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Normand Baillargeon, UQAM - Université du Québec à Montréal
Je pense qu’il se livre dans nos sociétés une véritable bataille, souvent occulte, pour façonner l’opinion, et ceci a une grande importance sociale et politique.

[Ce texte a été publié une première fois en avril 2008, dans la version imprimée du présent magazine]

Philosophe, vulgarisateur scientifique, pédagogue, traducteur, essayiste, auteur de jeux mathématiques et libre-penseur, Normand Baillargeon possède un parcours marqué par la curiosité et l’engagement.

Durant son enfance au Cameroun et au Sénégal, dans les années 1960, avec des parents coopérants, il côtoie le racisme et l’inégalité, et il en héritera son désir de combattre l’injustice. Son intérêt pour les sciences humaines et les modèles mathématiques que l’on peut y appliquer l’a d’abord mené du côté de l’épistémologie. C’est à Mario Bunge, physicien et philosophe des sciences enseignant à l’Université McGill, qu’il a alors demandé de l’accompagner dans sa démarche . « Très bien, lui répondit celui-ci. Mais pour se lancer dans l’étude critique d’un domaine, il faut d’abord posséder un doctorat dans cette discipline… » Baillargeon commencera donc par un doctorat dans une science humaine – il choisira  l’éducation – avant d’en faire un deuxième, en philosophie.

Ses très nombreux écrits, articles, essais, traductions, préfaces et autres témoignent d’un esprit encyclopédique. Le suivre, c’est fréquenter tour à tour Bertrand Russell, Lewis Carroll, Gilbert Langevin ou Albert Einstein.

Si l’on connaît bien son engagement sur la place publique, il faut aussi rappeler qu’il initie les bacheliers du programme d’éducation de l’UQAM aux fondements de l’éducation et donc à Platon, John Dewey, Pierre Bourdieu et compagnie. Et il le fait, assure-t-il, avec un grand bonheur.

 

DÉCOUVRIR : Vous soutenez qu’une formation scientifique est nécessaire au développement d’un esprit critique, et même essentielle pour former des citoyens et citoyennes capables de penser et d’agir dans le monde. Pourquoi est-il si important de former les gens à la pensée rationnelle en général et à la pensée scientifique en particulier?

Normand Baillargeon : Je m’inscris au sein d’une tradition de gens de gauche issue du siècle des Lumières et qui comprend des personnes typiquement rationalistes et, sinon anarchistes, du moins proches d’une tendance libérale très radicale. Des gens comme Condorcet, Pierre Kropotkine, Bertrand Russell ou Noam Chomsky. Comme eux, je suis persuadé que la diffusion de la rationalité est essentielle à l’émancipation des individus et à la survie de l’espèce.

Ce qui est mis en jeu par là est une conception de l’être humain et de la rationalité : c’est celle que défendait déjà Aristote quand il affirmait que les êtres humains sont faits pour penser et pour comprendre, et qu’il est dans leur nature d’y prendre plaisir. Mais on y trouve aussi un volet politique, la conviction que nous sommes faits aussi pour coopérer et que la rationalité, indispensable à l’émancipation de l’individu, a aussi un rôle majeur à jouer dans la conversation démocratique, c’est-à-dire dans les délibérations, puis dans l’action collective.

Or, sur ce plan, je pense qu’il se livre dans nos sociétés une véritable bataille, souvent occulte, pour façonner l’opinion, et ceci a une grande importance sociale et politique. Considérez, par exemple, ces firmes de relations publiques qui mettent en œuvre diverses techniques et stratégies pour former l’opinion publique. Je viens justement de faire la présentation de Propaganda, un livre du principal fondateur de cette industrie, Edward Bernays (1891-1995).  C’est une lecture fascinante et instructive. En toute candeur, il explique comment on doit utiliser la psychologie, les sciences sociales et la psychanalyse pour faire adopter par la masse des gens des valeurs, des comportements, des modes de pensée. Écrit en 1928, ce bouquin n’a rien perdu de sa pertinence.

Si on prend au sérieux l’idéal démocratique, l’existence de telles organisations rend plus urgent encore, pour le citoyen, le besoin de développer sa capacité à penser de manière critique, d’acquérir des savoirs, des concepts et des habiletés permettant d’apprécier les données et les informations qui lui sont proposées.

La pensée rationnelle permet de se prémunir contre des discours, parfois séduisants et qui peuvent sembler vraisemblables, mais qui ne résistent pas à l’analyse.

La pensée rationnelle permet de se prémunir contre des discours, parfois séduisants et qui peuvent sembler vraisemblables, mais qui ne résistent pas à l’analyse. Parmi ces discours, outre cette propagande dont je viens de parler, se trouvent les pseudosciences. Il n’est, hélas, pas besoin de chercher bien loin. Par exemple, le livre le plus vendu au Québec depuis deux ans est Le secret. On y soutient, en un mot, que selon une supposée loi physique dite d’attraction, les choses peuvent arriver par la seule force de nos souhaits. Or, avec un minimum de culture scientifique, il se révèle impossible d’adhérer à ces sornettes. On peut éviter de se faire rouler dans la farine de cette imbuvable et même dangereuse mixture de mécanique quantique mal digérée et de pensée positive. Condorcet serait bien désespéré devant le succès de ce livre. Comme il le serait de constater que la majorité des journaux comporte une rubrique quotidienne d’astrologie – alors qu’ils ne couvrent que très peu l’actualité scientifique, notamment celle qui pourrait avoir une si grande portée politique.

DÉCOUVRIR : Vous avez donc trouvé utile de nous proposer ce Petit cours d’autodéfense intellectuelle?

N. Baillargeon : En effet. J’ai écrit ce livre, vous l’avez deviné, parce que je suis très préoccupé par le fait, d’une part, que la rationalité n’occupe pas toute la place qu’elle devrait dans nos discussions sociales, politiques et économiques, et d’autre part, que la propagande occupe une si grande place dans nos sociétés, où elle ne rencontre que trop peu de résistance. J’ai en fait rédigé le livre que j’aurais aimé que l’on me donne à 20 ans, quand se développait mon intérêt pour toutes ces questions, à la fois scientifiques, philosophiques et politiques.

DÉCOUVRIR : Vous commencez par présenter deux outils indispensables à la pensée critique : le langage et les chiffres. Pourquoi?

N. Baillargeon : Il le fallait. C’est que le langage est un outil extrêmement puissant, et cela, tous les charlatans et tous les manipulateurs le savent bien, depuis toujours. Considérez, par exemple, ces mots qu’on appelle des « mots-fouines ». La fouine attaque un nid d’oiseau en gobant le contenu de l’œuf et en laissant derrière elle une coquille apparemment intacte, mais vide. Les mots-fouines font de même pour des propositions : ils les vident de leur substance. La publicité en raffole. Telle crème contient jusqu’à 60 % de XYZ, dit-on. Le terme  « « « jusqu’à » est un mot-fouine, et il pourrait bien avoir vidé la proposition de sa substance. « Peut, « aide », « contribue » sont autant de mots-fouines potentiels. Vous en reconnaîtrez vite de nombreux autres.

L'innumérisme est aussi dommageable que l’illettrisme.

Mais l’innumérisme est aussi dommageable que l’illettrisme. C’est pourquoi, après le chapitre sur le langage, je propose dans un assez long chapitre des outils de ce que j’appellerais « mathématiques citoyennes », comprenant notamment un rappel de notions de statistiques et de probabilités. Celles-ci sont indispensables pour tout le monde, y compris les universitaires.

Permettez-moi une anecdote. Je participais il y a quelques années à un colloque universitaire, quand un conférencier a affirmé, très sérieusement, que, chaque heure, 2 000 enfants iraquiens mouraient du fait de l’embargo américano-britannique, et cela depuis 10 ans. Cet embargo a certes été une abomination. Mais cette affirmation l’est aussi. Pour le constater, comptons – ce qui est un très utile outil d’autodéfense intellectuelle! Selon le conférencier, 48 000 enfants meurent tous les jours; en multipliant par 365, nous obtenons plus de 17 millions de morts. Au bout de 10 ans, l’Iraq, un pays de 20 millions, aurait donc perdu plus de 170 millions d’enfants…

 

 

Cet exercice ne demande que le réflexe de réfléchir à une donnée chiffrée et ne requiert pas un grand savoir mathématique. En fait, quand une donnée chiffrée est avancée, il est crucial de se demander qui a compté, comment a été défini ce qui est compté et comment on a compté. Cela, encore une fois, peut avoir une grande importance politique. En voici un autre exemple. L’an dernier, quand le président américain ou les porte-paroles militaires du gouvernement américain parlaient du nombre de morts en Iraq, un chiffre était régulièrement cité dans de nombreux médias : 30 000 victimes. Pourtant, au même moment, les mêmes officiels américains affirmaient, sans semble-t-il être trop gênés de l’inconsistance de leur discours : « We don’t do body count! ».

Précisément à ce moment-là, la revue The Lancet publiait les travaux d’une équipe d’épidémiologistes ayant mené sur le terrain une enquête sur le nombre de civils morts depuis les débuts de la guerre. The Lancet, comme on sait, est une excellente publication, avec comité de lecture. Or, en utilisant des méthodes épidémiologiques reconnues, l’auteur de l’article arrivait à 654 965 morts. Le plus triste est qu’à peu près aucun des grands quotidiens québécois n’a repris cette information – laquelle s’est cependant retrouvée dans la presse indépendante ou « alternative ». On le voit avec cet exemple : être vigilant et multiplier les sources auxquelles on s’informe sont deux stratégies efficaces pour assurer son autodéfense intellectuelle.

DÉCOUVRIR : On peut observer, d’un côté, des systèmes de recherche qui multiplient les efforts de dialogue et, de l’autre, des indices de méfiance du public face aux recherches scientifiques. Quelle posture critique un citoyen devrait-il adopter, selon vous, à l’égard de la science?

N. Baillargeon : Disons d’abord qu’il y a de bonnes raisons objectives d’entretenir une certaine méfiance. La science est au centre de notre mode de vie; ses effets sont partout, souvent bénéfiques, voire salutaires, mais certains sont aussi dramatiques, et, depuis Hiroshima, on sait qu’il y en a qui sont proprement terrifiants. On peut ainsi penser en ce moment au réchauffement planétaire, domaine où la courbe d’inquiétude ne cesse de monter, ou à la manipulation du code génétique. Toutes ces questions inquiètent le grand public, qui veut, avec raison, y voir un peu plus clair. Mais ce sont des questions complexes.

Il faut résister à la tentation du relativisme, qui nous ferait réduire la science à un simple  discours parmi d’autres, sans plus de prétention à la vérité.

Pour aller à l’essentiel, je dirai qu’une éducation scientifique digne de ce nom est désormais indispensable aux citoyennes et citoyens, et qu’elle doit se doubler d’une véritable compréhension des enjeux politiques de la science et de la recherche scientifique. Ce qui est ici en jeu est d’une importance qu’on ne peut minimiser. Cela dit, il faut dans cette réflexion résister à la tentation du relativisme, qui nous ferait réduire la science à un simple  discours parmi d’autres, sans plus de prétention à la vérité. Je me suis beaucoup battu et je me bats encore contre un certain relativisme cognitif, qui a malheureusement investi une partie des sciences humaines. Le manque de culture scientifique est la route qui conduit à de telles positions déplorables. Pour ne pas l’emprunter, il faut persister à penser clairement : notre salut passe par l’usage de notre raison.

DÉCOUVRIR : Comme éducateur, comment voyez-vous la transmission du savoir et l’initiation à la pensée rationnelle?

N. Baillargeon : Je suis content de pouvoir revenir sur ce sujet, que je n’ai fait qu’effleurer. Il faut selon moi donner à tous les jeunes une éducation scientifique permettant de comprendre le monde d’aujourd’hui. Et je crois qu’il est possible de le faire. Ce que je privilégierais n’a rien à voir avec l’augmentation du nombre de jeunes qui choisissent d’étudier en sciences à l’université : il s’agit plutôt d’atteindre un accroissement massif et qualitatif d’une éducation scientifique offerte au plus grand nombre possible de gens – je soutiens que cette éducation, telle que je la conçois, est accessible à tout le monde. Et, dans mon esprit, elle est encore distincte de l’éducation technologique, celle qui nous prépare à utiliser les technologies dans nos vies privées et au travail.

Dès la première année, et de manière progressive jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire, il y aurait des cours consacrés à la science, selon un programme cumulatif introduisant aux théories et aux concepts des diverses sciences.

L’élève y acquerrait peu à peu un vocabulaire spécialisé, des faits et des théories, mais aussi le sens de l’historicité de la science. Il est possible de faire tout cela, et j’insiste, avec un bagage mathématique minimal. On ferait de la sorte un tour des différentes sciences fondamentales : astrophysique et physique, sciences de la Terre, chimie, biologie, écologie, anthropologie.

« Les vertus épistémiques : l’honnêteté intellectuelle, l’intégrité, la capacité de soumettre à la critique d’autrui ce qu’on avance, une certaine et indispensable méfiance à l’endroit de nos sens et de notre mémoire, la capacité d’envisager des hypothèses autres, la pratique du doute constructif, la reconnaissance du caractère faillible de nos connaissances, et ainsi de suite. »

Parallèlement, les jeunes seraient initiés aux vertus épistémiques : l’honnêteté intellectuelle, l’intégrité, la capacité de soumettre à la critique d’autrui ce qu’on avance, une certaine et indispensable méfiance à l’endroit de nos sens et de notre mémoire, la capacité d’envisager des hypothèses autres, la pratique du doute constructif, la reconnaissance du caractère faillible de nos connaissances, et ainsi de suite. On apprendrait aussi que si la science est une aventure humaine exaltante, elle est également inscrite dans un contexte social et politique. À la fin de ce parcours, on peut espérer que les élèves auraient acquis des vertus épistémiques indispensables aux citoyens.

DÉCOUVRIR : En conclusion, pourrait-on dire que être un esprit critique, il faut à la fois posséder les connaissances et une certaine perspective sur elles – ce que vous appelez des « vertus épistémiques »?

N. Baillargeon : Je pense que c’est bien là l’essentiel.  Car ce n’est pas tout de posséder des savoirs : il faut aussi avoir la détermination de s’en servir et les vertus épistémiques que cela suppose. Parfois, comme dans l’exemple sur l’Iraq cité plus haut, il suffira d’avoir le réflexe de s’arrêter trois secondes pour faire un peu d’arithmétique. Plus généralement, on devrait toujours avoir le réflexe de demander : « Comment le savez-vous? Est-ce que cela a du sens? ». Et cela s’apprend en s’exerçant. « C'est en posant des gestes courageux qu’on devient courageux », disait Aristote. Et c’est en travaillant sa pensée critique qu’on devient un penseur critique capable d’effectuer des choix éclairés. La contribution que des citoyens et citoyennes ayant acquis de telles habitudes et habiletés peuvent apporter pour rendre notre monde meilleur est incommensurable, et nous en avons aujourd’hui plus que jamais besoin.


  • Normand Baillargeon
    UQAM - Université du Québec à Montréal

    Normand Baillargeon enseigne depuis 1989 la philosophie de l’éducation au Département d’éducation et pédagogie de l’UQAM. Il détient un doctorat en philosophie et un doctorat en éducation. Il a publié ou édité plus d’une trentaine d’ouvrages consacrés à l’éducation, à la philosophie, à la littérature et au politique. Militant libertaire, il a collaboré à de très nombreuses revues alternatives, et il écrit depuis dix ans pour la revue À Bâbord. Il tient cette année une chronique de philosophie à Radio-Canada dans le cadre de l’émission Dessine-moi un dimanche. Ses derniers titres paru, outre l’ouvrage ici présenté : Liliane est au Lycée. Est- il indispensable d’être cultivé?, Flammarion, Paris, 2011 et L’éducation, Flammarion, Paris 2011.

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