L’histoire du Québec illustre bien la capacité des ruraux à innover sur tous les plans. On peut penser à la mise en marché collective des produits agricoles, au commerce équitable avant la lettre, ou encore, aux caisses populaires, issues des campagnes et devenues une force économique.
[Ce texte a été publié une première fois en septembre 2009, dans la version imprimée du présent magazine]
Découvrir : Quel est le point de départ de votre intérêt pour la question de la ruralité?
Bruno Jean : La ruralité est un champ de recherche qui encore aujourd’hui, au Québec et au Canada, n’est pas très développé. L’une de ces raisons : Gérald Fortin. Cet important sociologue québécois, de la même fournée que les Fernand Dumont, Yves Martin et compagnie, a commis un bouquin en 1971, La fin d’un règne, qui a fait école en sciences sociales. Il y disait, en résumé, qu’il n’y avait plus de ruraux au Québec, mais seulement des urbanisés à des degrés variables. Donc, plus d’objet à étudier…
Ce courant rejoignait la sociologie américaine, qui désigne la ruralité comme les zones non metropolitan. En Europe, des ouvrages assez classiques ont salué « l’urbanisation des campagnes ». Le terme est fort. Comment les campagnes peuvent-elles s’urbaniser? C’est presque de l’antithèse.
Ainsi, quand j’ai commencé mes études en 1970, s’intéresser au rural, c’était aller à contre-courant. J’ai voulu, en fait, contrer la thèse de Gérald Fortin et essayer de voir, avec l’avènement de la modernité québécoise, ce qu’il était advenu de cet espace social. Et ce, même si on n’avait plus les outils ou les chercheurs pour le comprendre. C’est devenu mon projet scientifique.
Quand j’ai commencé mes études en 1970, s’intéresser au rural, c’était aller à contre-courant.
Découvrir : Il y a donc toujours un monde rural distinguable, identifiable?
Bruno Jean : On a observé d’abord une pénétration excessivement rapide d’une certaine forme de culture urbaine. Par exemple, les gadgets de la société de consommation, dont la TV couleur, se vendaient beaucoup mieux en Gaspésie qu’à Montréal.
Mais derrière ces signes communs de modernité subsistent des rapports socioéconomiques très singuliers. Les zones rurales sont toujours des espaces d’extraction de matières premières, souvent de première transformation, où les gens vivent dans un environnement non densifié. Cette réalité géomorphologique colore le quotidien, les rapports des uns aux autres; selon moi, cela n’a pas changé.
Je donnais un cours en Gaspésie à des agents de développement, il y a plusieurs années, et je racontais que l’anthropologue américain Robert Redfield, dans les années 1930, caractérisait le monde paysan comme des petites sociétés un peu fermées et isolées, tournées vers l’exploitation des ressources primaires. J’ai mis cela au tableau et j’ai demandé : « Est-ce la Gaspésie d’autrefois ou d’aujourd'hui? » Sans hésitation, les étudiants m’ont répondu : « C’est celle d’aujourd’hui, évidemment. » Plusieurs traits de la ruralité sont des universaux, et j’ai décidé de les repérer.
Plusieurs traits de la ruralité sont des universaux, et j’ai décidé de les repérer.
Découvrir : Le fait d’agir à partir d’une université régionale a-t-il une influence sur vos travaux?
Bruno Jean : Au départ, comme universitaires en région, nous avons été animés par le pari de faire la science différemment, pour la simple raison que nous étions hors des deux grands centres urbains. L’Université de Chicago était notre référence. Cette institution attachée à une ville d’industries et de melting pot aura, en créant l’École de Chicago, une grande influence dans les sciences sociales, à travers ses méthodes d’observation participante ou ses études en écologie urbaine. Aussi, aux portes de cette université, il y avait un laboratoire humain fantastique que les chercheurs ont su explorer. Ils avaient le même arrière-plan théorique que leurs confrères, mais ils travaillaient dans un autre environnement. On s’est donc dit mutatis mutandis… si l’on crée de vraies universités à Rimouski, à Chicoutimi, dans l’Outaouais, peut-on agir autrement?
Quelque 40 ans plus tard, je ne suis pas certain qu’on ait tout à fait réussi à faire une science si différente, même si nous avons travaillé étroitement dans les « laboratoires » spécifiques à notre territoire – le rural et le fleuve, par exemple. Mais il y a une autre différence, énorme cette fois, avec les universités des grands centres urbains : l’importance des attentes du milieu par rapport à nous. Ainsi, à l’UQAR, il y a constamment un regard de la société régionale sur nos activités. Embêtant parfois, mais en même temps et surtout, très stimulant. En effet, de nombreuses demandes sociales nous parviennent de ces milieux locaux.
Personnellement, presque toutes mes recherches sont, à un degré ou un autre, issues de cette demande sociale. S’il s’agit d’un simple problème théorique ou philosophique, je suis peu intéressé. Je fais de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée. Cette dichotomie-là m’énerve, d’ailleurs : je qualifie les gens qui l’utilisent encore de dinosaures, du point de vue scientifique, parce que la vraie recherche est à la fois fondamentale et appliquée. Et elle produit des résultats sur les deux plans. Je retiens donc la notion de recherche finalisée.
Personnellement, presque toutes mes recherches sont, à un degré ou un autre, issues d'une demande sociale.
Découvrir : Dans ce laboratoire rural, avez-vous observé un milieu innovant, capable de s’adapter aux défis de l’heure?
Bruno Jean : J’ai écrit – à la faveur d’une sabbatique, sous la douceur du climat provençal – un bouquin paru en 1997, Territoires d’avenir, pour une sociologie de la ruralité, où j’ai voulu montrer qu’il y avait de l’avenir dans ces territoires ruraux.
L’idéologie dominante du développement soutient que seuls les grands ensembles urbains sont capables d’innovation, parce qu’ils ont la classe créative assurant la croissance économique. Les territoires ruraux ont été historiquement très innovants en se montrant capables de mettre en valeur leur environnement naturel, de gérer leur développement économique et d’aménager leur organisation sociale.
Alors, au lieu de penser qu’on doit enseigner des choses aux ruraux, il faut plutôt retourner à l’école de la ruralité, car on peut s’inspirer des arrangements institutionnels inédits qu’ils mettent en place pour relever les défis actuels de gouvernance locale et d’adaptation à la nouvelle économie, ou encore, de maintien des services de proximité dans des collectivités de petite taille et dispersées sur un vaste territoire.
Découvrir : Ces « universités rurales québécoises » doivent jouer un rôle important pour stimuler cette capacité d’innover?
Bruno Jean : Nul doute. Depuis 1977, en s’inspirant d’expériences européennes, on a commencé à tenir régulièrement ces forums de formation populaire avec des acteurs du développement rural.
On est en train de faire tranquillement le tour de la province. Des rencontres ont déjà eu lieu dans plusieurs régions : Abitibi, Bas-Saint-Laurent, Côte-Nord, Outaouais, Mauricie et au lac Saint-Jean.
Le principe pédagogique de base, c’est le croisement des savoirs. Les savoirs savants produits par les universitaires, les savoirs d’expérience produits par les acteurs du développement et le savoir des élus, de ceux qui prennent les décisions. Pour toute question abordée, on essaie de mettre à table ces trois types d’experts, chacun arrivant avec son langage, son bagage.
Le principe pédagogique de base, c’est le croisement des savoirs. Les savoirs savants produits par les universitaires, les savoirs d’expérience produits par les acteurs du développement et le savoir des élus, de ceux qui prennent les décisions.
Bruno Jean : Très productif. D’une fois à l’autre, les sessions affichent complet, et une évaluation récente menée par des experts de l’ÉNAP a bien fait ressortir la contribution d’une telle activité de formation – peu coûteuse au demeurant – au renforcement des capacités de développement des milieux ruraux.
Découvrir : Vous coproduisez du savoir en collaboration avec des partenaires du milieu. Comment cela se passe-t-il?
Bruno Jean : La coproduction des connaissances part du postulat que le paysan produit aussi des savoirs. Le chercheur coconstruit alors son projet de recherche avec lui. Tranquillement, il développe une connaissance que le paysan saura utiliser plus rapidement. C’est un modèle circulaire, où la science se fait avec les personnes qui en sont supposément les éventuels bénéficiaires. Il faut évidemment s’assurer de ne rien perdre de ce qui fait la spécificité de l’approche scientifique.
Découvrir : En effet. Il y a certainement quelques écueils?
Bruno Jean : Ce qui m’a secoué, entre autres, c’est de constater le pouvoir que nous avons comme chercheurs dans cette relation. Le pouvoir du langage scientifique, de l’argumentaire appuyé sur des données.
Je vais donner en exemple une collaboration récemment terminée avec un petit village de la Haute-Côte-Nord. La demande était de construire un diagnostic territorial et d’identifier les options socioéconomiques s’offrant à cette communauté. Le travail a duré deux ans. En recevant le produit final, le maire m’a dit : « Je n’ai pas de problème avec le contenu de votre rapport. Mais si c’est moi qui le communique, cela ne marchera pas. Si c’est vous, les élus vont le prendre au sérieux, s’en emparer et agir en conséquence. »
Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui se joue?, me suis-je dit, étonné. D’autant que ce projet avait été développé en étroite collaboration avec cette communauté.
Découvrir : Cela vous donne donc une grande responsabilité?
Bruno Jean : Oui, mais j’aime à penser que c’est une responsabilité partagée avec les décideurs sur le terrain. Il ne faut pas se méprendre sur notre rôle. Dans ce cas, notre responsabilité est de fournir les meilleures connaissances et la meilleure information aux gens d’action afin d’éclairer leurs décisions.
J’aime à penser que la responsabilité est partagée avec les décideurs sur le terrain. Il ne faut pas se méprendre sur notre rôle.
Découvrir : Qu’est-ce que la recherche a apporté de très spécifique à ce partenariat?
Bruno Jean : Imaginez cet homme, maire depuis 15 ans, connaissant très bien sa réalité locale. À l’une des premières réunions, je présente un beau tableau sur la main-d’œuvre de la communauté : 400 travailleurs sur les 800 habitants. « Vous savez, il y a plus de 40 p. 100 de 400 personnes qui, tous les matins, vont travailler dans la ville d’à côté. » Le maire me regarde, interloqué : « Ça ne se peut pas! Où avez-vous pris ça? StatCan, ils se trompent tout le temps! » « On va contre-vérifier », ai-je dit. Un mois plus tard, on revient, et avant même de rentrer dans la salle de réunion, le maire m’accroche : « Monsieur Jean, votre histoire d’emplois, j’ai vérifié, c’est pas mal vrai. Je n’étais pas conscient de ça. » Malgré toute son expérience, il n’avait pas vu ce phénomène majeur.
Voilà ce que nous pouvons apporter : une connaissance objectivée, qui peut être complémentaire avec leur connaissance sensible des choses. En combinant ces deux savoirs, on produit de la connaissance pour l’action.
Découvrir : Qu’ont-ils tiré d’une telle expérience?
Bruno Jean : Toute une démarche de remise en question en a résulté. « Si les gens travaillent là-bas, mais demeurent ici, Monsieur le Maire, peut-on se demander pourquoi? Pourquoi préfèrent-ils voyager chaque jour plutôt que déménager? La qualité de vie dans votre village est intéressante, peut-être? Si c’est le cas, il faudrait peut-être s’assurer qu’elle continue de l’être, que l’école locale reste ouverte, que la sécurité dans les rues soit assurée malgré la route 138 et ses camions? »
Là, ils ont commencé à voir tout un potentiel et à mettre en place une stratégie de développement. Puis, un jour, je constate en entendant le maire à la radio que l’idée avait fait son chemin : « Ici, on a une qualité de vie, c’est ça qu’il faut mettre en valeur. »
Découvrir : Quel avenir voyez-vous pour le monde rural ou pour les études rurales?
Bruno Jean : L’histoire du Québec illustre bien la capacité des ruraux à innover sur tous les plans. On peut penser à la mise en marché collective des produits agricoles, au commerce équitable avant la lettre, ou encore, aux caisses populaires, issues des campagnes et devenues une force économique. Cela continue avec l’énergie éolienne, les bio-énergies, etc. Au Québec, une municipalité rurale sur cinq seulement est dévitalisée. À la suite de nos études, des programmes d’intervention gouvernementale se mettent actuellement place. Contrairement à ce que véhicule une opinion publique mal informée, il faut rappeler que la ruralité québécoise est un véritable territoire d’avenir qui contribue de manière décisive à la prospérité du Québec.
- Bruno Jean
Université du Québec à Rimouski
Professeur-chercheur à l’Université du Québec à Rimouski depuis 1977, Bruno Jean a participé à la construction de cette jeune université visant, à l’instar de l’École de Chicago, à devenir une institution modulée par la spécificité de son territoire.Bruno Jean possède, selon ses termes, une « identité universitaire un peu trouble ». Oscillant entre études rurales et développement régional, explorant à la fois les dimensions sociales, économiques et environnementales, on le retrouve sur des terrains aussi divers que la Côte-Nord et le Brésil. Dans ce dernier pays, l’un de ses textes, A forma social da agricultura familiar contemporânea, a servi dans les années 1990 aux débats sur la réforme agraire remettant en question les latifundia, les grandes propriétés foncières.De son propre aveu, c’est le champ de savoir sociologique que forment les études rurales qui l’emporte au final. Aujourd’hui titulaire de la Chaire de recherche du Canada en développement rural, il s’intéresse à ces « territoires d’avenir » afin d’y déceler les forces d’innovation et de création.Dans le contexte des préoccupations récentes des urbains pour l’environnement et la traçabilité des aliments, les travaux de Bruno Jean sont utiles pour saisir les rapports urbains-ruraux, qui se révèlent en perpétuelle mouvance. Sa pratique étant marquée par une recherche réalisée en étroite collaboration avec les communautés, il tente de savoir, entre autres, à quelles conditions les ruraux pourraient aussi profiter de ce nouvel intérêt des urbains afin, écrit-il, de « passer de la méfiance réciproque à un nouveau contrat social qui en ferait non des adversaires, mais des partenaires d’un développement territorial solidaire et durable ».
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