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Dans le contexte postpandémique, les pressions sur le milieu des arts se multiplient, des fermetures de salles de spectacle à la stagnation du financement public. Les artistes ont ainsi été appelé·es à se réinventer. Cet appel semble concerner moins les pratiques artistiques que l’acquisition d’aptitudes en gestion de sa carrière et en entrepreneuriat. La pression d’acquérir ces aptitudes demeure souvent reçue avec méfiance de la part des artistes, qui peuvent y voir un frein à leur liberté de création, voire une imposition de pratiques contraires à leurs valeurs. Comment alors concilier l’apprentissage gestionnaire aux besoins des métiers artistiques?  

Synthèse réalisée à partir de la version des actes du colloque 
Repenser la professionnalisation des artistes : 
la pensée gestionnaire confrontée à la pratique des arts1.

Le colloque Repenser la professionnalisation des artistes : la pensée gestionnaire confrontée à la pratique des arts, tenu dans le cadre du 90eCongrès de l’Acfas, a creusé cette problématique à partir de l’intervention de chercheurs et de chercheuses œuvrant au sein d’un large spectre disciplinaire, des arts au management en passant par la sociologie et les relations industrielles. Des personnes travaillant dans le secteur culturel comme artistes, accompagnateurs ou accompagnatrices et entrepreneur·es ont aussi pris la parole. 

Il s’agit ici de livrer certaines des conclusions et questionnements ayant émergé de ces deux journées de discussion divisées en quatre blocs de communications.

 

1. Questions de départ : que devient le métier d’artiste?

Un état des lieux des rapports entre le métier d’artiste et les pratiques gestionnaires et entrepreneuriales a d’abord été dressé. Lors de la conférence d’ouverture, le sociologue Pierre-Michel Menger a souligné les particularités du métier. Les artistes exercent dans des conditions généralement associées à la précarité : par comparaison avec les professions nécessitant une formation semblable, les revenus moyens sont plus faibles, plus inégaux et le taux de chômage est plus élevé. Plusieurs facteurs font en sorte que les artistes tolèrent ces incertitudes, notamment la possibilité d’expression et de satisfaction personnelles provenant du travail, la qualité non-routinière de celui-ci et l’apprentissage continu qui en résulte. Menger a également noté la pluriactivité du travail artistique et son haut niveau de compétitivité sélective. Créer dans ces conditions demande une combinaison de ressources : des revenus autonomes ou un soutien externe, un accès aux informations quant aux possibilités d’emploi, des échanges avec les pair·es, et une capacité de résilience et d’adaptation aux aléas de la carrière. Finalement, plusieurs formes de mutualisation des risques permettent de tempérer les incertitudes.

Après cette conférence, Guillaume Sirois, professeur au Département de sociologie de l’Université de Montréal, a présenté deux paradigmes coexistant au sein du soutien public aux arts au Québec depuis deux décennies, soit l’« artiste-employé », à qui l’État tente de fournir de meilleures conditions de travail, et l’« artiste-entrepreneur », qu’on incite à prendre sa place dans l’économie de marché et à se défaire de la « dépendance aux subventions ». Ces deux paradigmes peuvent entraîner des conflits de valeurs chez les artistes, mais aussi donner lieu à des contournements, comme dans le cas du travailleur ou de la travailleuse autonome, qui n’appartient à aucun des deux paradigmes puisqu’il ou elle peut multiplier les employeur·es et avoir plusieurs contrats concomitants comme il ou elle peut créer son propre emploi. 

Finalement, Laurence Dubuc et Philippe Barré, chercheuse et chercheur en relations industrielles, ont réfléchi la professionnalisation des artistes à partir de la notion de précarité, soulignant comment les critères de professionnalisation institutionnalisés, qui incitent les artistes à se transformer en « professionnel·les de la demande de bourse et de subvention » sans aucune garantie qu’ils et elles obtiendront les ressources nécessaires pour mener à terme leur projet et encore moins pour en vivre, sont en décalage avec la manière dont les artistes aimeraient mener leur carrière, en se concentrant sur la dimension artistique de leurs activités dans le but d’être vu·es, entendu·es, exposé·es, diffusé·es et reconnu·es. Devant le manque de reconnaissance de leur statut professionnel et citoyen, et devant les piètres conditions de travail, plusieurs en viennent à questionner l’utilité de la professionnalisation. La présentation a aussi évoqué la nécessité de repenser le statut de l’artiste en fonction de la place que ce dernier occupe dans la société, en tenant compte de la contribution inestimable des arts à la société.

Ce premier bloc a posé un enjeu phare du colloque : la tension entre l’apprentissage de l’entrepreneuriat et de la gestion, d’un côté, et la liberté de création, de l’autre. S’inscrivant à sa suite, le second bloc explorera des tentatives de résolution de cette tension. 

2. Le développement des compétences professionnelles des artistes

En premier lieu, Jean-François Desrosby, professeur adjoint et directeur de l’École de musique de l’Université de Sherbrooke, a présenté son travail réalisé avec André Cayer et Ariane Couture dans le cadre de la mise en place du Programme professionnalisant en musique de l’Université de Sherbrooke. Les professeur·es ont identifié un décalage entre ce qui est habituellement enseigné au sein des programmes universitaires en musique et ce qui est demandé aux artistes professionnel·les. Le programme propose de mieux préparer les étudiant·es en rapprochant la formation universitaire des demandes du marché par une initiation aux outils du marketing et de l’entrepreneuriat. 

En second lieu, Caroline Houde, consultante et formatrice en gestion artistique, a proposé l’utilisation du Triangle de Mintzberg (art, science, artisanat) afin d’approcher l’entrepreneuriat et de définir la gestion d’une façon plus harmonieuse avec le registre de valeurs des artistes. Alors que les artistes sont souvent méfiants à l’égard des outils traditionnels de gestion, elle propose d’aborder la gestion d’une carrière artistique en fonction des trois éléments de ce triangle. Ainsi, la gestion peut intégrer un côté artisanal, qui renvoie à l’expérimentation sur le terrain, à l’apprentissage et à l’ouverture. Le côté scientifique est plus lié à la pensée critique et à l’organisation. Quant au côté artistique, il s’agit du côté le plus intuitif, celui de la vision et de la créativité, qui met en avant l’importance d’apprendre à écouter son impulsion, indispensable en entrepreneuriat. Caroline Houde souligne que l’usage du triangle de Mintzberg dans ses formations participe à amoindrir les résistances qu’elle observait auparavant dès qu’elle prononçait le mot gestion

En troisième lieu, Martin Desjardins, docteur en musicologie, a souligné que la pratique entrepreneuriale occupe une part démesurée de l’emploi du temps des créateurs et créatrices en musique populaire, en comparaison avec leur pratique artistique. Afin de répondre à ce problème, le Pantoum, pôle de création en musique populaire situé dans la ville de Québec, offre un exemple de mutualisation des ressources humaines et matérielles et des connaissances sous la forme d’une « communauté de communautés », ce qui contribue à la professionnalisation tout en libérant des ressources pour la création. Parmi les services offerts, on retrouve un lieu de diffusion, un studio d’enregistrement, des studios de création et de répétition de même que des services de gestion d’évènements, le tout à prix avantageux. 

Finalement, Joëlle Bissonnette, professeure au Département de management de l’École des sciences de la gestion (ESG) de l’UQAM, a montré que les femmes entrepreneures dans les industries musicales francophones canadiennes opèrent en fonction de valeurs se différenciant de celles habituellement mises de l’avant en entrepreneuriat. Elles mettent notamment l’accent sur un désir d’autonomie et de structuration de communautés artistiques ou linguistiques plutôt que sur la recherche de croissance à tout prix. La chercheuse souligne l’importance de soutenir cet entrepreneuriat en tenant compte de ses particularités, soit en se fondant sur ce que font déjà les femmes pour se soutenir et atteindre leurs objectifs : l’accompagnement par les paires et le partage de connaissances entre entrepreneures qui ont plusieurs points communs (choix d’entretenir une entreprise de petite taille, d’accompagner de près un petit nombre d’artistes et d’offrir une grande diversité de services leur permettant de s’adapter aux besoins des artistes). Elles sont d’ailleurs nombreuses à pratiquer le mentorat dans leurs organisations pour réaliser cette passation de connaissances et s’invitent entre femmes entrepreneures à se mettre en lien et à s’entraider encore davantage.

De ce second bloc de communications, plusieurs solutions mitoyennes entre la posture d’artiste et celle de l’entrepreneur·e émergent : une introduction aux outils du marketing et de la gestion au sein même de la formation artistique, l’intégration d’un autre registre de valeurs au sein de la gestion, une mutualisation des ressources, puis un entrepreneuriat basé sur des valeurs communautaires et d’indépendance. Ces avenues, si elles comportent toutes certaines tensions et difficultés, demeurent néanmoins des pistes de solutions déjà appliquées dans leurs milieux respectifs.

3. Les lieux et la fabrication de la culture

Le troisième bloc explorait l’influence des lieux sur la professionnalisation. Ainsi, Anne-Laure Saives, professeure au Département de management de l’ESG UQAM, a présenté des travaux réalisés en compagnie de Bertrand Sergot, de l’Université Paris-Sud. Certes défini par sa localisation, le lieu peut également être décrit par sa délimitation, son unicité, puis son degré d’ouverture et d’interrelation. Ces caractéristiques influencent la lieuification, soit le processus de définition du lieu. Celui où se réunissent les artistes – la chercheuse propose en exemple le quartier des Olivettes de Nantes – peut devenir un espace de rassemblement et de partage, réduisant l’incertitude du métier. 

À cet égard, Sandrine Emin, maître de conférences en sciences de gestion à l’Université d’Angers, et Nathalie Schieb-Bienfait, maître de conférences à Nantes Université, ont présenté les initiatives de trois lieux institutionnels nantais pour la formation continue des artistes : le Bureau des compagnies, du Théâtre du Grütli, qui propose un espace de coworking une fois par semaine; le Bureau des artistes, du Théâtre universitaire de Nantes, qui propose des tables rondes une fois par mois; et les Permanences, du Théâtre Public de Montreuil, qui propose un service de conseil personnalisé une journée par trimestre. Les chercheuses ont brossé un portrait mitigé de ces initiatives, puisqu’elles semblent obtenir un engagement limité de la part de la communauté artistique. Selon les chercheuses, la gratuité des services, un parti pris adopté au profit de l’accessibilité, semble s’être fait au détriment de l’engagement des jeunes artistes. 

Finalement, Pauline Boivineau, maîtresse de conférences en arts du spectacle à l'Université Catholique de l'Ouest, et Nathalie Schieb-Bienfait, maître de conférences à Nantes Université, ont présenté le compagnonnage par le lieu – prenant pour exemple le Théâtre Universitaire de Nantes – et les opportunités et défis que ce type d’accompagnement comporte. Quoiqu’il puisse parfois être ardu pour l’institution de fournir suffisamment de ressources à l’artiste en résidence, il s’agit d’une occasion pour ce dernier de se professionnaliser, tout en permettant au lieu qui l’accueille de faire évoluer ses propres pratiques. Aussi, les deux chercheuses ont présenté un type d’initiative de professionnalisation des artistes, soit l’accompagnement par les pair·es. Si l’association Kraken prévoit le partage des tâches administratives reliées à la pratique artistique entre les 12 ou 14 bénévoles qui la forment, la coopérative l’Amicale et l’association les Météores, quant à elles, permettent d’externaliser ces mêmes tâches aux employés administratifs permanents de ces organisations.

Les enjeux entourant le lieu ont ainsi amené à réfléchir au rôle des organisations dans la professionnalisation des artistes : quels services offrir et lesquels sont les plus efficaces?

4. La recherche-création et les résidences pour la professionnalisation des artistes

Lors du dernier bloc, on a exploré le rôle que peuvent jouer la recherche-création et les résidences de cocréation dans la professionnalisation. 

Pour Manuelle Freire, coordonnatrice générale du réseau Hexagram jusqu’en 2024, la recherche-création – activité hybride entre la recherche scientifique et la création artistique – offre des voies de professionnalisation par le biais du rôle de l’artiste-chercheur·e au sein de l’institution universitaire. Si les artistes semblent moins frileuses et frileux face au monde académique que face à celui de l’entrepreneuriat, il n’en demeure pas moins qu’ils et elles peuvent avoir de la difficulté à s’y intégrer car ce milieu hésite à engager des chercheurs et des chercheuses au parcours « indiscipliné ». 

Pour sa part, Jean-Ambroise Vesac, de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, a brossé un portrait de la résidence de cocréation des étudiant·es à la maîtrise en création numérique au Petit Théâtre du Vieux Noranda, en collaboration avec une artiste du conte. Plongé·es dans un contexte professionnel, les étudiant·es ont éprouvé de la difficulté à prendre parole et à surmonter l’inconfort. De même, la pression de la présentation publique de l’œuvre semble avoir nui à la prise de risques. Les conclusions de ce bilan mitigé, pour le professeur, devront par conséquent faire l’objet de davantage de recherche et d’expérimentation.

Puis, Guillaume Martel Lasalle de Possibles Éditions a présenté trois activités, organisées à Rouyn-Noranda, Québec et Montréal, autour d’un projet de « contre-action » de la chaîne d’édition et de production du livre. Les citoyens participant à l’activité se sont emparés d’un dispositif d’édition analogique composé de stations d’écriture, d’une presse d’imprimerie, de tables d’assemblage et de reliure, pour traduire, créer, mettre en page, imprimer et relier des objets littéraires prenant comme point de départ l’œuvre littéraire du célèbre auteur de la Beat Generation, Jack Kerouac. Dans une subversion des métiers liés à l’écriture, à la traduction, à l’édition et à l’impression, ces événements ont permis d’envisager une pédagogie littéraire par le faire et ont révélé la pertinence de penser les lieux d’édition littéraire hors de l’industrie.  

photo montage du colloque
Quelques photographies de l'initiative présentée par Guillaume Martel Lasalle. Crédits photographiques : Jessica Leroux.

En conclusion de ce bloc, Thierry B. Gateau, professeur au Département de management de l’ESG UQAM, a proposé que les résidences de cocréation redéfinissent les routines de création – pour contrer une certaine standardisation – par le biais d’une prise de risque et d’un positionnement volontaire en situation de crise, notamment en mettant en place des pratiques dites « subversives ». Il a puisé l’exemple de telles pratiques au sein du Cirque du Soleil, où des créateurs au profil inattendu sont intégrés au casting d’un numéro pour perturber l’agencement attendu au sein de l’équipe ou encore lorsque des propositions de numéros impossibles ou absurdes sont mises sur la table pour faire bifurquer le raisonnement créatif de la communauté.

Ce qu’on pourrait désigner comme des voies complémentaires à la professionnalisation par l’entrepreneuriat ont donc émergé de ce quatrième et dernier bloc de communications. La recherche-création, la résidence de cocréation et la création collective brouillent les catégories communément admises et reconfigurent la construction des métiers d’artistes et de travailleurs et travailleuses de la culture.

Conclusion

De ces deux journées de colloque, on tire une meilleure compréhension de la tension entre l’acquisition d’aptitudes liées à la gestion et à l’entrepreneuriat, d’une part, et la création artistique, d’autre part. Ce conflit provient notamment d’un manque de ressources propres au milieu culturel et d’une méfiance de la part des artistes envers les outils, valeurs et méthodes issues du monde de la gestion et de l’entrepreneuriat. Or, plusieurs pratiques émergent déjà pour assurer une meilleure cohabitation entre le nécessaire apprentissage gestionnaire et la pratique créatrice. La formation, tant celle qui est initiale que celle qui s’acquiert une fois la carrière amorcée, doit intégrer tant les demandes des milieux professionnels que les besoins et les valeurs des artistes. En outre, la professionnalisation ne se produit pas uniquement par l’entrepreneuriat : les artistes apprennent leur métier en le faisant, par la recherche, la résidence et la construction de communautés. En somme, chaque artiste possède la capacité de bâtir sa propre voie vers la professionnalisation, l’entrepreneuriat en constituant une parmi d’autres. Il revient aux institutions et aux milieux de s’assurer de soutenir tout l’éventail des chemins possibles.

Les actes de colloque peuvent être consultés dans leur intégralité [PDF]

Note :

  1. Beaupré-Gateau, Thierry, Bissonnette, Joëlle et Freire, Manuelle (dir.) (2024). Repenser la professionnalisation des artistes : la pensée gestionnaire confrontée à la pratique des arts. Actes du colloque tenu dans le cadre du 90e Congrès de l’Acfas, HEC Montréal, 8-9 mai 2023. Rédaction : Kaoutar Bensitel et Sarah Libersan. 

  • Raphaël Ouellet, Thierry Beaupré-Gateau et Joëlle Bissonnette
    Université du Québec à Montréal

    Raphaël Ouellet est un chercheur et travailleur culturel travaillant à Montréal/Tiohtià:ke. Doctorant en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal, ses recherches actuelles portent sur la bureaucratie néolibérale dans le champ de l’art contemporain. Ses textes ont été publiés dans Le Devoir, Inter Art actuel, Vie des arts et RACAR.

     Thierry Beaupré-Gateau est professeur au Département de management de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. Ses travaux portent sur la créativité et les imaginaires de gestion. Son approche est ancrée dans les arts et témoigne de pratiques alternatives d’organisation. Ses études antérieures en histoire de l’art, en littérature et en musique, ainsi que sa pratique artistique professionnelle en musique contribuent à sa connaissance intime des milieux de recherche et de création.

     Joëlle Bissonnette est professeure au Département de management de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. Ses recherches portent sur la gestion et l’entrepreneuriat dans les secteurs artistiques et culturels, et ce, dans les minorités linguistiques, dans les petites sociétés et chez les femmes. Ses travaux sont notamment diffusés dans Journal of Business Ethics, Revue de l’entrepreneuriat, Revue internationale PME et Artivate : A journal of entrepreneurship in the arts de même qu’auprès d’organismes sectoriels et d’instances gouvernementales.

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