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Claudia Raby, Université Laval

À la fin de la décennie 1930, l’arrivée des professeures et des chercheuses dans les universités francophones au Québec amorce l’une des plus importantes transformations de l’histoire de la recherche. À l’aune de leur présence et de leur action, seront progressivement repensés les savoirs, les approches scientifiques et, plus largement, l’ethos de la figure intellectuelle.

Claudia Raby
Claudia Raby.

90e Congrès de l'Acfas, mai 2023
Actes du Colloque 25 – 100 de recherches, 100 ans de transformations
Panel 4 – Les chercheuses et les chercheurs

Je propose ici un survol critique de ces changements dont les dimensions sociétales et éthiques s’illustrent notamment dans le parcours de Jeanne Lapointe, première professeure de littérature à l’Université Laval, de 1939 à 1987.

L’établissement de sa biographie intellectuelle dans le cadre de mon doctorat permet d’observer les spécificités du contexte dans lequel les pionnières universitaires ont œuvré. Ce travail de reconnaissance donne aussi à interroger le phénomène d’occultation qui les a généralement laissées dans l’ombre de leurs homologues masculins, tout en montrant les façons dont leurs contributions ont pavé la voie à l’actuelle mouvance, observable en histoire littéraire et intellectuelle, qui vise à réhabiliter les figures minorisées. Depuis plus de 80 ans, la prise de conscience de l’androcentrisme scientifique, puis les ajustements méthodologiques passés, présents et futurs tendent à éradiquer les biais interprétatifs et les angles morts traditionnels quant aux objets de recherche où le féminin aurait dû être pensé1. Se joue donc dans la présence et les combats des femmes universitaires la pluralisation progressive des voix et des dits objets de recherche.

Pionnières universitaires en contexte répressif

Rappelons d’emblée que l’émergence et la reconnaissance des intellectuelles au Canada français a été socialement ralentie par la limitation des droits politiques des femmes, l’assignation à l’espace privé et l’accès restreint aux études supérieures, toutes dimensions fortement liées à la domination du conservatisme catholique chez les francophones. Quand les premières professeures entrent en poste, la sphère publique et l’institution universitaire se montrent explicitement réfractaires à leur présence et favorables à leur repli. Au moment d’entériner l’embauche d’Agathe Lacourcière-Lacerte, première professeure dans une université francophone au Québec, le doyen de la Faculté des lettres de l’Université Laval, Mgr Camille Roy, lui conseille en 1938 « [d’]être bien discrète, voir[e] effacée. Ne pas attirer les regards2... ». La misogynie ambiante se lit de surcroît dans l’enseignement de la philosophie thomiste, pendant toute la première moitié du xxe siècle au Québec, qui tend à démontrer l’infériorité de la raison des femmes et l’inégalité de nature entre les sexes. Dans ce contexte répressif, les premières universitaires doivent constamment travailler à légitimer leur place et à crédibiliser leur parole.

La misogynie ambiante se lit de surcroît dans l’enseignement de la philosophie thomiste, pendant toute la première moitié du xxe siècle au Québec, qui tend à démontrer l’infériorité de la raison des femmes et l’inégalité de nature entre les sexes. Dans ce contexte répressif, les premières universitaires doivent constamment travailler à légitimer leur place et à crédibiliser leur parole.

La tâche se révèle ardue puisque, jusque dans les années 1960, la ségrégation des pratiques discursives fait en sorte que les femmes qui écrivent demeurent généralement cantonnées à des sujets minorisés, comme la domesticité ou l’éducation des enfants, et à des espaces de diffusion marginalisés, comme les écrits de l’intime et les pages féminines de périodiques. Cette inégalité structurelle donne aux publications des femmes un caractère davantage épars ou morcelé, loin des voies dominantes de consécration souvent associées au livre, gardant dans l’ombre un large pan de l’activité intellectuelle menée dans le réel3. Dans cette organisation hiérarchisée, les pionnières universitaires qui, contre l’adversité, parviennent à acquérir crédibilité et considération dans l’espace public, sont le plus souvent celles qui empruntent les tribunes, les codes et les sujets dits masculins, perçus comme sérieux, par opposition à la légèreté associée au féminin. Au début des années 1940, Jeanne Lapointe regrettait par exemple la publication dans la revue Regards d’un compte rendu de voyage aux accents lyriques qui, à son avis, « faisait "page féminine]" »4. Elle préfère se placer en réseau et en dialogue direct avec des hommes, sur les sujets qui leur sont davantage réservés pendant les années 1950 : culture nationale, langue, modernité littéraire et sociale, etc. Elle cherche ainsi à éviter les usages rhétoriques (affect, lyrisme, etc.) et les créneaux féminins qui, culturellement frappés de discrédit, paraissent incompatibles avec les visées scientifiques ou les sujets jugés sérieux. Quarante ans plus tard, Jeanne Lapointe associera ce réflexe à un état d’aliénation qu’elle décrira comme un travestissement culturel obligé5. Elle témoigne par cette expression de la violence imposée aux intellectuelles de sa génération qui ont dû intérioriser et valoriser d’emblée les codes d’une sphère androcentrique qui les rejette ou les nie elles-mêmes. Aussi la philosophe Françoise Collin observera-t-elle en 1986 que ces « femmes novatrices, dans leur exception, n’ont pas véritablement cassé [le modèle de la conformité de genre] : elles allaient plutôt alimenter l’histoire masculine en vertu de l’a priori implicite selon lequel une femme novatrice est un homme6. » Par nécessité, leur premier éthos universitaire se calque alors sur celui de leurs collègues masculins.

Malgré cette hostilité contextuelle, des affiliations féminines favorisent très tôt l’émergence d’une éthique de solidarisation, et même d’un pouvoir de subversion, par l’élaboration en privé d’un vaste cotravail philosophique, social et littéraire. Ces amitiés entretenues entre intellectuelles, notamment par voie épistolaire7, apparaissent comme l’espace protégé d’une construction intersubjective de soi, c’est-à-dire d’une expérience de l’altérité qui les amène à se reconnaître, à se transformer ensemble8, à se faire sujets du discours. Ces liens de soutien et de dialogue deviennent aussi parfois le laboratoire de leur participation renouvelée aux débats de société. Leurs échanges propulsent « aussi bien la capacité de partager sa vie intérieure que celle de faire front contre la tyrannie masculine et que celle de donner et recevoir un soutien pratique et politique9. » Si l’adhésion aux codes dominants constitue leur premier accès aux leviers de changement, les alliances qu’elles forgent entre elles leur permettent de commencer à habiter véritablement les structures qui tendent à les invisibiliser.

Si l’adhésion aux codes dominants constitue leur premier accès aux leviers de changement, les alliances qu’elles forgent entre elles leur permettent de commencer à habiter véritablement les structures qui tendent à les invisibiliser.

Pluralisation des voix universitaires

Le conformisme aux codes du conservatisme s’avère donc plus résistant qu’il n’y paraît. L’intégration à l’institution universitaire permet aux pionnières universitaires d’y dégager un premier espace d’inclusion, bien que celui-ci demeure encore très peu diversifié. Soulignons que leur origine bourgeoise apparaît comme une condition préalable à leur venue aux hautes études et à l’intellectualité pendant la première moitié du XXe siècle. Le transfert de classe, déjà ardu pour les hommes10, s’avère quasi impossible pour les femmes des milieux ouvriers, que les mécanismes de mécénat et de bourses d’études excluent. Les premières candidates au professorat dans le réseau francophone bénéficient donc de la confluence de facteurs conjoncturels tels que « l'héritage familial, héritage tant financier que culturel, l'accès à l'instruction de niveau secondaire et la laïcisation de la société11. » À la faveur de cette situation privilégiée, elles incarnent une première et minimale diversification des voix devant l’hégémonie masculine et cléricale qui caractérise alors le milieu universitaire francophone au Québec. L’arrivée des professeures dans cette sphère, en commençant par les domaines des lettres et des sciences sociales, amorce puis force ainsi l’élargissement du champ théorique.

 Des années 1940 à la fin des années 1960, trois décennies de modernisation de l’université francophone et de la société québécoise mettent cependant en évidence la persistance d’une culture sexiste ambiante. Depuis le début du xxe siècle jusqu’aux années 1950, les étudiantes ne sont que tolérées dans les salles de cours, les diplômées se font rares et les professeures demeurent des exceptions. Pendant la décennie 1960, « quand, dans les universités québécoises, les étudiantes arrivent en grand nombre [à la faveur du Rapport Parent], le savoir qu’on leur présente demeure foncièrement androcentrique »12. Même si des chercheuses ont bien tenté de transformer les schèmes de pensée en sciences sociales, les fondements du savoir dominant ne sont toujours pas revus, une réalité qui attise en partie l’indignation fondatrice des études féministes dans les années 1980. Les chercheuses déplorent, au mieux, le déni de leurs approches et de leurs objets d’étude; au pire, la perpétuation d’une rhétorique du discrédit à leur égard. Elles dénoncent la ténacité du préjugé de subjectivité et d’émotivité qui plane alors encore sur elles en cette fin du xxe siècle, croyance qui persiste au nom d’un principe de non-inclusion de soi par rapport à l’objet étudié et qui invalide conséquemment l’objectivité des travaux féministes menés par des femmes. Jeanne Lapointe rétorquera que, « si on appliquait à la lettre ce principe, les sciences humaines devraient par le fait même cesser d’exister, le chercheur étant lui-même un humain »13. Contre les mouvements antiféministes qui croissent dans les sociétés nord-américaines des décennies 1980, 1990 et 2000, les professeures universitaires de première et de deuxième génération renforcent de plus en plus leurs affiliations par la fondation de regroupements de femmes et de centres de recherche féministe sur les campus. Elles se proposent de crédibiliser les sujets de recherche associés aux études de genre. L’ouvrage pionnier et déterminant du collectif Clio14, publié pour la première fois en 1982, contribue notamment à faire reconnaître l’histoire des femmes au Québec comme un champ de recherche sérieux et valide.

En conclusion

Aujourd’hui, comment le changement souhaité par nos prédécesseures s’opère-t-il? Le milieu de la recherche universitaire en lettres et en sciences sociales assiste-t-il vraiment à une transformation qui dépendrait de ce que « la pensée, la parole des femmes serait méditée, interprétée, citée par les hommes, mériterait leur attention, la consécration de leur temps »15?

Le mouvement se poursuit lentement vers le décloisonnement et l’imbrication des perspectives. Se développent des initiatives inclusives comme celle de l’équipe du Dictionnaire des intellectuel.le.s au Québec, publié en 2017, qui propose une définition de la figure intellectuelle fondée sur la fonction plutôt que sur un statut spécialiste et universitaire. Cette conception revisitée s’oppose à une définition traditionnelle trop exclusive et permet d’embrasser la variété de figures et de pratiques qui ont marqué l’histoire des idées.

Les récentes avancées sur les modes de production et de sociabilité littéraires des femmes de lettres permettent, quant à elles, de reconnaître leurs actions majeures, mais méconnues dans les coulisses du canon, soit par le dépouillement de revues, de périodiques, de fonds d’archives, la révélation d’inédits, l’étude de réseaux et de correspondances. Ces découvertes actuelles révèlent des activités historiques de mentorat, de soutien financier et éditorial, de critique littéraire et politique réalisées par des femmes, mais le plus souvent à l’arrière-plan des plateformes dominantes.

Les deux dernières décennies opèrent vraisemblablement un changement épistémologique en décentrant et en pluralisant peu à peu la focalisation de la recherche par l’inclusion de personnes chercheuses et de sujets, faisant état d’une plus large diversité des angles et des réalités. C’est à ces espaces et à ces dimensions des œuvres qu’il convient d’ouvrir davantage la recherche en histoire littéraire et intellectuelle pour valoriser des pratiques et des figures encore marginalisées par la culture dominante.

Les deux dernières décennies opèrent vraisemblablement un changement épistémologique en décentrant et en pluralisant peu à peu la focalisation de la recherche par l’inclusion de personnes chercheuses et de sujets, faisant état d’une plus large diversité des angles et des réalités. C’est à ces espaces et à ces dimensions des œuvres qu’il convient d’ouvrir davantage la recherche en histoire littéraire et intellectuelle pour valoriser des pratiques et des figures encore marginalisées par la culture dominante.

  • 1[1] Le présent texte propose un survol de ces grands enjeux dont l’analyse est davantage approfondie dans mon article « La variable du genre dans le traitement biographique de l’intellectuelle », Mens, revue d’histoire intellectuelle et culturelle, vol. 22, nos 1-2, automne 2021-printemps 2022, p. 9-34. https://www.erudit.org/fr/revues/mens/2021-v22-n1-2-mens07598/1095349ar/
  • 2Marie Caouette, « Première à l’Université Laval, une femme enseignante : entretien avec Agathe Lacourcière-Lacerte », Cap-aux-Diamants, no 21 (printemps 1990), p. 51.
  • 3Sur la vie littéraire des femmes au Canada-français, mentionnons les éclairantes recherches que continuent de mener Mylène Bédard (U. Laval), Isabelle Boisclair (U. de Sherbrooke), Chantal Savoie (UQAM) et Adrien Rannaud (U. de Toronto).
  • 4Jeanne Lapointe, « Lettre à Judith Jasmin » [décembre 1940], Bibliothèque et Archives nationales du Québec (Montréal), Fonds Judith-Jasmin, P143, S1, D9, p. 2. Il est question de l’article « Sillage sur la Mer Caraïbe », Regards, 1ere année, no 3 (décembre 1940), p. 103 à 107.
  • 5« L’accès généralisé des femmes à l’instruction les a d’abord obligées à s’y mouvoir comme des travestis culturels. Entrer dans l’appareil scolaire et dans l’humanisme occidental, si profondément monosexuel et misogyne, c’est, pour une femme et même déjà une fillette, s’imprégner peu à peu de cet âcre mépris des femmes qu’il sécrète. » (Jeanne Lapointe, « La femme comme non-sujet dans les sciences dites humaines », Annual Report 1979-1980, Institut Simone de Beauvoir, Université Concordia, 1980, p. 113.)
  • 6Françoise Collin, « Un héritage sans testament », Les Cahiers du GRIF, n° 34, 1986, p. 85.
  • 7Sur les pratiques épistolaires des femmes, voir entre autres les travaux de Mylène Bédard (Écrire en temps d’insurrections : pratiques épistolaires et usages de la presse chez les femmes patriotes (1830-1840), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2016), de Brigitte Diaz (« Épistolaire et identité féminine », L’épistolaire ou la pensée nomade, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 195-223), de Christine Planté (L’épistolaire, un genre féminin?, Paris, Champion, 1998) et de Julie Roy (Stratégies épistolaires et écritures féminines : les Canadiennes à la conquête des lettres (1639-1839), thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2003).
  • 8Werner Bohleber, « Le concept d'intersubjectivité en psychanalyse : une évaluation critique », L’Année psychanalytique internationale, vol. 1, 2014, p. 210.
  • 9Adrienne Rich, « Contrainte à l’hétérosexualité et existence lesbienne », Nouvelles questions féministes, vol. 1, no 1 (1981), p. 32.
  • 10En témoigne le sociologue Fernand Dumont dans Récit d’une émigration, Montréal, Boréal, 1997.
  • 11Lucie Robert, « D’Angéline de Montbrun à La chair décevante. La naissance d’une parole féminine autonome dans la littérature québécoise », Études littéraires, vol. 20, no 1, 1987, p. 99.
  • 12Micheline Dumont, « Les femmes et le savoir », dans Pas d’histoire, les femmes! Réflexions d’une historienne indignée, Remue-Ménage, 2013, p. 215. Cette synthèse fournit sources et statistiques sur les quelques constats de l’histoire universitaire des femmes énoncés ici.
  • 13Jeanne Lapointe, « La femme comme non-sujet dans les sciences dites humaines », art. cit., p. 117.
  • 14Micheline Dumont, Michèle Jean, Marie Lavigne et Jennifer Stoddart, L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, Montréal, Quinze, 1982.
  • 15Françoise Collin, « Un héritage sans testament », Les Cahiers du GRIF, n° 34, 1986, p. 90-91.

  • Claudia Raby
    Université Laval

    Claudia Raby est doctorante en études littéraires à l’Université Laval et membre étudiante du CRILCQ. Elle enseigne la littérature au Cégep de Lévis depuis 2011. Ses recherches doctorales croisent les perspectives de la poétique de la critique, de l’histoire littéraire des femmes, de l’histoire intellectuelle au Québec et de la sociologie de la culture. Sa thèse consiste à établir la biographie intellectuelle de Jeanne Lapointe en proposant une méthodologie non sexiste apte à situer plus objectivement les femmes d’idées dans une histoire collective d’inter-influences. Pour élargir et pérenniser le rayonnement d’une œuvre déterminante mais méconnue, elle a coédité l’anthologie des textes de Jeanne Lapointe, Rebelle et volontaire, avec Marie-Andrée Beaudet et Mylène Bédard (Leméac, 2019). Ses travaux publiés se sont majoritairement penchés sur la trajectoire critique et universitaire de Jeanne Lapointe (notamment dans les revues Recherches féministes, Études littéraires et Mens), mais aussi sur le parcours politique de Madeleine Huguenin, pseudonyme d’Anne-Marie Gleason (Écrire pour gouverner, PUL, 2021).

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