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Les théories du complot et le scepticisme systématique prolifèrent actuellement sur le Web. Ils y logeaient déjà depuis un bon moment, mais ils ont été exacerbés, d’une part par la présidence de Donald Trump, d’autre part par la pandémie de COVID-19. Par ailleurs, comme une fraction de la population s’opposait au port du masque, une autre — sans doute en bonne partie la même — s’oppose aux vaccins, certains les croyant plus dangereux que la maladie elle-même.   

Bachelard
Gaston Bachelard, 1884-1962. Source : Wikimedias Commons.

Il est clair que ces tendances délétères sont favorisées par les réseaux sociaux et leurs algorithmes. Mais sachons garder l’esprit critique et ne mettons pas tout le monde dans le même panier. Ainsi, on voit souvent les complotistes, les antimasques ou les antivaccins comme des gens de mauvaise foi, animées d’intentions malveillantes. Bien sûr, certaines personnes alimentent et exploitent à outrance l’esprit conspirationniste ou les détournements de sens. Parce que c’est tout simplement leur pain et leur beurre, comme QAnon, InfoWars, Breitbart News, 4chan ou l’ex-président américain lui-même. Ou encore, comme le montre la journaliste et historienne américaine Anne Applebaum dans un ouvrage de 2020, Twilight of Democracy1, parce qu’ils en exploitent les avantages en contexte de guerre idéologique intense entre les régimes autoritaires et les démocraties — on pense à la Russie, à la Chine et à certains pays d’Europe de l’Est. D’autres en tirent des bénéfices personnels, soit une importante notoriété ou des revenus accrus. Enfin, il arrive aussi que des conspirationnistes souffrent tout simplement de problèmes de santé mentale, en particulier de paranoïa. Bref, on obtient ainsi une immense nébuleuse difficile à cerner. 

Cependant, attribuer sans nuance les théories du complot et la désinformation massive à ces différentes sources, c’est faire fausse route et nuire au dialogue public et à la santé démocratique en accentuant indûment la polarisation des débats. En effet, il y a bien d’autres causes possibles de ces dérapages et je voudrais explorer ici l’une d’entre elles, et non la moindre. À mon avis, nombre de personnes versent malgré elles dans l’erreur et deviennent des proies pour la mouvance conspirationniste, alors qu’elles cherchent seulement à comprendre, à se forger un avis éclairé et à déterminer la meilleure ligne de conduite dans un contexte mouvant et mortifère. Qu’est-ce à dire, et en quoi est-ce un objet pour une chronique de culture scientifique? 

À mon avis, nombre de personnes versent malgré elles dans l’erreur et deviennent des proies pour la mouvance conspirationniste, alors qu’elles cherchent seulement à comprendre, à se forger un avis éclairé et à déterminer la meilleure ligne de conduite dans un contexte mouvant et mortifère.

Bachelard et la culture scientifique

Il faut toucher ici un mot des obstacles épistémologiques. De quoi s’agit-il?

Proposé par Gaston Bachelard, ce concept a contribué à juste titre à sa renommée. Philosophe des sciences d’origine champenoise, Bachelard (1884-1962) enseigna longtemps deux des disciplines majeures de sciences naturelles : la chimie et la physique. Or, avait-il constaté, le processus d’apprentissage achoppe sur certaines difficultés récurrentes2. Aussi, pour clarifier ses idées et aider ses collègues, s’efforça-t-il d’identifier et d’expliquer ces embûches cognitives dans un ouvrage devenu classique : La formation de l’esprit scientifique (1938)3.  

L’analyse de Bachelard le montre clairement : en matière de culture scientifique, les erreurs dommageables sont généralement commises de bonne foi. C’est pourquoi il parle d’un obstacle « épistémologique ». Le terme est emprunté au grec ancien, l’épistémè signifiant, entre autres choses, la science et la connaissance. C’est que l’obstacle épistémologique touche la compréhension des notions enseignées. En effet, rappelle Bachelard, il n’est pas lié à une limite intrinsèque de nos sens ou de notre raison, il ne relève pas non plus de conditions externes, telles les limites de nos technologies ou la complexité de certains phénomènes naturels; en fait, il est inhérent au processus d’acquisition des concepts, à l’acte même de connaître. 

C’est un fait, depuis le début de la pandémie, chacun est soumis à un déluge d’informations, de valeur fort inégale, que doit départager le jugement. C’est l’équivalent d’une séance intensive de culture scientifique, dans un contexte de crise sanitaire aiguë, où l’inquiétude, voire l’angoisse, brouillent l’analyse. Or, ne l’oublions pas, un tel apprentissage est habituellement réservé aux classes de science, à la vulgarisation scientifique, au journalisme spécialisé ou à la philosophie des sciences, et il ne va pas du tout de soi; bref, c’est un contexte idéal pour que s’accumulent les biais cognitifs. 

L’analyse de Bachelard le montre clairement : en matière de culture scientifique, les erreurs dommageables sont généralement commises de bonne foi. C’est pourquoi il parle d’un obstacle « épistémologique ». [...]  En effet, rappelle Bachelard, il n’est pas lié à une limite intrinsèque de nos sens ou de notre raison, il ne relève pas non plus de conditions externes, telles les limites de nos technologies ou la complexité de certains phénomènes naturels; en fait, il est inhérent au processus d’acquisition des concepts, à l’acte même de connaître. 

Un premier type d’obstacle : la précipitation

Bachelard

La précipitation, l’un des obstacles épinglés par Bachelard, se comprend aisément. Souvent, on croit avoir saisi un problème et identifié la solution avant d’en avoir maîtrisé tous les paramètres. On oublie, dit notre épistémologue, que la problématisation est un art exigeant, qui demande minutie et patience. 

Or, succomber à ce que les philosophes appellent le sophisme4 de la généralisation hâtive, c’est risquer de dangereux raccourcis intellectuels. On a alors tôt fait d’associer le vaccin à l’implantation de puces sous-cutanées ou aux risques présumés d’une technologie nouvelle, la 5G, deux liens gratuits fréquents dans les théories du complot5. C’est de cette lacune également que naissent des solutions aussi expéditives que simplistes, par exemple la prise d’hydroxychloroquine, voire la tristement célèbre ingestion de Lysol… Et si le biais de confirmation — une tendance spontanée de notre esprit à chercher des preuves de nos croyances plutôt que des mises à l’épreuve, des infirmations — se met de la partie, les associations non fondées deviennent des certitudes inébranlables6.

Une autre illustration de cet obstacle est la compréhension erronée que l’on peut avoir du temps long propre aux consensus scientifiques. La plupart des gens ignorent en effet comment la communauté des chercheurs, aux avis d’abord divergents, parvient à un accord général sur une théorie. Aussi vont-ils s’attendre à des résultats définitifs et rapides. Or, ce n’est pas ainsi que les choses se passent : quel que soit le domaine, l’obtention d’un consensus est un processus qui demande beaucoup de temps, d’énergie et d’échanges entre pairs : observations, hypothèses, expérimentations, publication de résultats, reproduction des résultats et vérifications, nouvelles publications, énoncé d’une théorie, nouvelles observations, débats spécialisés, ainsi de suite. Or, avec la pandémie actuelle, le temps est justement un luxe dont on ne dispose guère. De sorte que, les consensus n’étant pas encore entièrement fixés, on observe un certain flottement quant aux diverses expertises, ce qui est tout à fait normal7. Prenons par exemple les directives touchant les voies de transmission de ce satané virus : surfaces sèches ou non? aérosols ou non? endroits ventilés ou non?  De plus, il peut devenir difficile de distinguer un expert véritable et un expert autoproclamé, voire un fanfaron ou un charlatan. À l’évidence, le work in progress de la communauté scientifique ne facilite ni la compréhension par les individus, ni l’adoption de politiques claires et consensuelles par les gouvernements.

[...] quel que soit le domaine, l’obtention d’un consensus est un processus qui demande beaucoup de temps, d’énergie et d’échanges entre pairs. [...] Or, avec la pandémie actuelle, le temps est justement un luxe dont on ne dispose guère. De sorte que, les consensus n’étant pas encore entièrement fixés, on observe un certain flottement quant aux diverses expertises, ce qui est tout à fait normal.

Un obstacle plus complexe : les images et les métaphores 

Le premier obstacle demandait peu d’explications. Abordons à présent un aspect plus complexe : les pièges de la métaphore et de l’image trompeuse. Le cas, comme dit Bachelard, « où une seule image, ou même un seul mot, constitue toute l'explication » (p. 73). Ce deuxième écueil pousse à prendre des comparaisons familières pour une description rigoureuse, alors qu’il s’agit au mieux de ressemblances, de rapprochements plus ou moins douteux. Bachelard donne un exemple éclairant de cet obstacle mental : l’éponge. On sait qu’elle a la propriété d’absorber les liquides, mais peut-elle expliquer pour autant les propriétés de l’eau ou de l’air? C’est pourtant grâce à cette douteuse analogie spongieuse que de grands esprits, tels Descartes, Réaumur ou Franklin, ont prétendu élucider les phénomènes de condensation et de raréfaction, fréquents en physique ou en chimie. En voici un bon exemple : la façon dont Marat rend compte du refroidissement d’un corps chaud à l’air libre ou immergé. « Ici, dit-il, l’air et l’eau n’agissent que comme éponges; car un corps n’en refroidit un autre qu’il touche, qu’en absorbant le fluide igné qui s’en échappe8 » (cité p. 76). À l’aide de cas semblables tirés de l’histoire de la physique, Bachelard n’a guère de mal à montrer comment de telles métaphores ont pu amener nombre de scientifiques à se fourvoyer. En effet, ni testables ni quantifiables, les images ne sont pas réfutables. Or, ce piège peut prendre d’autres formes très courantes, par exemple le mirage de la fausse rigueur ou de la quantification béate. Ainsi, succombant à une analogie numérique, un politicien américain affirmait au début de la pandémie : puisqu’on se trouve en présence de la COVID no 19, il y a forcément eu dix-huit versions antérieures de cette maladie. Pourquoi, après tout ce temps, les scientifiques n’ont-ils pas encore trouvé un remède? Une méprise aussi candide devient presque comique.  

On le constate, préscientifiques, l’image et la métaphore peuvent nuire à la connaissance objective, car un chiffre brut ou une simple analogie n’impliquent nullement la compréhension des propriétés en cause; en d’autres termes, le pouvoir de suggestion ne saurait tenir lieu de théorie : exprimer n’est pas expliquer. Donnons un autre exemple de cet obstacle, plus détaillé et moins caricatural, et qui touchera cette fois la majorité de la population. 

Depuis le début de la pandémie, on représente le coronavirus comme une petite boule rouge munie d’une couronne de pointes, les spicules, qui lui servent à s’agripper aux cellules et à les infecter9. Évoquant souvent le sang, la guerre10 ou la colère11, la couleur rouge renforce sans doute inconsciemment la crainte suscitée par le virus. Il est par conséquent important de se demander d’où vient cette couleur. Permettons-nous une petite digression technique sur cet intéressant sujet de culture scientifique. 

On sait que le spectre électromagnétique outrepasse largement la lumière visible. En effet, en sus des ondes radio, il inclut les micro-ondes, les rayons X, les rayons gamma, ainsi de suite. On se souvient que la fréquence d’une onde est inversement proportionnelle à sa longueur d’onde. On peut donc ordonner les différentes ondes sur le ruban de ce spectre. En fait, il s’étend des rayons gamma, dont la fréquence est très élevée et la longueur d’onde par conséquent très courte, aux ondes radio, dont la fréquence est plus basse et la longueur d’onde plus longue. Ce qu’on appelle la lumière visible constitue seulement une faible bande sur ce long ruban, laquelle correspond aux diverses couleurs qui peuvent affecter notre œil. En effet, traduite en termes purement physiques, une couleur est simplement une longueur d’onde spécifique du spectre électromagnétique. 

On le constate, préscientifiques, l’image et la métaphore peuvent nuire à la connaissance objective, car un chiffre brut ou une simple analogie n’impliquent nullement la compréhension des propriétés en cause; en d’autres termes, le pouvoir de suggestion ne saurait tenir lieu de théorie : exprimer n’est pas expliquer.

On le sait, les couleurs s’étendent du violet au rouge. Situées dans l’infrarouge, les fréquences plus basses sont pour nous invisibles, comme d’ailleurs les plus élevées, logeant dans l’ultraviolet. On mesure les longueurs d’ondes du spectre lumineux en nanomètres, c’est-à-dire en milliardièmes de mètre. L’œil humain est sensible à celles situées approximativement entre 380 et 780 nanomètres, lesquelles correspondent respectivement au violet et au rouge; c’est cette partie visible du spectre électromagnétique qui constitue notre étroite fenêtre optique12. Tout objet plus grand que 780 nanomètres sera coloré et, inversement, ceux dont la taille est inférieure aux dimensions de cette fenêtre seront incolores et échapperont par conséquent aux couleurs perçues par notre œil. Ainsi l’atome d’hydrogène, le plus simple du tableau périodique, a une taille d’environ 5,3 x 10-11 m, soit 5,3 centièmes de nanomètre. Plus de 10 000 fois trop petit pour être affecté par les ondes visibles du spectre, il est donc incolore. À ce stade, la question qui nous brûle les lèvres est évidemment celle de la taille du coronavirus. Comme dans le cas des atomes, on peut mesurer les virions, les particules (permettons-nous le terme) du virus, grâce au microscope électronique. Or, leur diamètre se situe dans une fourchette de 66 à 140 nanomètres, deux à trois fois inférieure à la longueur d’onde la plus courte, celle du violet. En clair, cela signifie que le coronavirus passe sous le radar de la coloration13

Surprise, pour ne pas dire stupéfaction : en réalité, le coronavirus n’est pas coloré ! Or, si on réalisait une enquête rapide dans la population pour savoir quelle couleur il faut lui attribuer, on obtiendrait sans doute la réponse « rouge » dans la grande majorité des cas. Et c’est pourtant impossible. Même une émission de culture scientifique aussi rigoureuse que Découverte, à Radio-Canada, le présente toujours soit en rouge, soit en gris avec des spicules rouges. Comme la métaphore ou les chiffres bruts, la fausse coloration devient ainsi un obstacle épistémologique, susceptible de favoriser la crainte et de brouiller en conséquence le jugement. 

La question suivante saute aux yeux (en quelque sorte) : d’où peut bien provenir ce choix arbitraire du rouge pour représenter le coronavirus et pourquoi le trouve-t-on partout? À vrai dire, je l’ignore. Sans doute s’agit-il d’une convention tôt adoptée, et suivie ensuite ad libitum. Quelle que soit cette cause initiale, l’essentiel est qu’au départ, cette image fantaisiste était forcément inexacte. Et si l’erreur persiste, c’est qu’on néglige l’explication physique de la couleur, comme on oublie également la taille infime d’un virus tel le SRAS-CoV-2, le nom scientifique de notre agent pathogène. Pour obtenir une juste représentation du coronavirus, il faut lever cet obstacle.  

Un obstacle aux conséquences dangereuses : l’animisme

S’il est difficile d’évaluer de manière précise les effets de l’obstacle précédent, celui que nous allons maintenant aborder entraîne en revanche des conséquences évidentes : c’est l’obstacle dit animiste. Comme son nom l’indique, il consiste dans l’animation artificielle du non-vivant. Ainsi, rappelle Bachelard (La Terre et les rêveries de la volonté, 1948), au XVIIe siècle, on se mit à considérer notre boule bleue comme un organisme, un peu sur le modèle du corps humain14. Cette forme de vitalisme a été aujourd’hui ressuscitée par l’excentrique climatologue britannique James Lovelock, qui considère la planète comme un immense système physiologique capable d’autorégulation : c’est cette sorte de superorganisme qu’il appelle poétiquement l’hypothèse Gaïa, en référence au nom de la Terre dans la mythologie grecque. Ce romantisme surgit aussi à l’occasion chez les écologistes, certains personnifiant la Nature et la considérant presque comme une entité à la fois enveloppante et rassurante. Si Bachelard vivait encore, il verrait certes dans ces positions des exemples patents de l’obstacle animiste qui handicape parfois la recherche. De telles croyances renouent en effet avec les anciennes conceptions de la Terre maternelle et nourricière, qui ordonnaient par exemple la diversité des métaux selon une chronologie « digestive » effectuée dans son ventre (p. 176 sq.15). 

Quand on examine cet écueil, on constate que les coronavirus posent un problème particulièrement délicat. Ce sont en effet des bestioles étranges. Ces agents pathogènes ne sont pas vraiment vivants, puisque, limités à un génome élémentaire, ils ne peuvent se reproduire sans l’aide d’une cellule hôtesse; ils ne sont pas non plus inanimés, car ils se répliquent en parasitant le métabolisme de la cellule infectée, usurpant ensuite ses fonctions et détournant habilement sa machinerie. Qu’est-ce donc au juste qu’un virus? Le débat sur leur nature brouille les repères habituels et divise les spécialistes. Cela dit, relevant des controverses scientifiques, cette indécision entraîne peu d’impacts pratiques dans la population. Mais c’est une autre paire de manches quand on aborde le registre politique. Les conséquences sont alors désastreuses, et il vaut la peine de s’y arrêter. 

L’animisme : des retombées politiques navrantes 

En donnant vie à des objets inanimés, ou encore en prêtant des intentions à des entités abstraites telles le hasard, l’obstacle animiste rend difficile leur juste compréhension. On voit ce handicap à l’œuvre dans le cas des diverses lotos gouvernementales. L’opinion populaire va personnifier les probabilités sous la forme de Dame Chance. Ainsi, on croira qu’il existe des numéros chanceux, des jours plus favorables (« C’est mon jour de chance ») ou des combinaisons gagnantes, alors que tout est fonction de simples probabilités mathématiques. Ces probabilités assurent la rentabilité du jeu pour le banquier — en l’occurrence le gouvernement. En fait, il s’agit simplement que les sommes remises aux « heureux élus » soient moins élevées que le total des mises pour assurer à peu de frais un gain régulier, qui peut d’ailleurs émarger au budget de l’État. Notons-le, s’il en était autrement, le gouvernement serait perdant à tout coup. C’est ce qui se produisit en 1729-1730, alors que l’institution d’une loterie mensuelle par le Contrôleur général de France, Le Pelletier-Desforts, tourna au désastre national. On avait en effet oublié ce principe simple. C’est ce qui permit à de petits malins de s’enrichir rapidement : ils n’avaient qu’à acheter tous les billets disponibles à bas prix dès leur émission. Comme le gros lot remis par le système dépassait largement le coût total de leurs mises, et que le nombre élevé de billets achetés leur permettait de l’emporter sur une base régulière, ils s’assuraient ainsi des gains importants. C’est de cette façon que Voltaire et son ami, le mathématicien La Condamine, purent engranger une petite fortune, qui les plaça ensuite à l’abri du besoin pour le reste de leur vie16

Cette difficulté surgit aussi fréquemment en science. Ainsi, combien de gens sont prêts à accepter que l’évolution biologique soit liée à la lutte pour la vie, aux mutations aléatoires et à la sélection naturelle, bref, qu’elle soit le fruit du hasard et de la nécessité, pour reprendre les termes célèbres empruntés par Jacques Monod à Démocrite, le principal théoricien de l’atomisme antique17? Pour leur part, les partisans du créationnisme et du Dessein intelligent ne peuvent s’empêcher d’y voir l’œuvre d’une main secourable, qui orienterait des processus autrement aveugles…18

En donnant vie à des objets inanimés, ou encore en prêtant des intentions à des entités abstraites telles le hasard, l’obstacle animiste rend difficile leur juste compréhension. [...] on croira qu’il existe des numéros chanceux, des jours plus favorables (« C’est mon jour de chance ») ou des combinaisons gagnantes, alors que tout est fonction de simples probabilités mathématiques.

Il en est de même dans le cas de la pandémie, l’obstacle animiste affectant là aussi la perception de ce fléau. Pour nombre de gens, en effet, il est impossible qu’une telle calamité s’abatte sur nous, simplement à cause des lois de la nature et du hasard, de la rencontre fortuite d’une chauve-souris et d’un pangolin19 sur l’étal d’un marché de Wuhan : un processus neutre et sans but ne saurait occasionner un tel drame20. On dotera donc cette infortune d’une intention, on imaginera un individu ou un groupe d’individus attachés à la provoquer et à la répandre dans un but secret et inavouable. Bref, la pente animiste personnifiera cette calamité pour lui donner un sens. Bill Gates est un homme richissime, très en vue et, de plus, son épouse et lui dirigent une fondation qui finance des recherches sur les programmes de santé et la vaccination? À la bonne heure, il est certainement de mèche avec les propagateurs de cette pandémie. Cette Fondation Bill-et-Melinda-Gates apporte une contribution essentielle au budget de l’Organisation mondiale de la santé? C’est un signe que ce puissant organisme est également impliqué dans la naissance et le développement de la pandémie, et qu’il poursuit des fins occultes. On pourrait poursuivre avec d’autres lubies du même style, telles l’antisémitisme, le financier Georges Soros, la technologie 5G, les puces sous-cutanées, et tutti quanti; les éléments susceptibles d’alimenter le complotisme sont innombrables. Si le rôle parfois délétère des réseaux sociaux et le biais de confirmation lié au premier obstacle épistémologique se mettent en outre de la partie, le penchant animiste devient irrésistible et bien des personnes, même « animées » des meilleures intentions du monde, deviennent alors des cibles idéales pour les conspirationnistes de tout acabit.

La part d’ombre

Bachelard identifie d’autres obstacles, mais on aura compris le principe : nombreux et diversifiés, ils surgissent de manière impromptue durant toutes les phases du processus de connaissance pour en perturber le déroulement; l’obstacle surmonté devient ainsi l’antichambre de l’esprit scientifique. On peut donc parler d’un facteur structurel. En effet, dit notre philosophe, « la connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres » (p. 13). Aussi est-ce seulement dans les manuels scolaires que le processus d’accumulation des connaissances, décanté et épuré en vue de favoriser l’apprentissage, semble cristallin, à la fois net et régulier. Sur le terrain, une part nocturne accompagne toujours la clarté du jour, même sous la lumière crue du laboratoire. Quant aux raisons pour lesquelles certains esprits butent davantage sur les obstacles épistémologiques, elles sont légion : problèmes d’apprentissage rédhibitoires, tempérament impatient ou excès de zèle, idées préconçues et sensibilité au biais de confirmation, imagination débridée, valorisations instinctives, représentations inconscientes et malvenues; la liste est presque sans fin. Face à la culture scientifique, note Bachelard, « l’esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés » (p. 14). De sorte que, dit-il, la connaissance véritable procède toujours d’un « ensemble d’erreurs rectifiées » (p. 239). C’est pourquoi il sous-titre son ouvrage Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective. Sous le nom de rupture épistémologique, Bachelard fera ensuite de ce hiatus entre connaissance scientifique et sens commun la base de nombreuses analyses et une clé de voûte de ses travaux en enseignement et en histoire des sciences. 

Bachelard identifie d’autres obstacles, mais on aura compris le principe : nombreux et diversifiés, ils surgissent de manière impromptue durant toutes les phases du processus de connaissance pour en perturber le déroulement; l’obstacle surmonté devient ainsi l’antichambre de l’esprit scientifique. On peut donc parler d’un facteur structurel. En effet, dit notre philosophe, « la connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres » (p. 13).

Une situation sans précédent

Développer un esprit scientifique sain exige habituellement des années d’efforts et de pratique. En contexte scolaire, les bévues entraînent des répercussions limitées à la salle de classe : méprises, erreurs de calcul, voire analyses biaisées ou manipulations de laboratoire déficientes, chacune pouvant occasionner des échecs lors de l’examen et affecter les résultats scolaires. Mais en situation de pandémie, la santé et des vies innombrables sont régulièrement en jeu. Et tout un chacun doit suivre actuellement un cours accéléré de culture scientifique. En fait, l’on se trouve devant l’équivalent d’une expérimentation sociologique menée sur une échelle jamais vue, où la classe est étendue à la planète entière, tandis que le rôle professoral est tenu par des membres de la communauté scientifique, tels les virologistes, les immunologistes, les infectiologues, les épidémiologistes et les spécialistes de la santé publique. Pendant ce temps, la vulgarisation scientifique et le journalisme spécialisé servent de relais. En effet, pour la toute première fois de son histoire, une grande partie de l’humanité, mal préparée et ne disposant pas toujours de l’expertise appropriée, suit de près une recherche pointue et le déploiement d’un effort international concerté pour en appliquer les résultats. Or, jamais une communauté planétaire n’avait assisté en direct à une démarche scientifique importante ni observé attentivement le chemin parfois tortueux menant les chercheurs à leurs résultats, jamais elle n’avait eu à suivre pas à pas les procédures longues et subtiles débouchant sur la certification des données, leur corroboration par les pairs et l’obtention d’un consensus, jamais elle n’avait dû, à ses risques et périls, se familiariser avec des notions complexes liées à la nature et à la transmission d’un virus, à la progression d’une pandémie, à l’élaboration générale des vaccins, à l’ARN messager (ARNm) viral utilisé pour leur version dernier cri, bref, en un mot comme en mille, jamais elle n’avait observé le fonctionnement de la science, non pas dans les manuels, mais in vivo. Quant aux politiciens, à de rares exceptions près21, ils sont issus des professions libérales, des domaines où ils n’ont pas eu à frayer avec des notions de culture scientifique depuis leur lointaine formation sur les bancs de l’école. Ils doivent donc se fier aux avis de leurs experts-conseils et à leur propre jugement pour évaluer les risques et prendre des décisions qui affectent directement des populations entières. 

Dans ces conditions inédites, est-il étonnant que les obstacles épistémologiques les plus courants deviennent des montagnes insurmontables et que les scories pédagogiques usuelles prennent des proportions démesurées, alimentant le scepticisme, les théories du complot et la désinformation?   

***

À l’instar d’un résultat scientifique valide, l’acquisition d’un concept est parsemée d’obstacles, de reculs temporaires et d’hésitations. Quiconque a tâté de l’enseignement sait que, rarement linéaire, le processus d’apprentissage doit suivre son cours ; devant la diversité des styles et des rythmes, un respect minimal s’impose. C’est pourquoi Bachelard, ce vieux maître souriant, aimait rappeler qu’avec les personnes bien intentionnées, les meilleurs remèdes demeurent d’abord l’identification des obstacles, ensuite la compréhension et l’indulgence. 

  • 1 Anne Applebaum, Twilight of Democracy : The Seductive Lure of Authoritarianism, Doubleday, 2020, 224 pages, ISBN 9780385545808.
  • 2Bachelard avait lui-même buté sur ce genre de problème en réfléchissant à la théorie des quanta, alors toute récente (L’expérience de l’espace dans la physique contemporaine, 1937). On peut consulter une version électronique de cet ouvrage sur le site des Classiques des sciences sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi, à l’adresse suivante : http://classiques.uqac.ca/classiques/bachelard_gaston/experience_espace….
  • 3Dans les lignes qui suivent, la pagination entre parenthèses sans autre mention de source renvoie à la version imprimée de cet ouvrage séminal. On en trouve également le texte intégral sur le site des Classiques des sciences sociales : http://classiques.uqac.ca/classiques/bachelard_gaston/formation_esprit_….
  • 4En gros, un sophisme est une erreur de raisonnement, volontaire ou non.
  • 5Plusieurs conspirationnistes voient dans le vaccin un prétexte pour implanter une micropuce sous la peau afin de suivre les gens à la trace et de contrôler ainsi la population. Et bien sûr, les nouvelles antennes 5G en voie d’installation un peu partout à travers le monde seraient en réalité les relais secrets de cette volonté de contrôle, voire, dans les versions plus délirantes, des façons de transmettre directement le virus par des ondes ! C’est ainsi que des illuminés en viennent à s’attaquer aux tours de téléphonie cellulaire pour lutter contre ce complot imaginaire.
  • 6D’autant plus qu’en proposant des chaînes de préférence, les algorithmes utilisés par les réseaux sociaux alimentent ce type de biais.
  • 7Il existe toujours une marge d’incertitude en science ; c’est une situation non seulement saine, mais souhaitable. Sauf que, vue de l’extérieur, cette marge peut facilement donner l’impression d’une contestation généralisée, voire d’un état d’ignorance complète.
  • 8Ce « fluide igné » de Marat évoque fâcheusement la fameuse « vertu dormitive » de Molière. Cela dit, rappelons qu’avant de devenir un révolutionnaire exalté, ce grand « Ami du peuple  » fut médecin et vétérinaire, en plus de mener un nombre considérable d’expériences de physique, la plupart sans réelle valeur.
  • 9De leur côté, les caricaturistes s’évertuent généralement à la doter d’une couleur verdâtre, sans doute en référence à l’eau putride ou au teint cadavérique des personnes gravement malades.
  • 10 Chez les Grecs et les Romains, Mars (Arès), le dieu de la guerre, était associé à la planète du même nom parce qu’à l’œil nu, elle semble rouge.
  • 11Comme l’atteste entre autres l’expression « rouge de colère ».
  • 12Notons que la sensibilité de l’œil varie beaucoup selon les espèces. Ainsi, dotés de thermorécepteurs, les serpents sont souvent capables de percevoir les ondes infrarouges, tandis que les abeilles et plusieurs insectes pollinisateurs captent l’ultraviolet. Cependant, certaines des couleurs que saisissent les photorécepteurs de l’œil humain demeurent invisibles pour d’autres espèces, par exemple les chiens.
  • 13Pour être précis, rappelons que la taille infime de ces virus les rend invisibles sous la lumière courante. On ne peut donc pas utiliser un microscope optique pour les examiner. On fait alors appel à des microscopes électroniques, qui mobilisent des longueurs d'onde inférieures à celles de la lumière visible. Les images obtenues sont donc dépourvues de couleur, de sorte qu’elles arborent seulement diverses teintes de gris.
  • 14Au siècle précédent, l’exploration de la planète était déjà avancée : on en avait fait le tour plusieurs fois et on avait pris la mesure de ses dimensions vertigineuses, excédant tout ce que l’Antiquité avait pu imaginer. Aussi, au seuil de la modernité scientifique, Kepler fut-il l’un des premiers à parer de nouveaux atours cette vénérable fantaisie : selon lui, la Terre entière pouvait être comparée à un être vivant (Harmonices Mundi, 1619).
  • 15Intitulé « Le mythe de la digestion », le chapitre 9 de l’ouvrage de Bachelard (p. 169-181) porte tout entier sur cette métaphore suggestive.
  • 16Le tour de passe-passe élaboré par les deux compères pour soutirer le maximum d’argent à l’État est bien expliqué par René Pomeau dans D'Arouet à Voltaire, 1694-1734 (Paris, Fayard, 1985, p. 259-260), le t. 1 de sa monumentale biographie, Voltaire en son temps.
  • 17À l’époque, l’ouvrage de Monod (Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, 1970) souleva les passions, car il présentait les avancées récentes de la biologie moléculaire et leurs conséquences sur la reproduction et l’évolution du vivant, mais sans faire appel à une quelconque finalité.
  • 18J’ai eu l’occasion de me pencher sur les débats acerbes engendrés par ces prises de position religieuses dans une chronique antérieure ; voir à ce propos « Le dessein intelligent au tribunal de la raison » (mars 2012), https://www.acfas.ca/publications/magazine/2012/03/dessein-intelligent-… [en ligne].
  • 19C’est présentement l’hypothèse la plus plausible sur la source de la zoonose qui a contaminé la planète. Ce nouveau virus, présent à l’état naturel chez la chauve-souris, aurait été transmis à un nouvel hôte, l’homme, par l’intermédiaire du pangolin, un animal qui figure au menu de la pharmacopée traditionnelle chinoise.
  • 20Notons qu’un facteur humain entre de fait en ligne de compte dans la situation actuelle, mais à un tout autre niveau : la déforestation et l’empiètement constant de nos sociétés sur les niches écologiques des animaux. Cette hybridation forcée favorise la transmission de tels pathogènes en leur permettant de franchir la barrière entre espèces.
  • 21Je pense à Angela Merkel, qui avait obtenu un doctorat en chimie quantique avant de se lancer en politique.

  • Jean-Claude Simard
    Professeur·e retraité·e

    Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, puis l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski, d'où il est présentement professeur retraité. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.

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