Dans le cadre de mes études doctorales en lettres françaises, je m’intéresse notamment au processus d’individuation, d’abord théorisé par Carl Jung1 puis repris tour à tour par des théoriciens comme Gilbert Simondon2. Si j’ai décidé de porter mon attention sur ce sujet, c’est que les voies à travers lesquelles s’opère toute individuation s’avèrent irréductiblement liées à la condition humaine.
Je définirais pour ma part l’individuation comme une quête où le sujet pensant peut toucher à son individualité au plus creux de son être. Les maux de l’âme et les déconvenues, mais aussi les joies les plus vives ou les jours heureux, constituent autant de moteurs de changement imprégnant notre identité, cette dernière étant constamment refaçonnée par l’individuation.
Or, si le processus d’individuation peut sembler a priori égocentré, il se déploie dans la relation aux autres et dans une plongée intersubjective ; aussi se place-t-il sous le signe d’un cheminement individuel au cours duquel le moi se montre prêt à mûrir au contact des micro-découvertes qui pour lui se font jour comme dans un mouvement dialogique vers les autres humains. Le présent article n’effleure qu’un des multiples angles à partir desquels se ramifient mes travaux, en abordant notamment la place qu’occupent les arts, la littérature et la création dans le mouvement transindividuel qui assure la survie de la culture en lui insufflant son dynamisme cognitif.
S’il est un terreau fertile dans lequel prospère la mémoire des peuples (la mémoire se définissant comme la totalité symbolique surplombant les individus et dont chaque génération est légataire), c’est bien celui de la culture, c’est-à-dire cet ensemble à la fois dicible et indicible de codes et de récits s’avérant la plus féconde expression de tout inconscient collectif et permettant à une société donnée de cimenter, au nom d’idéaux communs, toutes les individualités qu’elle regroupe. À cet égard, les communautés francophones du Canada, qui ont vécu de multiples traverses, constituent l’un des exemples les plus évocateurs du combat pour la survie d’une identité culturelle. Après plusieurs décennies de batailles menées de haute lutte, les Québécois francophones et tous les autres Franco-Canadiens peuvent s’enorgueillir d’avoir su préserver ce legs mémoriel qu’ils ont protégé face aux périls subreptices auxquels sont en proie les peuples en situation minoritaire.
S’il est un terreau fertile dans lequel prospère la mémoire des peuples [...], c’est bien celui de la culture, c’est-à-dire cet ensemble à la fois dicible et indicible de codes et de récits s’avérant la plus féconde expression de tout inconscient collectif et permettant à une société donnée de cimenter, au nom d’idéaux communs, toutes les individualités qu’elle regroupe.
Plus particulièrement, la défense de la culture procède de ce qu’on pourrait appeler l’individuation collective, cette dernière s’abreuvant elle-même à la source des textes littéraires, des productions artistiques et des mythes qui ruissèlent sur elle en la remodelant dans une houle océanique s’infinitisant sans cesse. Le concept de mémoire collective, qui lancine les débats, constitue l’un des sésames permettant, à mon avis, d’ouvrir les portes du processus d’individuation ; en effet, sans épouser une conception déterministe du réel historique, on peut néanmoins affirmer que tout changement social majeur ou avancée à la fois scientifique et créatrice se tisse sur toile de fond d’un héritage commun. Or, sachant par ailleurs que la mémoire n’est pas fixiste, mais qu’elle évolue en fonction des circonvolutions que subissent les sociétés, je m’interroge sur le rôle que joue la littérature (en me basant sur la littérature canadienne d’expression française) dans l’individuation collective et sur la part de créativité révolutionnaire qu’elle recèle face à un passé dont elle conserve néanmoins la trace et duquel elle ne pourrait se désarrimer. Je pose donc ici que les lettres peuvent se matérialiser aussi bien grâce à l’imaginaire social les ayant fait émerger que de l’intuitionnisme novateur de certaines intelligences tournées vers les promesses de l’avenir et ses potentialités inédites.
Pour un croisement des mémoires
De même que le langage ne saurait exister en dehors du corps social, de même l’individuation individuelle (elle-même marquée du sceau de notre intériorité psychique) est-elle tangente à l’individuation collective, car l’individu, loin de ne constituer qu’une subjectivité interprétante et isolée, s’inscrit dans les paramètres d’une société et d’un environnement immédiat qui le façonnent ; aussi Simondon rappelle-t-il que l’individuation collective est consubstantielle à l’inscription de l’être dans son entourage, en ce que ce dernier ne peut être pensé en dehors de la communauté à laquelle il se rattache, un peu comme si notre identité propre se moulait dans le creuset de la collectivité, qui, seule, serait capable de donner corps aux différents récits individuels et d’en assurer la perdurance transgénérationnelle. Paul Ricoeur rappelle à juste titre que si les individus s’avèrent personnellement porteurs d’une unicité, il en va de même pour les communautés3, dont le socle identitaire permet aux membres qu’elles abritent de faire destin commun.
D’un mot, si le langage constitue une codification ayant évolué à travers les millénaires chez les groupes humains en menant à l’établissement de normes communément admises et partagées, soit à une culture, il appert que l’écriture, qui s’origine dans les discours oraux par lesquels se transmettait l’âme des nations, s’avère elle-même liée à toute mémoire collective ; d’ailleurs, selon Ricoeur, mémoire publique et mémoire privée s’entrecroisent, car en effet qu’est-ce que la mémoire collective sinon l’équation des mémoires individuelles ?
Temporalité du processus d’individuation
Le processus d’individuation suppose incontestablement une temporalité, car tous nous nous situons dans un certain espace-temps de l’Histoire. Sachant que l’acte même de création permet à son auteur de s’individuer, jusqu’à quel point l’œuvre littéraire ou artistique, qui pourtant porte en elle le souffle du passé, a-t-elle un devoir de fidélité face à ce dernier ou doit-elle chercher peu ou prou à s’en émanciper ? La création prend bien souvent vie dans cet intervalle où le créateur, bien que conservant, malgré lui, les amarres qui le raccordent à ses devanciers, pressent l’originalité de sa pensée et pousse plus avant les connaissances qui forment déjà indirectement le terreau conceptuel de son temps (aucune percée littéraire, politique ou épistémologique ne se faisant, soulignons-le, sur fond de néant). Ainsi, cela en reviendrait à dire que les tendances novatrices sont portées vers le devenir créateur.
La création prend bien souvent vie dans cet intervalle où le créateur, bien que conservant, malgré lui, les amarres qui le raccordent à ses devanciers, pressent l’originalité de sa pensée et pousse plus avant les connaissances qui forment déjà indirectement le terreau conceptuel de son temps [...]
Ce serait donc dans la flambée de l’immédiateté et dans une attitude d’ouverture face à l’inattendu que la création pourrait faire preuve d’agentivité et d’originalité. On pourrait à cela argumenter qu’en prenant racine dans le langage, la littérature, pour sa part, fait irrémédiablement le deuil d’une liberté plénière, mais n’oublions pas, comme l’arguait déjà Roland Barthes, que les lettres portent en elles le pouvoir contestataire et frondeur de remettre en question les prescriptions d’une langue qui serait fasciste4. Par ailleurs, alors que j’évoquais ci-haut l’indivisible tissage entre individu et collectivité, j’aimerais préciser que le culte d’une langue commune permet au créateur ou à l’écrivain de rendre son œuvre intelligible et de la perpétuer par l’entremise de supports de mémoire (comme l’écriture ou l’imprimerie). En un mot, on pourrait affirmer que c’est par l’externalisation de son œuvre que le créateur génère des connaissances et des savoir-faire, et cela est d’autant plus vrai de nos jours, alors que les individus se font en partie confisquer leur liberté par le consumérisme et l’automatisation d’une planétarisation effrangeant de plus en plus les spécificités de chacun5.
Enfin, même si je n’en suis pas arrivée à de conclusion définitive sur la relation entre individuation, langue et mémoire collective, j’ai jugé bon de partager ici cette problématique, qui touche de près à plusieurs grandes réflexions sociétales actuelles. En ce qui a trait à la littérature québécoise et franco-canadienne, elle demeure encore aujourd’hui, malgré ses aspirations plus universalistes, la gardienne du patrimoine identitaire francophone et l’un des centres matriciels de l’individuation collective. Nombreux sont les artistes ou les auteurs qui, grâce aux efflorescences d’une inventivité certes bouillante mais héritière de son passé, font rayonner la langue française, et donc les valeurs culturelles et civilisationnelles qui la nourrissent, en s’engageant à la défendre par leur conviction d’airain, surtout à une époque de mondialisation où l’industrie du livre, fragilisée par l’idéologie marchande, doit s’adapter aux exigences du numérique.
Références
- Carl Gustav Jung (1973). La Dialectique du Moi et de l’inconscient, Paris : Gallimard.
- Gilbert Simondon (1964). L’individuation psychique et collective, Paris : Aubier.
- Paul Ricoeur (2003). La mémoire, l’histoire, l’oubli, Points : Paris.
- Roland Barthes (1978). Leçon, Paris : Points.
- À cet égard, les analyses de Bernard Stiegler sont des plus pertinentes et se sont largement attardées à ce phénomène.
- Elena Chudzia-Conde
Université d'Ottawa
Elena Chudzia-Conde est doctorante en lettres françaises à l’Université d’Ottawa. Elle s’intéresse notamment à l’épistémologie de la création littéraire ainsi qu’aux enjeux narratologiques et littéraires de la transfictionnalité. Par ailleurs, ses travaux traitent également de l’individuation et de la quête initiatique du personnage de fiction moderne.
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