La pratique de l’astrologie suscite la controverse depuis des siècles, car elle n’a rien d’une science. Pourquoi alors en traiter dans une chronique de culture scientifique? C’est qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Au tout début, elle a constitué une puissante synthèse intellectuelle. Voyons en quel sens.
Comment parler de l'astrologie?
Comme la parapsychologie, la dianétique ou l'ufologie, l'astrologie constitue un exemple typique de pseudoscience. Une pseudoscience est facile à reconnaître et on peut aisément énoncer une série de critères permettant de la débusquer: faisant constamment du surplace, elle n'évolue jamais, elle est incapable de prouver ses assertions, elle calque les procédures scientifiques, mais sans jamais obtenir de résultats fiables, ainsi de suite. D'ailleurs, pour peu que l'on veuille s'informer, de nombreux organismes publient aujourd'hui des ouvrages qui analysent en profondeur les pseudosciences et développent ces critères, dits de démarcation. Tel est le cas du Québec sceptique, et aux États-Unis, du Committee for Skeptical Inquiry (CSI), auparavant appelé le CSICOP (Committee for the Scientific Investigation of Claims of the Paranormal). Personnellement, j'ai longtemps choisi des exemples de pseudoscience quand je donnais le premier cours de philosophie du collégial, car les devis provinciaux demandent d'initier les jeunes à cette discipline en leur inculquant certains rudiments de l'esprit critique. Or, pour ce faire, les pseudosciences constituent d'excellentes candidates.
Cela dit, il faut bien le reconnaître, en dehors de la classe, de telles approches sont souvent stériles. En effet, les pseudosciences prolifèrent aujourd'hui dans l'espace public, et on peut difficilement lutter contre des préjugés profondément enracinés ou contre une solide volonté de croire, voire de s'aveugler. Les arguments sont alors sans effet et on assiste à un dialogue de sourds, tout à fait futile. Aussi ai-je développé, dans le cours d'histoire des sciences et des techniques que j'ai enseigné durant des années au cégep et à l'université, une optique fort différente. J'aimerais donner ici quelques indications sur cette démarche alternative.
Le contexte historique dans lequel est née l'astrologie
Les deux plus anciennes civilisations de l'humanité sont l'Égypte et la Mésopotamie. La première est bien connue du grand public à cause de ses célèbres pyramides et de ses momies. Quoique légèrement plus ancienne, la seconde jouit de moins de notoriété. On lui doit pourtant des inventions qui ont eu un impact beaucoup plus profond sur le développement des sociétés ultérieures. Trois d՚entre elles vont ici retenir notre attention: la roue, la première écriture et le premier système de numération. Pourquoi celles-là en particulier? C'est que les civilisations de la Mésopotamie ont aussi créé l'astrologie. Or, on l՚ignore généralement, ces quatre inventions entretiennent un lien très étroit.
Une première invention : le système de numération
Depuis les travaux de l'assyriologue Samuel Noah Kramer (1897-1990), on sait que L'Histoire commence à Sumer1. Par définition, les débuts de l'histoire sont liés à l'apparition de l'écriture, certes, mais ils sont aussi inséparables des premiers systèmes de numération, à peu près contemporains. D'ailleurs, la meilleure preuve en est que tout enfant qui veut intégrer la grande famille humaine doit en récapituler les acquis depuis le berceau de la civilisation; à cette fin, il lui faut apprendre à compter, et à lire et écrire2. Compter, c'est maîtriser un système de numération. Qu'est-ce à dire? Pour faire des mathématiques, il faut commencer par l՚arithmétique. Or, aucune arithmétique n՚est possible sans calcul, et il n՚y a pas de calcul sans les chiffres et les quatre opérations de base : addition, soustraction, multiplication et division3. C՚est un legs des Sumériens.
Cela dit, il ne faut pas imaginer que ce système originel était, comme le nôtre, décimal. En fait, il s'agissait d'un système à base 60, dit sexagésimal. Contrairement à l'ordinateur qui compte en base 24 et à nous qui utilisons la base 10, les Sumériens, et ensuite les Babyloniens5 firent appel à une base plus élevée, mais qui avait l՚avantage de posséder un très grand nombre de diviseurs: soixante est divisible par 2, 3, 4, 5, 6, 10, 12, 15, 20 et 30, une propriété fort utile pour les calculs6.
Les premiers calendriers
Parmi toutes les unités de temps utilisées aujourd՚hui, seules trois sont naturelles, car elles reposent sur un phénomène astronomique: le jour et la rotation de la Terre, le mois et la lunaison, enfin, l՚année et la trajectoire de notre planète autour du Soleil. La Terre, la Lune et le Soleil... C՚est sur eux que furent fondés les premiers calendriers. Les autres unités temporelles sont artificielles et elles constituent des créations postérieures, qui se synchronisent parfois difficilement avec les unités naturelles. Ainsi le siècle, le sæculum de notre liturgie, fut créé par les Romains, et, au début, sa valeur n՚était pas fixe; quant à la semaine, elle nous vient des Hébreux, pour qui le nombre 7 était sacré, et elle s՚accorde très mal avec le mois, qu'elle ne divise pas sans reste.
À l՚origine, les observations astronomiques jouèrent donc un rôle éminemment pratique : mesurer et scander le temps humain. Évidemment, les Babyloniens ignoraient la cause réelle du jour, du mois et de l՚année, car leurs connaissances astronomiques étaient encore assez rudimentaires, mais cela ne les empêchait nullement de constater, comme tout un chacun, le retour régulier de ces trois phénomènes.
Arrêtons-nous un instant sur le mois. Un cycle lunaire dure 29,5 jours et des poussières. On compte donc 12,37 mois dans une année, soit 365,25 jours/29,53. Douze est un des diviseurs de soixante. Il cadrait donc parfaitement avec le système de numération des Babyloniens, qui purent s՚en servir pour mesurer le temps
7. Comme 360 est aussi divisible par 60 et qu՚ils croyaient le mouvement du ciel circulaire, on verra tout à l՚heure pour quelle raison, ils associèrent le cercle à l՚année et le divisèrent donc en 360 degrés. C՚est donc en leur honneur que l՚on utilise encore le système sexagésimal, et pour le cercle et pour le temps. Ainsi, on divise l՚heure en soixante minutes, plutôt qu՚en dix ou en cent, et on répète le processus pour les secondes composant la minute. Évidemment, à l՚instar de la minute et de la seconde, l՚heure, une création postérieure, constitue une division du temps parfaitement artificielle. Mais pour une raison analogue, on en compte deux fois douze dans une journée, et non deux fois dix8...
Tout cela est bien sûr tout à fait incohérent, puisque nous évoluons dans un univers décimal, mais nous ne le remarquons plus, car en histoire, l՚inertie de l'usage l'emporte souvent sur la logique9.
Une composante astrologique de base
Douze mois, 360 degrés et douze heures, donc. Quoi de plus normal que de diviser alors le ciel en douze régions, les constellations10. Ces divisions sont encore celles du zodiaque actuel, la section de la sphère céleste traversée par le Soleil dans sa course annuelle. Bien sûr, ces regroupements d՚étoiles sont tout à fait arbitraires, mais dans l՚esprit des scribes babyloniens, ces douze figures obéissaient à une logique imparable: celle d՚un diviseur du système de numération sexagésimal, renforcé par l՚observation d'un phénomène naturel, la lunaison. Eût-on disposé d'un véritable système décimal, qu՚il eût fallu faire face à une situation aussi déroutante qu՚anxiogène: un cycle naturel jurant avec le système de numération censé le mesurer...
L՚étonnant, c՚est que, des millénaires plus tard, le besoin d'interpréter le ciel nocturne soit encore suffisamment fort pour qu՚on accorde une signification à un regroupement parfaitement gratuit des étoiles et pour que l'on concède à chacun de ces regroupements (Bélier, Taureau, Gémeaux, Cancer, etc.) une personnalité capable d՚influer sur le cours des actions humaines. À tel point que l՚existence des constellations constitue, aujourd՚hui encore, le pain et le beurre des astrologues...
Une deuxième invention : la roue
J՚avais évoqué trois innovations fondamentales des Sumériens. Parlons maintenant de la roue, une création d՚un ordre totalement différent, apparue au milieu du IVe millénaire AEC. Après le feu et l’écriture, il s՚agit sans doute de l՚invention la plus importante de l՚histoire humaine. Comme la poulie, le levier, la vis, le plan incliné ou le coin, elle appartient à un groupe appelé les machines simples, un terme de mécanique appliquée qui qualifie les pièces entrant dans la composition des divers mécanismes ou des machines proprement dites11. La roue a joué un rôle central dans le premier système technique, celui des civilisations de la Mésopotamie et de l՚Égypte12. On peut lui reconnaître au moins quatre usages distincts, quoique complémentaires: 1/ le transport de charges lourdes servant soit aux grandes constructions, soit à l՚agriculture, soit encore au commerce; 2/ le déplacement rapide des individus sur des chars dans le but de pratiquer la chasse ou de faire la guerre13; 3/ la poterie, très ancienne (VIIIe millénaire AEC), mais mécanisée grâce à la roue du potier; 4/ la boulangerie, car la meule, cette roue de pierre, servait à moudre le grain14, comme le fera plus tard la meule des moulins à eau ou à vent, actionnée par les majestueuses roues de bois et leurs engrenages complexes.
Tout cela est fort instructif, dira-t-on, mais quel est au juste le lien entre la roue et l՚astrologie? En fait, il est direct. Les Sumériens produisirent la première cosmologie connue. Plus tard, faisant preuve d՚audace, les Babyloniens conçurent le ciel comme une roue, une immense demi-sphère posée sur la Terre et tournant autour d’un moyeu, le pôle céleste15. D’ailleurs, le mot année vient du latin, un terme proche de l’anneau, qui évoque le mouvement circulaire. Autrement dit, pour ces anciens astrologues, les étoiles se situent toutes à la même distance, constellant la « voûte céleste », ce vaste couvercle imaginaire posé sur le monde. Seule une telle conception pouvait donner sens à l՚idée même de constellation, un diagramme constitué de points lumineux piquant une surface unique et proches les uns des autres16. L՚observateur ancien peut ainsi relier en pensée ces luminaires voisins, un peu comme dans ce jeu de notre enfance où l՚on devait raccorder au crayon des points numérotés, dévoilant ainsi une figure cachée.
Une conception avant-gardiste pour l'époque
Est-ce là une conception astronomique primitive et simpliste? Pas du tout. Comparons-la à celle des Égyptiens de l՚époque. Pour eux, les étoiles sont disposées sur le corps de Nout, la déesse primordiale surplombant la Terre, dont le ventre représente le firmament. L՚extrémité de ses membres déployés détermine les quatre points cardinaux. Quant au Soleil, il disparaît le soir dans sa bouche pour réapparaître le lendemain à l՚Orient, après un voyage nocturne à l՚intérieur de son corps démesuré. Encore tout imprégnée de mythologie, une telle conception tranche singulièrement avec celle des astrologues babyloniens, basée sur la projection céleste d՚une machine simple. Vision technologique épurée contre métaphore mythologique... Et c՚est la fusion d'un système original de numération et d՚une prodigieuse invention, la roue, qui permet la brillante synthèse babylonienne, très avant-gardiste pour l՚époque. L՚astrologie constituait ainsi un pas de géant, qui préparait la naissance de l՚astronomie théorique. On comprend dès lors la fascination qu՚une doctrine aussi grandiose a pu exercer sur les esprits à travers les âges, une fascination d՚autant plus grande qu'elle fut couplée, on le verra tout à l՚heure, à une troisième et dernière innovation tout aussi remarquable, l՚écriture. Est-ce pour autant une doctrine que l՚on pourrait qualifier de scientifique? Non, car c՚est une vision encore très anthropomorphique17. En effet, la science est née quand les Grecs anciens, se libérant de cet anthropomorphisme, remplacèrent la roue des Babyloniens par un emboîtement de sphères géométriques18.
Avant de passer à la troisième et dernière invention, un mot sur l՚observation astronomique chez les astrologues babyloniens. Les pyramides égyptiennes nous fascinent à juste titre, car ce sont des constructions tout à fait remarquables pour l՚époque. Cependant, on ignore habituellement que les habitants de la Mésopotamie ont eux aussi érigé de gigantesques édifices à degrés, les ziggurats. Pourquoi une telle ignorance? Les ziggurats étaient faites de briques séchées plutôt que de pierres, un matériau nettement moins durable. Contrairement aux pyramides, la plupart d՚entre elles n'ont donc pas résisté aux outrages du temps. Mais nous avons encore le premier étage de la grande ziggurat d՚Ur, laquelle peut nous donner une idée de la majesté et de la taille de ces bâtiments monumentaux qui culminaient parfois à 90 mètres.
À quel usage destinait-on ces constructions religieuses, ces maisons-montagnes, comme on les désignait parfois à l՚époque? Faute de textes explicites, leur fonction n'est pas parfaitement claire, mais selon plusieurs spécialistes, elles servaient entre autres à observer le ciel de plus près19. On installait d՚ailleurs sans doute un petit temple sur le dernier étage. Autrement dit, les prêtres-astrologues y grimpaient afin de se rapprocher de la voûte céleste. Quoi qu՚il en soit, la ziggurat marqua tant les esprits des Juifs exilés à Babylone qu՚ils créèrent par la suite le mythe de la Tour de Babel. En confondant les langues, Dieu punissait ainsi ces hommes sacrilèges qui osaient sonder le ciel pour en percer les mystères20. Cette fiction est importante, car dans ce récit vengeur d՚un petit peuple asservi par un vaste empire, on perçoit déjà les prémices de la lutte séculaire qui, durant toute l՚histoire occidentale, opposera les sociétés davantage tournées vers la connaissance technoscientifique aux esprits plutôt attachés à une vision monothéiste.
Une dernière invention : l'écriture
Abordons à présent la troisième et dernière invention mésopotamienne qui importe ici: l՚écriture.
Aussi ancienne que les premiers systèmes de numération, elle aussi a profondément marqué les esprits. Comme sa contrepartie, c՚était la prérogative du scribe. Numération, lecture et écriture, ou les prémices de la vie intellectuelle...
L՚étude des astres avait servi à établir les premiers calendriers; elle allait également permettre de prédire la destinée. Les pratiques divinatoires sont aussi anciennes que les diverses sociétés humaines et elles ont beaucoup varié au fil des âges. Plus tard, comme chez les augures romains, les présages seront parfois associés au vol des oiseaux ou aux phénomènes météorologiques, rarement au ciel lui-même. Or, l՚originalité des astrologues babyloniens est justement d'avoir supposé que la destinée humaine était écrite dans le ciel; les astres acquéraient ainsi des propriétés omineuses. Il restait alors à coupler les constellations aux positions des planètes, par exemple grâce à des conjonctions ou des oppositions, et le tour était joué21. N'oublions pas qu՚avant de prendre la forme épurée des caractères cunéiformes, les premiers symboles sumériens s՚apparentaient, comme toutes les écritures, à des pictogrammes. Or, qu՚est-ce qu՚une constellation, sinon un immense pictogramme dessiné dans le ciel par une puissance supérieure? Les « signes » du zodiaque venaient de naître et ils étaient promis à un riche avenir, tout comme les noms des douze constellations, encore en usage aujourd՚hui.
Évidemment, au début il s՚agissait de conseiller le souverain. La patiente étude de la trajectoire et de la position des astres était donc assortie d՚une « lecture » et d՚une interprétation des signes célestes. On pouvait ensuite donner un avis autorisé sur les grands événements susceptibles d՚affecter la marche de l՚empire, depuis les batailles décisives jusqu՚à la qualité des récoltes, en passant par la localisation d՚un futur temple. Mais rapidement, on outrepassa le destin collectif pour étendre aux individus les bénéfices de l՚astrologie et, d՚abord liée à la gouvernance du royaume, la pratique divinatoire des horoscopes se généralisa sous une forme simpliste et folklorique, qui perdure de nos jours.
* * *
Lorsqu՚on l՚envisage ainsi dans une perspective au long cours, on constate que l՚astrologie représenta une puissante synthèse associant aux observations astronomiques trois innovations majeures de l՚humanité: un système de numération, la roue et l՚écriture, trois rejetons de la Mésopotamie. Apparues durant le IVe millénaire avant notre ère, elles ont peu à peu évolué, au gré des occupants successifs de ce vaste territoire, au point de donner naissance à une cosmologie signifiante, qui pousse encore des antennes en 2020.
La doctrine astrologique n՚est pas devenue pour autant une science, car elle n՚a jamais su s՚affranchir de son origine empirique et de ses fonctions pratiques. Or, une science doit comporter un versant désintéressé, comme le comprirent les Grecs anciens qui, faisant fructifier l՚héritage de la Mésopotamie et de l՚Égypte, élevèrent l'arithmétique, la géométrie et l՚astronomie au rang de disciplines scientifiques.
Cela dit, considérer, comme on vient de le faire, le contexte historique qui a donné naissance à l՚astrologie permet peut-être de mieux comprendre la force de suggestion que cette pseudoscience (qui fut à l՚origine une protoscience) exerce aujourd'hui encore dans l’espace public de nos sociétés modernes, bien que l’astronomie et l’astrophysique l’aient remplacée dans le concert des connaissances. Certes, elle ne sert plus à confectionner le calendrier. Mais qui n՚a jamais rêvé de connaître sa destinée ou de déjouer, comme le disait si bien Marivaux, les voies capricieuses de l՚amour et du hasard? Ce sont là des désirs qui ont traversé les âges et, sans être devin, on peut sans coup férir supposer qu՚ils continueront à accompagner les sociétés humaines pour les siècles des siècles. Amen.
- 1 Le titre originel du livre, paru aux États-Unis en 1956, était différent: From the Tablets of Sumer. C՚est seulement lors de la traduction française en 1957 que le nouveau titre plus accrocheur fut forgé, favorisant la diffusion internationale de l՚ouvrage et de sa thèse. Notons que Kramer était aussi épigraphiste, une nécessité quand on veut lire des tablettes d'argile écrites en cunéiforme, le langage des premières sociétés établies dans la région de Sumer.
- 2 Pour la petite histoire, notons que l՚école est également une création des anciennes civilisations de la Mésopotamie, tout comme le scribe, le premier intellectuel de l՚histoire...
- 3 Pour être strict, on devrait dire qu՚il existe une seule opération fondamentale, l՚addition. En effet, la multiplication est seulement une addition répétée; quant à la soustraction, c՚est son inversion, dont la répétition produit la division, l՚opposée de la multiplication...
- 4 J՚ai rappelé comment fonctionne le système binaire dans ma chronique de nov. 2019, intitulée « Nombre Oméga et ordinateur quantique, partie 1: La suprématie quantique », adresse URL :https://www.acfas.ca/ publications/magazine/ 2019/11/nombre-omega-ordinateur-quantique-partie-1-suprematie-quantique.
- 5 Il n՚est pas nécessaire de détailler ici les nombreuses sociétés qui ont successivement peuplé, pendant près de trois millénaires, la Mésopotamie, centrée en gros sur l՚actuel Irak. On se contentera donc de parler des tout premiers occupants, les Sumériens, et des Babyloniens, les plus connus de leurs descendants, étant donné la ville mythique de Babylone et ses célèbres Jardins suspendus, une des sept merveilles du monde antique, tout comme les pyramides. Pour les mêmes raisons, on ne distinguera pas l՚Empire babylonien initial, l՚Empire néo-babylonien, etc.
- 6 On combinait cette base avec un système protodécimal et on utilisait donc peu de signes différents. Nous employons neuf chiffres, dits arabes, car ce sont eux qui les ont transmis de l'Inde à l՚Occident, et nous complétons cette liste avec le zéro. (Soit dit en passant, le mot chiffre vient de l՚arabe sifr, qui signifie justement le vide, c՚est-à-dire zéro...) Les Babyloniens ne faisaient évidemment pas appel à 59 symboles, car un tel système aurait été impossible à mémoriser et à manipuler. Ils disposaient d՚un signe pour les unités, d՚un autre pour les dizaines, et c՚est la position sur une ligne, lue de gauche à droite, qui en indiquait la valeur.
- 7 On l՚a dit, 30 est un diviseur de 60. Douze mois de 30 jours donnent 360 jours pour une année. Pour compenser le décalage des cinq jours manquants et empêcher que l՚année ne retarde trop sur les cycles naturels, on introduisait régulièrement un mois dit intercalaire, un travail qui relevait des astrologues. Une fois la décision prise, le souverain promulguait un décret royal pour en informer la population.
- 8 Au début, la journée ne comptait que six heures de jour et six de nuit. Ce sont les Grecs qui réduisirent la durée des heures tout en augmentant leur nombre. En souvenir du nombre initial, nos cadrans actuels ne comptent toujours que douze heures.
- 9 Ce ne sont pas, tant s՚en faut, les seules incohérences de nos usages. Ainsi, nous comptons les œufs par douzaines, allez savoir pourquoi. En outre, nos multiples de dix nagent dans la confusion la plus totale. Ainsi, à quelques variantes régionales près, les Wallons et les Suisses francophones parlent de septante, huitante (ou octante) et nonante, ce qui est logique dans un système décimal. Alors que les termes vingt (plutôt que duante ou une forme apparentée), soixante-dix (soixante + dix), quatre-vingts (quatre fois vingt) et quatre-vingt-dix (quatre fois vingt + dix, une aberration!) jurent avec un système décimal. Ils proviennent sans doute d՚une vieille coutume vicésimale (à base vingt), héritée du Moyen-Âge, une coutume pratique pour des gens illettrés, fort heureusement dotés de dix doigts de main et de dix doigts de pied. Et nous osons trouver bizarres les Wallons et les Suisses!
- 10 C՚est seulement à partir du Ve siècle AEC que les astrologues babyloniens réduisirent à douze le nombre de constellations; auparavant, on en comptait 18.
- 11 L՚expression machine simple nous vient des Grecs anciens. C՚est dans un ouvrage intitulé Problèmes mécaniques qu'Aristote et son école en donnèrent une première liste. Les machines simples sont en quelque sorte les équivalents mécaniques de la numération et de l՚écriture dans le domaine intellectuel, c՚est-à-dire les techniques de base.
- 12 Sur la notion de système technique, proposée par le spécialiste Gille, voir ma chronique de déc. 2012, « L՚histoire des techniques selon Bertrand Gille », à l՚adresse URL suivante: https://www.acfas.ca/publications/magazine/ 2012/12/l-histoire-techniques-selon-bertrand-gille.
- 13 Les usages 1 et 2 harnachaient des animaux domestiqués depuis le néolithique, mais le premier faisait davantage appel au bœuf, l՚animal de trait du paysan, alors que le second tablait plutôt sur le cheval, une conquête des classes supérieures. À ce propos, notons que la charrue apparut autour des années 3200 AEC, alors que le char fut beaucoup plus tardif.
- 14 Au Ve millénaire AEC, donc longtemps avant l՚apparition de la roue, on avait commencé à utiliser un pilon et un mortier pour la mouture.
- 15 Rappelons que l՚étoile dite polaire, l'extrémité de la queue de la Petite Ourse, tire son nom de ce pôle céleste virtuel, qu՚elle côtoie par le plus heureux des hasards. Évidemment, on parle ici du pôle Nord céleste, car le pôle Sud demeurait invisible pour les Babyloniens, habitants de l'hémisphère boréal.
- 16 L՚on sait aujourd՚hui que les constellations relèvent d'une illusion d'optique, liée à une impression erronée: vues de la Terre, les étoiles composant la voûte céleste semblent toutes camper à la même distance, un mirage opportun pour un astrologue.
- 17 Cet anthropomorphisme rappelle un autre cas mieux connu, celui de la Genèse. Le dieu hébreu y crée en effet l’homme en le façonnant comme un potier, à partir de l’argile de la terre. À ce propos, rappelons l՚étymologie hébraïque probable du nom Adam, adamah, qui signifierait « fait de terre rouge » (Genèse, II, 7). C'est là un autre avatar de la roue, lié à son troisième usage, avatar qui s՚explique vraisemblablement par le long exil des Juifs à Babylone, lors de la grande déportation du VIe siècle AEC. Rappelons que c՚est après le retour à Jérusalem permis par l՚Édit de Cyrus le Grand, en 538 AEC, qu՚une partie de la Bible, sous l՚impulsion d'Esdras le Scribe – notons le terme –, fut couchée par écrit pour la première fois...
- 18 En pareil cas, il faut éviter le simplisme et se garder d՚une condescendance spontanée pour la candeur des peuples antiques. Ainsi, après l'apparition de l'ordinateur, on a vu naître des théories cherchant à mieux comprendre l՚esprit humain, tels le computationnalisme ou le connexionnisme, théories qui retiennent cet appareil comme modèle explicatif. Depuis le schéma circulaire de la roue projeté dans le ciel il y a plusieurs millénaires, la situation a-t-elle tant évolué? Cela dit, la différence subsiste entre science et technique, entre astrologie et astronomie, mais leur lien respectif à l՚anthropomorphisme est trop complexe pour qu'on puisse en proposer ici une analyse pertinente.
- 19 Des siècles plus tard, à l՚époque du Christ, l’astrologue babylonien, ce lecteur du ciel, jouissait encore d՚un grand prestige. Souvenons-nous de l՚épisode des sages de l՚Évangile, supposément venus d՚Orient pour saluer la naissance de l՚enfant-Dieu. À cause du terme grec utilisé par Mathieu, μάγοι (magoï), l՚hagiographie chrétienne les transforma plus tard en Rois mages. Habile subterfuge, usant des anciennes croyances pour glorifier la nouvelle, le texte nous apprend qu՚ils avaient vu une étoile dans le ciel et l՚avaient suivie jusqu՚au lointain village de Bethléem.
- 20 Le terme de Babel est évidemment dérivé de Babylone. Autre témoignage de ce mythe ancestral, on qualifie encore de babil le prélangage incompréhensible des bambins...
- 21 Les astronomes babyloniens ont su très tôt distinguer les étoiles fixes des planètes, qu՚ils appelaient libbu, astres errants, à cause de leurs trajectoires plus capricieuses. Les Grecs ont ensuite retenu la leçon, le mot πλανήτης (planētēs), dont provient notre terme planète, signifiant en mouvement, errant.
- Jean-Claude Simard
Université du Québec à Montréal
Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, puis l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski, d'où il est présentement professeur retraité. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.
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