Guy Rocher : une sociologie publique pour le Québec

Le parcours sociologique de Guy Rocher se déploie au carrefour du monde universitaire et de l’espace public, en observant et en accompagnant les transformations de l’éducation, de la langue, de la culture et du droit dans la société québécoise.

Comment devient-on sociologue au Québec ? Quiconque envisage de s’engager dans cette discipline  doit savoir que tous les chemins peuvent y mener et qu’elle-même est susceptible de conduire sur bien d’autres avenues encore. Un survol du parcours de Guy Rocher, en qui coexistent un militant et un savant¹, est révélateur à cet égard.

Né en 1924 à Berthierville, Guy Rocher entre au Collège de l’Assomption sans vocation arrêtée. S’il songe d’abord au journalisme pour exprimer son nationalisme canadien-français, les soubresauts de la Deuxième Guerre mondiale et les sacrifices de sa mère monoparentale l’obligent à considérer une profession plus assurée. Mis à part son défunt père, qui fut ingénieur civil, sa famille compte plusieurs notaires, avocats et juges. Malgré cette voie tracée d’avance, il hésite entre le droit et le sacerdoce. Président de la cohorte des finissants, il se résout à joindre l’Ordre des Prêcheurs, mais quitte le couvent dominicain de Saint-Hyacinthe après un automne, nostalgique de l’action sociale pratiquée dans son collège avec la Jeunesse étudiante catholique (JEC).

Le jeune Rocher rejoint alors les rangs de la Centrale de la JEC  et, parallèlement à cela, s’inscrit à la Faculté de droit de l’Université de Montréal en 1944 . Décrocheur avant la lettre, il abandonne ses études en droit au terme de la première année pour se consacrer entièrement à l’action jéciste. Sa rencontre avec de jeunes communistes en Europe, alors qu’il est président national du mouvement, le motive à acquérir des connaissances et des compétences scientifiques pour mieux comprendre le monde qui se transforme sous ses yeux. Il entre ainsi en 1947 à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, alors dirigée par le dominicain Georges-Henri Lévesque. Le franciscain Gonzalve Poulin l’initie à une science en émergence, la sociologie, qui éveille sa véritable vocation. En 1952, le père Lévesque le nomme professeur de sociologie au moment même où il commence une thèse de doctorat sur les relations entre l’Église et l’État en Nouvelle-France, sous la supervision du sociologue américain  Talcott Parsons à l’Université Harvard.

L’œuvre de Guy Rocher prend réellement son essor lors de la Révolution tranquille². Figurant parmi les tout premiers Québécois détenteurs d’un doctorat en sociologie, il remplace l’abbé Norbert Lacoste à la direction du Département de sociologie de l’Université de Montréal en 1960. Tout en donnant ses cours, qui font croître sa renommée de pédagogue exceptionnel, il acquiert une notoriété d’intellectuel public en siégeant à la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (1961-1966; connue également sous le nom commission Parent), ce qui l'amène à participer de très près à la conception d'un nouveau système d'éducation mis en place dans le sillage des recommandations de la commission. Il se consacre ensuite exclusivement à la vie universitaire et publie sa remarquable Introduction à la sociologie générale en 1968³. L'ouvrage permet à des milliers d’étudiants et d’étudiantes au Québec de découvrir, dans leur langue, une perspective scientifique pour observer, comprendre et expliquer la réalité sociale. Réédité en France et traduit en plusieurs langues, ce magnum opus fait rayonner le sociologue québécois à l’échelle internationale. Rocher contribue par ailleurs à l’avancement de quelques sociologies spécialisées : il concourt au déploiement de la sociologie de l’éducation, notamment en codirigeant avec le sociologue Pierre W. Bélanger la recherche Aspirations scolaires et orientations professionnelles des étudiants (ASOPE), puis entreprend de développer la sociologie du droit au Centre de recherche en droit public⁴.

Si les travaux de Guy Rocher sur l’éducation émergent de sa participation à la commission Parent, ses recherches sur le droit émanent quant à elles de son passage au gouvernement du Québec, dirigé depuis 1976 par le Parti québécois, à titre de sous-ministre et secrétaire général associé au Conseil exécutif (1976-1979 et 1981-1983). Entre autres, il travaille avec le sociologue Fernand Dumont et le psychiatre Camille Laurin (ministre d’État au développement culturel), à l’élaboration de la Charte de la langue française. L’acceptation de ce mandat de haut fonctionnaire témoigne de sa conversion à l’indépendantisme, auquel il demeure depuis fidèle. Sociologue engagé, il multiplie également les interventions sur l’éducation publique, la langue française et la culture québécoise.

Parmi les nombreuses distinctions reçues par Guy Rocher – dont le nom a fait son entrée dans Le Petit Larousse en 2009 – se trouvent le Prix Acfas Marcel-Vincent (1989), qui  souligne l’excellence et le rayonnement de son œuvre en sciences sociales; le Prix du Québec Léon-Gérin (1995) en reconnaissance de sa carrière exceptionnelle en science humaine; le Prix d’honneur (2016) remis par l'Association internationale des sociologues de langue française (l’AISLF) pour sa contribution au développement de la sociologie dans la francophonie; et le grade de grand officier de l’Ordre national du Québec (2020), accordé par le gouvernement du Québec pour sa contribution à l’évolution et au rayonnement de la province.

Le parcours singulier et original de Guy Rocher illustre non seulement la diversité des chemins qui mènent à la sociologie, mais aussi les façons dont cette discipline est elle-même susceptible d’ouvrir bien d’autres voies au sociologue en perpétuel devenir.

« J’ai eu besoin d’une sociologie mobilisée, mobilisable et mobilisante. Ce qui fait que j’ai le sentiment de n’avoir jamais été un sociologue, mais d’avoir toujours été en train de le devenir ! »
- Guy Rocher, Sociologie et société québécoise : Présences de Guy Rocher, p.13.

Bibilographie

• Guy Rocher avec Georges Khal. (1989). Entre les rêves et l’histoire : Entretiens. VLB Éditeur.
• Guy Rocher avec François Rocher. (2010). Entretiens. Éditions Boréal.
• Anne-Marie Rocher. (2002). Guy Rocher : Un sociologue militant. Productions Testa. Pierre Duchesne. (2019-2021).
• Guy Rocher. 2 tomes. Éditions Québec Amérique.
• Guy Rocher. (1973). Le Québec en mutation. Hurtubise HMH.
• Guy Rocher. (1968-1969). Introduction à la sociologie générale. 3 tomes. Hurtubise HMH.
• Pierre W. Bélanger et Guy Rocher. (1972). Le projet de recherche : études des aspirations scolaires et des orientations professionnelles des étudiants (ASOPE). L’orientation professionnelle, 8(2), 114-127.
• Guy Rocher. (2016). Études de sociologie du droit et de l’éthique. 2^e édition revue et augmentée. Éditions Thémis.
• Guy Rocher, « Être sociologue-citoyen », dans Céline Saint-Pierre et Jean-Philippe Warren (dir.), Sociologie et société québécoise : Présences de Guy Rocher, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2006.

• 1Guy Rocher avec Georges Khal. (1989). Entre les rêves et l’histoire : Entretiens. VLB Éditeur. Guy Rocher avec François Rocher. (2010). Entretiens. Éditions Boréal. Anne-Marie Rocher. (2002). Guy Rocher : Un sociologue militant. Productions Testa. Pierre Duchesne. (2019-2021). Guy Rocher. 2 tomes. Éditions Québec Amérique.
• 2Guy Rocher. (1973). Le Québec en mutation. Hurtubise HMH.
• 3Guy Rocher. (1968-1969). Introduction à la sociologie générale. 3 tomes. Hurtubise HMH.
• 4Pierre W. Bélanger et Guy Rocher. (1972). Le projet de recherche : études des aspirations scolaires et des orientations professionnelles des étudiants (ASOPE). L’orientation professionnelle, 8(2), 114-127. Guy Rocher. (2016). Études de sociologie du droit et de l’éthique. 2^e édition revue et augmentée. Éditions Thémis.