Au Québec, on estime que 1,7 % des enfants et adolescent·es ont reçu un diagnostic de trouble du spectre de l’autisme (TSA)1. Les familles de ces jeunes doivent se soumettre à un ensemble de procédures pour obtenir des services adaptés. Dans ce contexte, comparativement aux pères, les mères apparaissent comme étant plus à risque de manquer de soutien et de traverser des situations financières difficiles2. De plus, pour celles en situation de parentalité unique, il peut être particulièrement complexe de naviguer à travers le système de soins actuel. Ne serait-il pas avantageux d'explorer les recherches en anthropologie de la santé pour éclairer cette conjoncture entre la santé, la culture et la parentalité? Je formule cette proposition en raison du potentiel de cette sous-discipline à fournir des perspectives nouvelles et globales sur les dynamiques socioculturelles qui affectent les expériences des mères d'enfants autistes en situation de parentalité unique, ce qui pourrait conduire à une amélioration des services et du soutien disponibles.
La contribution de l'anthropologie de la santé
À la fin des années 1970, les travaux lancés par les sociologues américains Anselm Strauss et Barney Glaser ont marqué le début d’un mouvement d’intérêt pour la subjectivité. Leur premier ouvrage, Basics of Qualitative Research, Grounded Theory Procedures and Techniques (1967), jeta les bases de la « théorie ancrée » (Grounded Theory)1. Initialement, ce travail se révéla indispensable en raison du manque de directives claires et précises concernant l’analyse inductive, soit l’analyse du sens à tirer d’une situation. Influencé par ce travail, le psychiatre et anthropologue Arthur Kleinman joua un rôle central en plaçant la relation entre la culture et la maladie au cœur de ses analyses. En 1976, il s’intéressa, notamment, à l’anthropologie de la santé, qui est justement « axée sur le sens »2. Selon Brice (2009), cette sous-discipline s’attarde aux représentations collectives de la maladie émergeant de sa construction sociale et culturelle. Elle produit des grilles d’interprétations qui se transmettent à la culture et aux différents systèmes explicatifs auxquels la communauté se rapporte pour donner un sens aux expériences du quotidien. Ces « systèmes de sens » peuvent être d’ordre sociopolitique, économique, historique ainsi qu’environnemental3. Ils distinguent les désordres psychologiques socialement acceptables de ceux qui franchissent le seuil de tolérance. Les attitudes et les comportements d’une personne dépassant ce seuil sont alors catégorisés comme anormaux4. De surcroît, en raison de cette non-conformité au modèle prédominant, les individus touchés font face à une plus grande stigmatisation sociale5.
La contribution du concept de neurodiversité
Le concept de neurodiversité (1998) a été proposé à la fin des années 1990 par la psychologue et sociologue australienne Judy Singer. Tenant compte de la grande diversité naturelle des profils cognitifs humains, il est de plus en plus revendiqué comme une désignation de l’espèce humaine dans son ensemble (neurotypiques et neuroatypiques)6. La neurodiversité englobe deux profils distincts : le profil neuronormalisé (neurotypique) et le profil neurominorisé (neuroatypique ou neurodivergent). Les personnes neurotypiques correspondent à la norme neurocognitive. Les profils dits neuroatypiques (ou neurodivergents) comprennent, entre autres, l’autisme, les profils dits TDAH, les profils dys (ex. : dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, dysphasie, dyspraxie) et le profil Gilles de la Tourette7.
La neurodiversité considère l'autisme comme un mode de fonctionnement neurocognitif légitime, rompant ainsi avec une perception sociale antérieure le qualifiant largement de désordre psychologique. Cette perspective déplace un seuil de tolérance social contestant ainsi la hiérarchisation traditionnelle des normes établies. De plus, elle s'oppose au modèle explicatif du neurocapacitisme8. Le capacitisme est entendu comme une forme de discrimination liée aux capacités et aux incapacités des personnes qui se fonde sur des normes de capacités dominantes9. Plus précisément, le neurocapacitisme correspond au « système de croyances et d’oppression d’après lequel les personnes dont le [cerveau] fonctionne différemment de la majorité sont en raison de cette différence négativement jugées, stéréotypées et injustement discriminées »9. Ainsi, le neurocapacitisme peut être décrit comme un système d’oppression qui est produit et maintenu par le groupe dominant, soit la neuronormativité (personnes neuronormalisées ou dites neurotypiques) envers le groupe non dominant (personnes neurominorisées ou dites neuroatypiques ou neurodivergentes)10. Autrement dit, le concept de neurodiversité remet en question l'idée prédominante selon laquelle les variations neurocognitives doivent être considérées comme des déficiences ou des handicaps. Elle invite à repenser la relation entre la diversité neurocognitive et le domaine médical, en mettant en évidence la nécessité d'une approche plus inclusive, plus respectueuse et centrée sur la personne. Dans ce même ordre d’idées, poser un regard anthropologique sur l’autisme nous oblige à dépasser sa représentation biomédicale en nous attardant davantage sur sa construction socioculturelle11.
En somme, la convergence entre l'anthropologie de la santé et le concept de neurodiversité représente une intersection riche et prometteuse dans l'étude de la variabilité humaine et de la perception sociale de la différence, notamment de l'autisme.
Parentalité et autisme au Québec : évolution historique, rôles maternels et défis
L'autisme a été initialement décrit en 1911 par le psychiatre suisse Eugen Bleuler12. C'est en 1943 que le psychiatre autrichien et américain Leo Kanner en réalisa une première description formelle. Il lui donna son nom dans un article scientifique intitulé « Autistic Disturbance of Affective Contact », où il exposait ses observations cliniques12. Cette parution, souvent considérée comme le jalon de la reconnaissance formelle de l'autisme en tant qu'entité médicale distincte, jeta les bases de la compréhension actuelle12. Dans les années 1970 à 1980, la nature de l’autisme a fait l’objet de nombreux débats13. Inspiré par des théories freudiennes (1895) issues de l’approche psychanalytique, qui a longuement prévalu, le concept d'autisme a longtemps été associé à une perturbation précoce de la relation mère-enfant. Durant cette période, les mères étaient souvent tenues responsables de la condition de leurs enfants autistes en raison d'un supposé manque d'affection14. Dans les années 1990, la mobilisation d’associations francophones de parents a progressivement contribué à sensibiliser le grand public à l'autisme et à remettre en question l'approche psychanalytique « centrée sur la mise en cause de la mère »15. De plus, les pressions exercées sur les autorités publiques démontrèrent la nécessité de mettre en place des soins adaptés aux besoins spécifiques des personnes autistes14. De manière paradoxale, les mères d’enfants autistes sont aujourd'hui sollicitées pour assumer un rôle de « cothérapeute » aux côtés de leurs enfants16. Ainsi, bien que les responsabilités parentales aient évolué, une littérature abondante sur le sujet permet également de conclure que les mères au Québec demeurent généralement les actrices principales dans les tâches de socialisation primaire et de soins envers leurs enfants autistes17.
Ceci étant, qu’en est-il quand elles sont en situation de parentalité unique? Sans surprise, les défis s’accumulent rapidement : gestion de toute l'organisation familiale, temps à dédier aux soins de l'enfant et nécessité de réajuster les pratiques parentales18. Heureusement, le paysage québécois des services destinés aux enfants autistes et à leurs familles a connu une évolution significative depuis la publication d’orientations ministérielles en 200319. Ces directives ont entraîné la mise en place de services publics tels que l'évaluation diagnostique, les programmes d'intervention comportementale, et l’accès élargi aux services éducatifs et scolaires. Cependant, malgré ces avancées, l'accessibilité et la continuité des services sont loin d’être optimales20. Cette situation pousse certains parents à se tourner vers des services privés et à assumer financièrement des interventions spécialisées21. Les familles en situation de parentalité unique, déjà confrontées à des défis socio-économiques, ressentent davantage de pression financière associée aux coûts de ces services22.
Conclusion
L'étude de l'autisme à travers le prisme de l'anthropologie de la santé offre un cadre d'analyse précieux pour explorer les expériences des mères d'enfants autistes en situation de parentalité unique. Cette approche remet en question les conceptions traditionnelles de l’autisme tout en relevant les influences des dynamiques socioculturelles sur l'expérience des familles. Chaque année, les personnes sensibles à la cause de l’autisme sont de plus en plus nombreuses à se mobiliser et à s’engager activement afin de faire entendre leurs voix23. Depuis son introduction en 1998 par Judy Singer, un mouvement social appelé neurodiversité émerge dans plusieurs pays, dont le Canada, remettant en question la perception de l'autisme comme un handicap et le redéfinissant plutôt comme une différence à célébrer. Ce mouvement trouve notamment sa force dans les témoignages et les récits de vie des personnes concernées24.
Ensemble, l'anthropologie de la santé et le concept de neurodiversité offrent un cadre conceptuel intéressant pour explorer et comprendre la diversité humaine, notamment dans le contexte de l'autisme. En intégrant ces perspectives, il devient possible de repenser des approches davantage holistiques et inclusives, afin de mieux répondre aux besoins spécifiques des familles concernées. Malgré les progrès réalisés dans l'accessibilité aux services, des défis persistent, notamment en ce qui concerne l'accessibilité financière et la continuité des soins. Il est donc essentiel de poursuivre les efforts visant à améliorer l'offre de services et à promouvoir une société plus inclusive et respectueuse de la diversité neurocognitive, en particulier au Québec, pour mieux orienter les services et interventions qui leur sont destinés.
Afin de bâtir des ponts entre personnes autistes et personnes neurotypiques, Catala et Legault (2023) suggèrent l'adoption de pratiques sociales clés pour favoriser la compréhension mutuelle. Parmi celles-ci figurent « le non-jugement, l'utilisation d'un langage non stigmatisant, ainsi que l'importance de s'informer et de s'éduquer sur l'autisme »7. Dans cette perspective, comment pouvons-nous, en tant que société, tendre vers une véritable inclusion des personnes autistes, tout en reconnaissant la richesse de la neurodiversité?
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- Axelle Jean
Université du Québec à Montréal
Axelle Jean poursuit actuellement sa maîtrise au département de travail social de l’Université du Québec à Montréal. Diplômée en psychologie en 2020, elle a accumulé diverses expériences professionnelles et bénévoles dans le domaine de la santé mentale. Animée par une passion profonde pour la recherche collaborative, elle souhaite donner la parole aux personnes concernées et contribuer à l'élaboration d'interventions et de politiques répondant véritablement aux besoins de la communauté.
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