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Yves Gingras, Université du Québec à Montréal

La question des publications scientifiques est un enjeu intense de débats depuis une dizaine d’années. Le texte de Camille Limoges que nous reproduisons ici et qui avait été publié dans la revue Interface de l’Acfas en mars-avril 1992, il y a donc 25 ans, nous rappelle que les discussions sur la prolifération des publications scientifiques ne sont pas nouvelles.

Bien sûr, le contexte dans lequel les débats actuels s’insèrent est entièrement différent en raison d’une innovation technologique majeure – Internet – qui a permis d’abandonner le papier et de dématérialiser la production des articles et des revues scientifiques. En 1992, arXiv, le site de prépublications électroniques mis en place par les physiciens n’avait qu’un an et était encore peu connu. Seulement 27 articles y avaient été soumis pendant le mois d’août 1991 et 226 en mai 1992. Vingt-cinq ans plus tard, en septembre 2017, c’est 10 500 articles qui ont été soumis. Au total plus de 1 300 000 articles, en physique seulement, sont disponibles sur arXiv. Aujourd’hui, ce modèle est suivi par d’autres disciplines, les biologistes venant de créer BioRxiv et les chimistes ChemRxiv.

L’accès Internet aux articles a transformé la donne, et il a contribué à faire émerger le mouvement d’accès libre aux résultats de la recherche, réaction aux coûts de plus en plus élevés des revues contrôlées par les grands groupes d’éditeurs. Cependant, la pression accrue sur les chercheurs pour qu’ils publient de plus en plus a aussi fait émerger un marché de revues de valeur douteuse, dite « prédatrices », lesquelles remettent en cause le sens même de la valeur accordée à la traditionnelle évaluation par les pairs. 

Rien de tout cela n’était au cœur des débats au moment où Camille Limoges écrivait son texte en 1992, parlant alors de « télécopie » et de « télématique »! Les revues électroniques n’étaient encore, comme il le notait, que des expérimentations au « potentiel considérable ». Sans illusion technojovialiste – comme on en a trop entendu depuis –, il concluait toutefois que « l’avenir qu’elles préparent reste encore équivoque : la facilitation de l’accès aura pour contrepartie l’accentuation des aspects les plus contestables de la prolifération actuelle si ces innovations conduisent à un relâchement du contrôle préalable des éditeurs et des arbitres ». C’est bien ce relâchement qui est au fondement des revues prédatrices qui encombrent aujourd’hui le marché académique. Après tout, après avoir ramené l’évaluation des chercheurs à un simple processus comptable, les gestionnaires de la recherche ne peuvent pas se surprendre que des esprits « innovants » – comme on les aime dans les écoles de gestion et les cours de « management de la connaissance » – aient vu dans l’édition numérique, au coût d’entrée bien moins élevé que pour l’édition papier, un « marché émergent » leur permettant de faire de l’argent facile en répondant à la « demande » par la création de nouvelles revues savantes « internationales », pour accueillir les articles publiés rapidement pour justifier qui une subvention, qui une promotion. 

Face à cette prolifération des publications, devenues depuis numériques, il est probable que Camille Limoges ait eu raison de penser qu’elle « ne fléchira tout probablement qu’avec le tassement de la croissance de la population des chercheurs et chercheuses. Celle-ci ne pourra poursuivre indéfiniment sa course exponentielle, comme l’avait déjà prévu avec bon sens Derek Price il y a 30 ans déjà ». À moins que les chercheurs ne reprennent en main leur métier et découvrent les nombreux avantages qu’il y aurait à « ralentir la science » (voir le manifeste Slow Science). Quoi qu’il en soit, relire aujourd’hui ce texte est utile pour prendre conscience des transformations survenues dans le système de la recherche, mais aussi des problèmes récurrents auxquels les chercheurs demeurent confrontés.

Yves Gingras

Face à cette prolifération des publications, devenues depuis numériques, il est probable que Camille Limoges ait eu raison de penser qu’elle "ne fléchira tout probablement qu’avec le tassement de la croissance de la population des chercheurs et chercheuses". À moins que les chercheurs ne reprennent en main leur métier et découvrent les nombreux avantages qu’il y aurait à « ralentir la science »...

 

Les périodiques scientifiques : peut-on gérer le raz-de-marée? 

Article de Camille Limoges, philosophe et historien des sciences, paru dans la version imprimée du présent magazine en mars-avril 1992.

Interface_Limoges_1992
Crédits : Jacques Goldstyn.

Les deux premiers périodiques à caractère scientifique, le Journal des savants et les Philosophical Transactions, naquirent la même année, en 1665. Vers 1750, le nombre de tels périodiques ne s'élevait encore qu'à une douzaine, pour la plupart associés aux travaux d'académies scientifiques. Il restait donc en principe encore possible, pour un esprit curieux qui acceptait aussi de lire deux ou trois dizaines d'ouvrages annuellement, de se tenir au fait de tout ce qui se passait d'essentiel aux frontières de l'ensemble de la connaissance. Mais un siècle plus tard déjà, vers 1850, l'avalanche était enclenchée : on frôlait déjà le millier de revues scientifiques1 et même le compilateur le plus décidé risquait l'épuisement si d'aventure il prétendait à l'exhaustivité. 

[V]ers 1850, l'avalanche était enclenchée : on frôlait déjà le millier de revues scientifiques et même le compilateur le plus décidé risquait l'épuisement si d'aventure il prétendait à l'exhaustivité. 

C'était vrai déjà même en s'en tenant aux limites d'une seule discipline. Par exemple, en janvier 1849, le zoologiste britannique Hugh Strickland écrivait à son collègue Charles Darwin : « L'histoire naturelle scientifique est maintenant devenue autant une affaire de recherche dans la littérature que d'observation physique. J'en ai été convaincu l'automne dernier quand, examinant la belle collection de périodiques étrangers de la Bodleian Library, j'ai été stupéfait par la masse des mémoires originaux de zoologie et d'autres sciences qui semblent n'avoir jamais percé au-delà de la coterie scientifique, mais restreinte, du périodique où ils sont publiés. Les auteurs devraient être encouragés à publier sur les questions de science dans des périodiques standard et accessibles2 (...) »

De même, il y a quelques mois, le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond déclarait dans Le Nouvel Observateur : « (...) on croule sous l'hyperinflation de ces articles savants. Le système de la publication scientifique a très bien fonctionné pendant un siècle et demi, disons tant que la recherche est restée une activité artisanale et que chacun pouvait lire tout ce qui le concernait. Mais depuis les années 50, ce système s'est emballé. Aujourd'hui, il est à la limite de son effondrement et, en tout cas, il ne remplit plus sa fonction initiale, qui était la circulation de l'information.3 » Mais en fait, c'est depuis bien plus longtemps que les scientifiques ne peuvent plus espérer lire tout ce qui concerne leur domaine; même la science « artisanale » du siècle dernier débordait les capacités du chercheur ou de la chercheuse isolés. 

Cependant, l'irrésistible tendance à la prolifération soulignée par Lévy-Leblond est indéniable. En 1963, Derek Price estimait que 50 000 revues scientifiques avaient été créées, dont quelque 30 000 existaient toujours4. En 1990, le nombre des revues scientifiques existantes atteignait 70 000, donnant lieu à la parution de quelque 5 000 articles scientifiques par jour5.

Faut-il le déplorer, faut-il même s'en étonner? Avons-nous affaire ici, comme le croient certaines personnes, à une pathologie de la science? Pour tirer cette situation au clair, il faut porter attention à deux phénomènes: 1 ° la croissance de la population des scientifiques, 2° le caractère multifonctionnel de l'édition scientifique. 

La raison d'être du ou de la scientifique, c'est de produire des résultats et de les rendre disponibles. À cet égard, on doit s'attendre à ce que l'évolution de l'édition scientifique accompagne celle de la population des scientifiques; plus il y aura de scientifiques, plus l'édition scientifique se gonflera. Or, comme l'apprennent dès leur formation primaire l'historien, l'historienne, le ou la sociologue des sciences, l'activité scientifique évolue à la façon des populations biologiques: tant qu'elle ne s'expose pas trop sévèrement à des facteurs limitants, sa croissance prend une allure exponentielle. Et c'est bien ce qui s'est produit depuis la naissance de la science moderne au XVIIe siècle; la population des scientifiques a doublé régulièrement, de sorte que l'on peut dire qu'à chaque moment dans le temps, plus de 80 p. cent des scientifiques ayant jusque-là habité la planète, étaient vivants6.

L'activité d'édition scientifique issue de cette croissance a manifesté les mêmes traits: elle a en gros doublé à intervalles réguliers et le chiffre actuel de 70 000 revues scientifiques, dans ces conditions, n'a rien d'étonnant. Privez les scientifiques de cet exutoire, amputez cet élément terminal de la séquence de leur activité – la publication – et le système actuel s'enraie: par quel autre mécanisme que celui des arbitres de chaque revue spécialisée faire valider la qualité des résultats, comment mesurer la productivité d'un chercheur ou d'une chercheuse et la qualité de ses travaux, comment les rendre éventuellement disponibles?
Justement, c'est ici qu'il faut tirer au clair la seconde de nos questions, celle des fonctions de la littérature scientifique. Peut-être les personnes qui estiment pathologique la proliféra­tion de la littérature scientifique se méprennent-elles sur les raisons d'être de celle-ci, ou tout au moins la restreignent-elles indûment à la seule fonction de communication immédiate. 

L'activité d'édition scientifique issue de cette croissance a manifesté les mêmes traits: elle a en gros doublé à intervalles réguliers et le chiffre actuel de 70 000 revues scientifiques, dans ces conditions, n'a rien d'étonnant.

Ainsi fait-on valoir, et à juste titre, deux traits de la communication scientifique. D'abord, les chercheurs et chercheuses ne sont pas si dépendants des périodiques que l'on pense souvent: le téléphone, le télécopieur, la circulation des personnes, celle des documents avant publication, font que le périodique ne joue souvent qu'un rôle second pour les équipes bien « branchées », celles qui œuvrent vraiment aux frontières du savoir. En outre, dans beaucoup de domaines, la majorité des articles publiés ne sont jamais cités par d'autres que leurs auteures et auteurs eux-mêmes et par quelques collègues immédiats. En somme, on publierait « sans retenue », et des « articles de moins en moins originaux et intéressants7 ».

Peut-être, mais à qui cela devrait-il poser problème?

N'importe quel scientifique sait quelle est, dans son do­maine, la poignée de revues qui compte, et même les mieux « branchés » sur les circuits de la communication informelle ne manqueront pas de s'assurer que leur équipe procède régulièrement au balayage du contenu de chacune de leurs livraisons. De fait, avec, par exemple, le développement des grandes bases de données bibliographiques et des bases d'abstracts ainsi que leur accès sur microordinateur, le chercheur ou la chercheuse des années 90 sont sans doute – malgré l'indéniable prolifération de l'imprimé – bien mieux armés que leurs prédécesseurs pour suivre en temps réel la production qui peut les intéresser.

Sans doute, la multiplication des revues – et l'inflation des coûts d'abonnement, surtout – ne sont pas sans causer de sérieux problèmes aux bibliothèques, dont les budgets sont étriqués. Mais ici encore, ce sont souvent le manque de discernement, la poursuite du gigantisme des collections qui sont en cause. De fait, moins de 1000 revues scientifiques font l'objet de plus de 80 p. cent des citations mondiales dénom­brées dans le Science Citation Index8. C'est parmi ces revues, en fonction de la concentration des activités de recherche des institutions auxquelles elles appartiennent – et de collaborations inter­institutionnelles locales concernant le partage de certains abonnements – que chaque bibliothèque universitaire doit faire ses choix. Les communications électroniques et la télécopie feront le reste. 

Si, pour l'essentiel, il faut assurer à l'ensemble de la com­munauté des chercheurs et chercheuses l'accès facile à quelque 1000 revues scientifiques – et donc à deux ou trois dizaines au maximum pour n'importe quel domaine de recherche –, il n'est pas vrai que le chercheur ou la chercheuse soucieux de demeurer au fait et de se situer au faîte des connaissances dans leur domaine, risquent la crise de nerfs et le surmenage bibliographique. 

Mais alors, peut-on se demander, à quoi peuvent bien servir les 69 000 autres revues? À des usages locaux, à l'apprentissage et à la progression des chercheurs et chercheuses – dont un petit nombre accédera aux revues de fort calibre –, à constituer les archives des données certifiées qui pourront éven­tuellement trouver un usage. Et puis, certaines de ces revues servent aussi (pourquoi se le cacher?, mais il n'est pas facile d'en jauger le volume) à assurer la certification de résultats de peu d'intérêt, à maintenir actifs et actives des chercheurs et chercheuses médiocres ou pis, mais qui autrement sombreraient peut-être encore plus profondément dans l'incompétence et la trivialité. Cela pose sans doute des problèmes d'équité et de rentabilité sociale quant à l'affectation de ressources rares, mais il n'y a là aucun problème particulièrement ardu pour la gestion que font chaque chercheur ou chercheuse de leur accès à l'information. Personne n'est tenu de lire la littérature marginale et, de fait, elle l'est peu ou prou. 

Est-ce à dire que tout va pour le mieux ou que la situation présente est intangible? Certes non.

Du côté de l'édition scientifique, l'avènement de la télématique donne déjà lieu au lancement d’expérimentations de « revues électroniques » sans support papier correspondant. Ces expérimentations ont un potentiel considérable, mais l’avenir qu'elles préparent reste encore équivoque: la facilitation de l'accès aura pour contrepartie l’accentuation des aspects les plus contestables de la prolifération actuelle si ces innovations conduisent à un relâchement du contrôle préalable des éditeurs et des arbitres. 

Du côté de la gestion des carrières de chercheurs et chercheuses, des resserrements sont possibles et souhaitables. Déjà, certaines grandes universités ne tiennent plus compte, pour le recrutement ou la promotion, de la masse des publications. Elles exigent plutôt la soumission d'un nombre limité de travaux (un maximum de 10 articles parus au cours des cinq dernières années, par exemple) parmi ceux que le candidat ou la candidate estime les meilleurs de sa production. Ces articles sont alors jugés par des pairs – externes à l'institution, pour la plupart – et sur leur contenu. L'exemple mérite d’être suivi; une telle procédure ne minimise pas l'importance des publications, mais elle module intelligemment l'impératif du « publish or perish ».

Dans la prolifération de la littérature scientifique, ce qui fait davantage problème donc, ce n'est pas la gestion de l'accès à l'information valable, c'est le gaspillage des ressources. 

Mais soyons sans illusion: la prolifération de la littérature scientifique ne fléchira tout probablement qu'avec le tassement de la croissance de la population des chercheurs et chercheuses. Celle-ci ne pourra poursuivre indéfiniment sa course exponentielle, comme l'avait déjà prévu avec bon sens Derek Price il y a 30 ans déjà. En attendant, on continuera d'entendre de nos Cassandre que le système de la communication scientifique court à l'effondrement par sa surabondance même, mais on continuera néanmoins de mieux et plus rapidement s'informer que nos prédécesseurs.
 

  • 1D. De Solla Price, Science Since Babylon, New Haven, Yale University Press, 1961, p. 96-98.
  • 2The Correspondance of Charles Darwin, sous la direction de F. Burkhard et S. Smith, Cambridge University Press, vol. 4, 1988, p. 190-191.
  • 3J.-M. Lévy-Leblond, «Un entretien avec Michel Callon et Jean-Marc Lévy­-Leblond. La science et l'écrit : la machine folle », Le Nouvel Observateur, no. 1406, p. 28.
  • 4D. De Solla Price, Little Science, Big Science, New York, Columbia University Press, 1963, p. 8.
  • 5J.-P. Courtal, Introduction à la scientométrie, Paris, Anthropos, 1990, p. 14.
  • 6D. De Solla Price, op.cit., p.14.
  • 7J.-M. Lévy-Leblond, op. cit.
  • 8E. Garfield, « In Truth, the <Flood> of Scientific Literature is Only a Myth », The Scientist, vol. 2, septembre 1991, p. 11.

  • Yves Gingras
    Université du Québec à Montréal

    Yves Gingras est professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis 1986. Sociologue et historien des sciences, il est aujourd’hui directeur scientifique l’Observatoire des sciences et des technologies et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences.

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