En cette année du 100e anniversaire de l’Acfas, le magazine Affaires universitaires présentent une série de textes intitulée Parlons science! dans lesquels sont abordées diverses facettes de la science en français. Pour ce faire, la publication s'est entretenue avec ceux et celles ont occupé la présidence de l’Acfas. Pierre Noreau a été président de l'Acfas de 2008 à 2012.
Version remaniée du texte initial publiée dans Affaires universitaires, le 17 octobre 2022.
Juriste, politologue de formation et professeur au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal, Pierre Noreau s’est entretenu avec Affaires universitaires sur la place centrale qu’occupent les sciences humaines et sociales dans le « monde de la connaissance ». Celui qui siégeait comme président de l’Acfas entre 2008 et 2012 évoque aussi la nécessité d’un lien fort entre les sciences et la société, un enjeu au centre des préoccupations actuelles et de l’époque.
L'impact du comportement humain
« Il faut considérer qu’une bonne partie des difficultés collectives que nous rencontrons dans nos sociétés ne sont pas d’ordre technologique, biologique ou physique. Elles sont essentiellement reliées au comportement humain culturellement construit », explique M. Noreau d’entrée de jeu.
Les problèmes liés à l’environnement en sont des exemples. Ils sont indissociables de nos « comportements », et sont largement associés à « l’activité humaine ». Selon lui, les sciences humaines et sociales jouent un rôle important s’il s’agit de comprendre les répercussions de nos agissements, et ce, pour résoudre des difficultés qui en définitive sont de nature « collective ».
Cette situation est récurrente dans nos sociétés, affirme M. Noreau. « C’est également le cas, par exemple, de nombreuses pathologies humaines qui sont le produit des habitudes », ajoute-t-il.
C’est « l’usage » que l’on fait des « possibilités qu’offre la nature » qui entraîne des conséquences, positives ou négatives, mentionne-t-il. En abordant les choses de cette façon, il est possible d’agir dans une perspective non seulement « curative », mais également « préventive ».
« Évidemment, il faut également se pencher sur les comportements qui ont des effets immédiats, et donc agir de façon curative dans certains cas. Mais pour l’essentiel, nos problèmes peuvent être évités si on les aborde en tant que produits de nos agissements », explique le chercheur.
Il faut considérer qu’une bonne partie des difficultés collectives que nous rencontrons dans nos sociétés ne sont pas d’ordre technologique biologique ou physique. Elles sont essentiellement reliées au comportement humain.
Les sciences « invisibles »
M. Noreau définit souvent les sciences humaines et sociales comme « invisibles ». Et pourtant, le fait que les politiques publiques soient souvent construites en fonction des découvertes issues de ces savoirs témoigne de l’interdépendance entre sciences et action publique, soutient-il.
Il faut par conséquent reconnaître l’impact « important » des sciences humaines et sociales sur notre rapport à la « collectivité et à la vie sociale », même si cet impact passe souvent « inaperçu lorsqu’on le compare aux percées parfois spectaculaires réalisées par les sciences pures. »
Ce phénomène d’effacement n’est évidemment pas propre au monde francophone, mais touche aussi le monde anglo-saxon, où les sciences humaines et sociales sont parfois mises de côté dans certaines universités, et ce, en raison de cette « invisibilité », précise M. Noreau. « Le fait que l’évolution des sciences sociales et humaines se moule sur celle de la société, en fait perdre la trace », ajoute-t-il
« Est-ce que les sciences sociales et humaines sont suffisamment reconnues pour leur rapport au développement des sociétés, de nos modes de vie? Je pense que non », avance M. Noreau.
Pour appuyer son propos, il prend l’exemple des technologies numériques, qui, selon lui, sont devenues « une science en soi ». Pourtant affirme-t-il, il ne faut pas oublier que « l’élément déterminant » dans notre société reste la « pratique sociale » de ces technologies.
« Est-ce que les sciences sociales et humaines sont suffisamment reconnues pour leur rapport au développement des sociétés, de nos modes de vie? Je pense que non. »
« Ce n’est pas l’invention qui fait vraiment la différence, c’est l’usage que les individus en font. C’est de cette façon que la société se construit. Le plus important réside donc dans cette réappropriation sociale, dans ces pratiques qui se développent autour des technologies numériques », souligne M. Noreau, sans toutefois aller jusqu’à juger les technologies comme étant complètement « neutres ».
Le fruit d’une longue « maturation »
Le « développement de la pensée » en sciences sociales et humaines est aussi le fruit d’une longue « maturation » et évolue avec le temps, ce qui est « remarquable », ajoute le chercheur; un trait distinctif par rapport aux différentes branches des sciences pures où, selon lui, une génération est souvent « poussée en arrière par une génération qui monte ». C’est le cas des mathématiciens, qui, après un certain temps, « doivent parfois faire le deuil de leurs propres projets scientifiques, c’est-à-dire de leurs contributions, alors que les paradigmes de référence ont changé ».
M. Noreau souligne que « dans le domaine des sciences sociales et humaines la maturation de la pensée est un avantage et permet à des chercheurs de réaliser, souvent très tard dans leur carrière, des synthèses importantes qu’ils auraient été incapables de réaliser auparavant. » De ce fait, il entrevoit un « grand avenir » pour ces sciences.
Les travaux de Pierre Noreau s’inscrivent pour la plupart en sociologie du droit : la déontologie judiciaire, les conditions de la recherche interdisciplinaire, l’accès au droit et à la justice, la diversité ethnoculturelle ainsi que sur le fonctionnement et l’évolution du système judiciaire.
De l'Acfas
Il conclut en faisant un lien avec son mandat à l’Acfas [2008-2012]. « Ce que nous avons fait de mieux à l’époque était de réfléchir au rapport entre les sciences et la société. C’était le grand thème de cette période. Et si l’on devait avoir un nouveau thème, maintenant, ce serait celui de l’internationalisation de la science en français et des connaissances en français », explique le chercheur.
Il fait aussi état du caractère « unique », en Francophonie, d’une association « proprement interdisciplinaire » comme l’Acfas, qui ne constitue pas seulement un regroupement de scientifiques et de chercheurs, mais également une « force de proposition » considérable.
« Je pense que la personne qui prend la responsabilité de présider l’Acfas, à un certain moment, porte une partie de l’histoire des sciences sur ses épaules. Elle reçoit un projet en marche, et doit elle aussi laisser quelque chose derrière. C’est dans ces conditions qu’on arrive à franchir 100 ans d’histoire. »
« Je pense que la personne qui prend la responsabilité de présider l’Acfas, à un certain moment, porte une partie de l’histoire des sciences sur ses épaules. Elle reçoit un projet en marche, et doit elle aussi laisser quelque chose derrière. C’est dans ces conditions qu’on arrive à franchir 100 ans d’histoire. »
- Entretien avec Pierre Noreau, réalisé par Samuel Sauvageau-Audet
Université de Montréal et Affaires universitaires
Pierre Noreau est professeur à la Faculté de droit de l'Université de Montréal et chercheur du Centre de recherche en droit public, Centre dont il a été le Directeur de 2003 à 2006. Il est politologue et juriste de formation et travaille plus particulièrement dans le domaine de la sociologie du droit. Pierre Noreau a été président de l'Acfas de 2008 à 2012, directeur du Bureau des Amériques de l'Agence universitaire de la Francophonie (AUF) de 2009 à 2013 puis vice-recteur à la programmation et au développement de l'AUF de 2011 à 2014. Ses recherches portent notamment sur le fonctionnement et l'évolution du système judiciaire, le règlement non-contentieux des conflits, l'accès au droit et à la justice et la diversité ethnoculturelle en droit. Ses publications récentes explorent les questions entourant la déontologie judiciaire, la justice communautaire et les conditions de la recherche interdisciplinaire en droit. Pierre Noreau détient un doctorat de l'Institut d'Études politiques de Paris. Il assure, par ailleurs, la direction scientifique du projet Accès au droit et à la justice (adaj.ca).
Samuel Sauvageau-Audet est journaliste stagiaire francophone pour Affaires universitaires.
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