Dans le cadre du dossier « Objectivité + subjectivité », nous avons interrogé des chercheur·euses à propos de leur vision de ce couple inséparable dans la construction des connaissances. Pour aborder la question de la subjectivité, le Magazine de l'Acfas invite Cindy Louis-Delsoin, ergothérapeute et candidate au doctorat en sciences de la réadaptation à l'Université de Montréal, à présenter ses travaux de recherche, qui s'intéressent aux injustices et aux discriminations vécues par les ergothérapeutes et les physiothérapeutes noir·es, à travers cette lentille.

Magazine de l'Acfas : Une première réflexion sur le mot subjectivité?
Cindy Louis-Delsoin : La subjectivité, loin d’être opposée à l’objectivité, joue, selon moi, un rôle élémentaire dans la compréhension des phénomènes psychosociaux complexes tels que les injustices. Elle enrichit notre perception de ces concepts en valorisant les interactions humaines et en remettant en question les idées préconçues, pour aller au-delà de nos angles morts. Je vous livre ici mes réflexions sur la manière dont la subjectivité enrichit mon processus de recherche – réflexions alimentées de manière transversale par les travaux de Lai Ma (2012) et d’Elisabeth G. Creamer (2018).
MdeA : Quel est votre objet de recherche, et pourquoi avez-vous fait ce choix?
CLD : Mon projet de doctorat porte sur les injustices et les discriminations vécues par les ergothérapeutes et les physiothérapeutes noir·es dans les milieux professionnels au Québec.
J’ai choisi ce sujet parce que je fais moi-même partie de ce groupe et que je me questionne sur ma propre réalité. J’utilise des approches critiques et afro-émancipatoires qui impliquent des partenaires de ma communauté. Ces approches donnent la parole à ces personnes auxquelles on ne porte pas encore assez d’attention. Je vois ce projet comme une opportunité de mieux comprendre les injustices expérimentées au travail dans les professions de la réadaptation.
MdeA : Quel rôle joue la subjectivité dans la construction des connaissances dans le champ des sciences sociales?
CLD : La subjectivité contribue au rôle central de la perception dans notre compréhension du monde. Notre compréhension de la réalité est nécessairement influencée par notre perception, celle-ci étant construite à partir de toutes nos expériences. Notre vision du monde n’est pas une simple réflexion de la réalité, mais plutôt un amalgame de points de vue personnels sur nos expériences et d’influences sociales ou culturelles que nous incorporons consciemment ou non. Les phénomènes psychologiques et sociaux sont particulièrement complexes, et plusieurs perspectives peuvent coexister en apportant chacune sa propre lumière sur une même réalité.
Les individus perçoivent les phénomènes de manière subjective et les définissent en fonction de ce qu’ils observent. D’où leur version partielle, incomplète et incertaine de la réalité. Mettre en commun nos perceptions nous aide à décortiquer des contextes sous de multiples angles afin d’en élargir notre compréhension; ce serait là une dimension de la démarche scientifique.
Je perçois une complémentarité entre la subjectivité et l’objectivité; une complémentarité essentielle pour donner du sens aux connaissances nous développons en recherche. Reconnaître notre subjectivité nous permet d’être sensible aux sources de biais et d'affiner son regard critique sur son propre processus. Loin d’être l’antithèse de l’objectivité, elle en constitue un levier pour l’objectivation des phénomènes. Par exemple, dans le cas des injustices sociales, ma propre subjectivité m’amène à aborder cette réalité avec une sensibilité accrue aux nuances qui sous-tendent les expériences de mes pairs. Plutôt qu’un obstacle, cette posture devient un moteur qui affine mon analyse critique de leurs expériences, en mettant en évidence les liens entre leur réalité quotidienne et les mécanismes systémiques plus larges qui peuvent la façonner. Ainsi, loin de compromettre l’objectivation des phénomènes, cette prise en compte de ma subjectivité enrichit la compréhension des injustices vécues par les ergothérapeutes et physiothérapeutes noir·es.
Reconnaître notre subjectivité nous permet d’être sensible aux sources de biais et d'affiner son regard critique sur son propre processus. Loin d’être l’antithèse de l’objectivité, elle en constitue un levier pour l’objectivation des phénomènes.
Même dans la recherche quantitative, largement associée à l’objectivité parce que considérée comme étant plus factuelle et neutre, des choix méthodologiques subjectifs interviennent – que ce soit dans la formulation des questions, la sélection des données à collecter et des participant·es, ou encore, l’interprétation des résultats. Objectivité et subjectivité s’entrelacent inévitablement, rendant leur articulation cruciale pour assurer une recherche rigoureuse et pertinente.
En recherche qualitative, la subjectivité est partie intégrante des méthodes utilisées pour approfondir notre compréhension du phénomène analysé. De fait, cette démarche vise à comprendre les idées et les perceptions des individus en explorant leurs mots, leurs comportements et leurs interactions. Il importe ainsi de réfléchir à la manière dont nous concevons les expériences d’autrui. Par exemple, le phénomène social que j’étudie est difficile à mesurer, car il ne repose pas sur des éléments que l'on peut chiffrer de manière universelle. Au contraire, les injustices sont souvent vécues de façon subjective et varient selon la perception des individus. Certaines sont subtiles et banalisées, et leur existence est parfois réfutée ou débattue. D’autres ne laissent pas de traces tangibles, se manifestant plutôt à travers des dynamiques relationnelles et structurelles. Ces caractéristiques font que je dois m’appuyer sur d’autres moyens pour documenter ces injustices, rendant indispensable une approche qualitative sensible aux nuances de l’expérience des personnes concernées.
Les méthodes qualitatives favorisent la rigueur dans l’étude des injustices, car elles s’appuient sur un bassin de littérature scientifique. De plus, elles intègrent une démarche réflexive sur la posture que j’adopte et encouragent la triangulation des sources de données.
MdeA : Quelle place la subjectivité occupe-t-elle dans vos travaux de recherche? Sachant qu’on ne peut échapper totalement à ses biais cognitifs, à ses affects et à son habitus, comment la subjectivité peut-elle être pensée à l’intérieur de votre processus de recherche?
CLD : Dans mon doctorat, j’utilise des méthodes mixtes, qui soulignent le rôle de la subjectivité pour mieux saisir des phénomènes sociaux tel mon sujet de thèse.
Plusieurs paradigmes des méthodes mixtes valorisent le rôle de la subjectivité dans la construction des connaissances. Encore en cours d’affinement, l’approche de mon projet reprend des notions relatives au paradigme pragmatisme et au paradigme transformateur-émancipateur, qui tous deux mettent de l’avant la subjectivité. Le premier remet en question certaines dualités traditionnelles en recherche, incluant le couple objectivité-subjectivité, en reconnaissant les opinions et émotions des individus comme parties intégrantes de la réalité, et comme porteuses d’information. Le second porte sur les rapports de pouvoir et les inégalités sociales.
L’adoption de méthodes mixtes dans mon projet reflète donc cette valorisation de la subjectivité : elle mobilise diverses perspectives épistémologiques pour faire valoir une pluralité de réalités qui coexistent. J’intègre aussi cette vision à travers une démarche réflexive, en documentant mes impressions et pensées dans un journal de bord et lors de discussions en équipe, avant et pendant la recherche.
La subjectivité peut être perçue comme une façon ingénieuse d’explorer des interactions humaines qui expliquent en partie la complexité de certains phénomènes sociaux. Appliquer des approches qualitatives permet d’exploiter la subjectivité en reconnaissant l’importance de l’interaction entre chercheur·euse et sujet de recherche. De fait, ces approches m’amènent à interagir directement avec des personnes concernées par les injustices, et je peux ainsi, entre autres, revoir les significations que j’attribue à ce phénomène. Explorer ces interactions révèle la diversité des expériences humaines, ce qui m’aide à démystifier les injustices. Contrairement aux objets inanimés, les expériences sont influencées par des émotions et des intentions, nécessitant une approche qui les prend en compte et remet en question mes a priori. En intégrant ma posture d’étudiante-chercheuse et d’ergothérapeute noire dans ce processus, ma compréhension évolue au fil de mes échanges avec la communauté concernée. Ainsi, plutôt que d’adopter une position extérieure et d’observer le phénomène de loin sans y être reliée, je trouve primordial de reconnaître mon propre rôle dans l’étude et par rapport au sujet.
Appliquer des approches qualitatives permet d’exploiter la subjectivité en reconnaissant l’importance de l’interaction entre chercheur·euse et sujet de recherche.
La réalité objective existe hors de nous, mais s’avère difficile à saisir universellement à travers notre conscience. Une compréhension partagée de cette réalité passe, entre autres, par la valorisation des expériences individuelles et la reconnaissance de la subjectivité. Pour étudier des concepts sociaux telles les injustices, il est crucial de clarifier notre position ontologique. Nos choix méthodologiques, empreints de subjectivité, influencent nos conclusions en recherche, mais contribuent aussi à leur rigueur et leur fiabilité.
Références
Creamer, E. G. (2018). Chapter 3. Recognizing paradigmatic assumptions. Dans E. G. Creamer, An Introduction to Fully Integrated Mixed Methods Research (p. 41‑57). SAGE Publications, Inc. https://doi.org/10.4135/9781071802823.n6
Ma, L. (2012). Some philosophical considerations in using mixed methods in library and information science research. Journal of the American Society for Information and Technology, 63(9), 1859‑1867. https://doi.org/10.1002/asi.22711
- Cindy Louis-Delsoin
Université de Montréal
Cindy Louis-Delsoin est titulaire d’un bacc-maîtrise en ergothérapie et d’une maîtrise en sciences de la réadaptation de l’Université de Montréal. Doctorante dans le même domaine, elle est actuellement dirigée par Quan Nha Hong en remplacement provisoire d’Anne Hudon. Elle est affiliée au Centre de recherche interdisciplinaire en réadaptation du Montréal métropolitain (CRIR) et au Centre de recherche interdisciplinaire sur la justice intersectionnelle, la décolonisation et l’équité (CRI-JaDE). Sa recherche, ancrée dans une approche critique afro-émancipatrice, explore l’équité et l’intersectionnalité en santé. Montréalaise d’origine haïtienne et citoyenne engagée, elle œuvre pour des environnements inclusifs et diversifiés en réadaptation, tant en clinique qu’en recherche, avec un souci particulier pour les communautés noires.
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