’analyse scientifique a permis d’écarter les réponses toutes faites : paresse, ignorance, etc. L’examen minutieux de milliers de ces variations dans des centaines de langues a plutôt démontré qu’elles sont régulières et structurées. Le défi de la sociolinguistique est de découvrir les règles qui les sous-tendent. Les règles de ce type ne sont pas enseignées, ni même documentées quelque part, mais représentent tout de même des tendances linguistiques durables, partagées par les membres des communautés linguistiques. Il y a plusieurs années, j’ai commencé à étudier le discours bilingue sur le terrain. Peu importe la communauté ou les langues impliquées, il y a mélange de langues. En voici des exemples tirés des vastes corpus de parler spontané abrités dans mon laboratoire de sociolinguistique.

Extrait sonore 1 : Il y avait une band là qui jouait de la musique steady, puis il y avait des games de ball, puis euh, ils vendaient de l’ice cream, puis il y avait une grosse beach, le monde se baignait. (FR.OH.057.801) [français/anglais]

Extrait sonore 2 :  Firstu n̪a: iŋga schoolku ʋan̪ða n̪a:n schoolku ʋan̪ðo:ndna aʋa: they made me do a qualifying year.
(D’abord, je suis venu à l’école ici. Dès que je suis arrivé à l’école, ils m’ont fait faire une année préparatoire.) [tamoul/anglais]

Extrait sonore 3 : Ha si m negwodu- mana that boy di mma oo O mara mma mana o di short really. O di short. He is a short man. But o di very kind. (IGBO.001)
(Ils m’ont dit de regarder - mais ce garçon est beau. Il est beau mais il est très court. Il est court. Il est un homme court. Mais il est très gentil.) [igbo/anglais]

Extrait sonore 4 : Ah, effectivement, tout est dur, mais on se débrouille mì nɔ́ tɛ́nkpɔ́ bó nɔ́ débrouiller dó le moment est arrivé que mì ɖésú ɖóná comprendre ɖɔ́jílé état sɔ́ ɖó hɔ́nhlɔ́n bó ná yí mĭ ă. (FON.005.38.)
(Ah, effectivement, tout est dur, mais on se débrouille. On essaie de se débrouiller, puisque le moment est arrivé où nous devons comprendre nous aussi que l’État n’a plus la force de nous prendre.) [fongbe/français]

Pour un œil non averti, on dirait le chaos en personne. En fait, mon mentor, William Labov, l’homme qui a introduit la méthode scientifique en linguistique, avait déjà dit, en parlant du mélange de langues, qu’il s’agissait là de l’exception qui confirme la règle selon laquelle le langage est structuré. Il m’a averti que je n’arriverais à rien en m’acharnant sur ce sujet et m’a conseillé de me tourner vers autre chose. Mais en écoutant attentivement ces mélanges, en constatant combien ils sont harmonieux, fluides, expressifs, bien construits, il devient difficile de croire aux idées reçues – que les locuteurs bilingues ne maîtrisent aucune des deux langues, qu’ils n’arrivent pas à se souvenir du mot juste, et ainsi de suite. Je savais qu’il y avait là un système, mais il fallait le déterrer. Je me suis donc plongée dans l’analyse laborieuse de centaines d’énoncés mélangés, d’abord dans une communauté bilingue espagnol-anglais à Harlem, New York, que j’étudiais à ce moment-là. Mon moment Eurêka, c’est quand j’ai découvert que le mélange de langues est un processus hautement structuré. Il consiste en fait en deux stratégies principales. Il y a d’abord l’alternance de codes, c’est-à-dire la juxtaposition d’une séquence de mots dans une langue à une séquence dans une autre, soulignée dans les extraits suivants :

Extrait sonore 5 : You didn’t have to worry que somebody te iba a tirar con cerveza o una botella or something like that. (SP.C17.49)
(Tu n’avais pas besoin de t’inquiéter que quelqu’un allait te lancer de la bière ou une bouteille ou quelque chose comme ça.) [espagnol/anglais]

Extrait sonore 6 : À moins qu’ils diraient que le brain est completely finished, pis que toute, toute, toute, toute est fini (FR.OH.066.2025) [français/anglais]

Ici, la question est de savoir passer d’une langue à l’autre. Et c’est loin d’être au hasard. Les locuteurs choisissent précisément les points de l’énoncé où la syntaxe des deux langues (quelles qu’elles soient) coïncide, comme l’illustre la figure ci-dessous.

Figure
Figure 1. Points d’équivalence où l’alternance codique se produit (Shana Poplack 1980)

Plutôt que de donner lieu à des phrases mal formées, voire agrammaticales, ces énoncés mélangés obéissent à la grammaire des deux langues simultanément! Ce qui explique le résultat inattendu selon lequel le mélange de langues est privilégié par les membres de la communauté dont le degré de bilinguisme est non pas le plus bas, mais le plus élevé. La deuxième stratégie est l’emprunt, où on prend simplement un mot de l’une des langues pour l’incorporer dans l’autre. Au cours de ce processus, le mot en langue donneuse perd ses propriétés linguistiques et prend celles de la langue receveuse. C’est pourquoi on conjugue des verbes comme polish en français, et des verbes comme start ou des noms comme car en ukrainien.

Extrait sonore 7 : On lavait les planchers à la main, tu sais, puis après ça on polishait avec notre fessier. (FR.OH.041.1598) [français/anglais]

Extrait sonore 8 : Chetverta godyna, chy pjata godyna, koly vin kinchaje praciu, maje podibnu rich znovu: do cary, zastartuje caru, ïde dodomu. (UKR.03.B.048)
(À 4 ou 5 heures, quand il finit son travail, il fait la même chose : va à l’auto, démarre l’auto  et se rend chez lui).) [ukrainien/anglais]

Ces faits prouvent – par définition! – que le mélange de langues n’affecte pas la structure de la langue receveuse. Cette découverte a donné lieu à des décennies de recherches confirmatives. Nous avons étudié quelque 40 000 cas de mélanges de langues dans plus d’une douzaine de paires de langues, et on peut aujourd’hui confirmer que ces règles tacites – évidemment jamais enseignées dans les écoles – sont pratiquement universelles. Ironiquement, l’un des produits du bilinguisme les plus sévèrement dénigrés et craints, et qui occupe une place prépondérante dans le discours public ici au Canada, est en réalité un phénomène normal, répandu et tout à fait fonctionnel!


  • Shana Poplack
    Université d'Ottawa

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