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Alexandra Stankovich, Université de Sherbrooke

Je propose de réfléchir la marginalité, non pas avec un a priori négatif, mais comme un concept de résistance et d’action visant une plus grande inclusion.

Depuis près d’un siècle, la marginalité traverse une pluralité de disciplines dans les sciences sociales et humaines. Au fil de ses définitions, le concept est passé d’un statut d’individu qui agit sur les valeurs et les normes du milieu duquel il est en marge1, à celui qui les subit et donc comme étant un être avant tout vulnérable2. Aujourd’hui, a contrario de ce glissement théorique, on observe sur les réseaux sociaux une proportion grandissante de groupes minoritaires qui occupent ces espaces pour joindre leurs voix, se rendre visibles et dénoncer les injustices vécues. 

Je propose alors de réfléchir la marginalité, non pas avec un a priori négatif, mais comme un concept de résistance et d’action visant une plus grande inclusion. Pour présenter cette position, une première partie du texte se concentre sur la définition du concept de marginalité; puis une deuxième partie propose d’explorer deux types distincts, pluri et intermarginalité, illustrés concrètement à partir de groupes et de leurs revendications dans un contexte précis : les communautés inuites de l’Inuit Nunangat et le mouvement #sealfie, ainsi que les sortant-e-s du monde juif ultra-orthodoxe et le mouvement #itgetsbesser.

Définir la marginalité 

Bien que plusieurs chercheur-se-s ont eu comme objet de recherche la marginalité, il existe peu de consensus quant à sa définition. Je propose de la définir ici à partir de trois aspects incontournables : le caractère relationnel, la notion de distance et les facteurs contextuels. 

Le premier aspect – le plus consensuel dans la littérature sur le sujet – est le caractère relationnel de la marginalité3. Il désigne un principe d’interactions dynamiques et complexes; la marginalité ne peut se réfléchir qu’en rapport avec l’Autre. Il doit donc y avoir, a minima, une relation entre deux groupes : un dit marginal et un autre dit majoritaire ou d’appartenance. L’aspect relationnel peut prendre plusieurs configurations, comme celles que nous explorerons dans la section subséquente : la pluri et l’intermarginalité.

Le deuxième aspect est la notion de distance. Elle se définit comme séparation, tant géographique que sociale, entre un groupe d’individus qualifié de différent, ou s’autodésignant comme tel, et le groupe majoritaire ou d’appartenance. La distance s’interprète à partir de deux mouvements contraires : 

  1. Une exclusion du groupe marginal par le groupe majoritaire ou d’appartenance. Elle se présente comme une forme de marginalité subie et inconsciente4. Or, celle-ci devient consciente lorsqu’il y a une incapacité d’action du groupe marginal due à une situation de précarité trop importante5.  
  2. Une prise de distance du groupe marginal par rapport à celui dit majoritaire ou d’appartenance. La marginalité du groupe devient donc volontaire et active; elle est génératrice de changement6. Ce mouvement vient d’une prise de conscience des inégalités vécues par le groupe, ce qui l’amène à réclamer sa place dans la société et dans les décisions qui le concernent7.

Le dernier aspect touche aux facteurs contextuels. La marginalité dépend du contexte d’analyse, c’est-à-dire du rapport entre l’espace (géographique et temporel) et l’organisation sociale (sociopolitique, économique et culturelle)3. C’est ancré dans ce rapport socio-historique qu’un événement X peut générer des tensions (positives ou négatives) engendrant des circonstances favorables au changement. 

À partir de ces trois aspects, je propose donc de définir la marginalité ainsi : 

La marginalité est le résultat d’une mise à distance/prise de distance, dynamique et complexe, qui s’institue sur le plan des croyances, des valeurs et des normes politiques, économiques, sociales et culturelles, de manière volontaire ou involontaire, consciente ou inconsciente, d’un groupe de personnes considérées ou se considérant différentes du groupe majoritaire ou d’appartenance initiale, en un endroit et un temps donné, dont le degré de marginalisation dépend de facteurs contextuels8

Pluri et intermaginalité : une exploration des formes contemporaines de la marginalité

Pour illustrer la notion de manière concrète, je propose aux lecteur-trice-s d’explorer deux types de marginalité : la plurimarginalité et l’intermarginalité. Ils seront présentés à partir de la situation et des revendications de deux groupes : les communautés inuites de l’Inuit Nunangat (et le mouvement Sealfie) et les sortant-e-s du monde juif (et le mouvement It Gets Besser).

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Capture d'écran tirée du fil Twitter d'Alethea ArnaquqBaril.

La plurimarginalité se définit comme une marginalité vécue sur plusieurs plans : géographique, culturel, politique et économique, par exemple. Elle met de l’avant la complexité des interactions entre un groupe marginal et un groupe majoritaire (ou dominant).  Ici, la plurimarginalité est explorée à partir de la situation des communautés inuites de l’Inuit Nunangat, qui vivent plusieurs marginalités par rapport au groupe allochtone dominant. Une part de celles-ci réside dans la localisation géographique des territoires à l’extrême Nord, puis dans les multiples facettes des cultures inuites, c’est-à-dire les langues, les croyances et les traditions. Une autre part des marginalités se situe du côté économique et politique. Les lois sur le boycott des produits du phoque, mises en place par l’Union européenne (UE), en sont de bons exemples, puisqu’elles ont des impacts directs sur les communautés. Ces décisions diminuent drastiquement le revenu des personnes inuites, ainsi que leur accès au marché économique9.  Or, par le mouvement #sealfie, ces communautés instaurent un dialogue avec les allochtones et demandent de respecter, d’accepter et de faire valoir leurs différences. L’inclusion revendiquée se fait sur le plan de la reconnaissance de l’égalité dans la différence. Pour les communautés inuites, cette reconnaissance pourrait s’actualiser par l’autodétermination et par la participation sociale. En ce sens, elles revendiquent le contrôle de leurs territoires et la préservation de leurs cultures10. Préserver la culture ne veut pas dire rester en vase clos, mais plutôt d’avoir accès et de donner accès aux cultures inuites5.  Puis, une autre part des revendications touche les aspects politiques et économiques; les communautés inuites réclament une participation réelle aux décisions qui les concernent et le droit de contribuer à l’économie canadienne globale au même titre que les allochtones11

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Capture d'écran tirée du fil Twitter d'Abby Stein.

L’intermarginalité se vit, pour sa part, dans un rapport à deux autres groupes. Le groupe dit marginal est donc à la marge d’un groupe d’appartenance duquel il prend ses distances (ou duquel il est exclu) et de la société majoritaire. Ce type de marginalité est exploré à partir des sortant-e-s du monde juif.  Ce groupe se retrouve en marge d’un groupe libéral et majoritaire, qui ne semble pas conscient de leur présence, et de son groupe d’appartenance initiale, les communautés juives ultra-orthodoxes, desquelles ils se dissocient, mais desquelles ils sont aussi exclus. Les sortant-e-s se trouvent face à un paradoxe : provenant d’un milieu régi par le religieux, ils sont souvent les mieux formés dans le monde judaïque sur ces savoirs12. Or, c’est cette même éducation et son application quotidienne qui les amènent à en douter et à en contester différents aspects et, ce faisant, les relaient à la marge de leur communauté13. Puis, lorsqu’ils quittent le milieu initial, plusieurs d’entre eux se retrouvent sans (ou avec peu de) soutien social et financier, en plus de ne pas maîtriser certains référents culturels du milieu libéral14. De là viennent la pertinence et la nécessité d’un mouvement comme It Gets Besser; il permet aux sortant-e-s de se regrouper et de se rendre visibles aux deux groupes entre lesquels ils se situent. Leurs revendications ont un double objectif : l’accès à des ressources de base pour être autonome dans le milieu libéral et la reconnaissance de leur identité, hybride et singulière par rapport aux deux groupes. L’utilisation des plateformes web permet la promotion d’une vision positive de ceux et de celles qui quittent leur communauté, mettant l’accent sur le processus et les réussites des membres. 

En conclusion

Les deux formes de marginalité présentées ont permis de mettre de l’avant des distinctions fondamentales que le seul concept de marginalité laisse invisibles. L’exploration de pluri et de l’intermarginalité à travers les situations des communautés inuites de l’Inuit Nunangat et des sortant-e-s du monde juif met en relief que, bien qu’il existe une part de vulnérabilité dans la marginalité, les groupes marginaux agissent aussi comme vecteurs de changements sur les milieux desquels ils sont en marge. Cependant, il faut prendre en compte qu’il existe un risque à apposer (ou imposer) l’étiquette « marginal », sans savoir si ces groupes se définissent comme tel et ce, même si celle-ci est positive et vise l’inclusion. 

Cet article n’est qu’une brève brèche dans un work in progress débuté à la maîtrise et qui se poursuit au troisième cycle. Par le biais d’un doctorat de philosophie pratique, la suite de ce travail se fera en grande partie sur le terrain; celui-ci vise une recherche avec les groupes concernés ayant comme but de valider auprès d’eux s’ils s’identifient au concept de marginalité, ainsi que de co-élaborer et bonifier le concept.

Bibliographie :

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  • Battistini, E. (2018). “Sealfie”, “Phoque you” and “Animism”: The Canadian Inuit Answer to the United-States Anti-sealing Activism. Revue Internationale de Sémiotique Juridique, (31), p. 561-594.
  • Behr, J. (2018). Coming and Going: Movements in-and-out of Orthodox Judaism (Mémoire de maîtrise de la Pace University). 151p.
  • Berger, R. (2015). Challenges and coping strategies in leaving an ultra-Orthodox community. Qualitative Social Work, (5), p. 75-98. 
  • Berger, R. (2014). Going OTD: The Experience of Leaving Ultra-Orthodox Jewish Communities. Jewish Journal of Sociology, 56(1-2), p. 670-686.
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  • 1Park, 1928
  • 2Zwick-Monney et Grimard, 2015
  • 3a3bBailly, 1994; Barel, 1982; Park, 1928; Rocher, 1971, Wacquant, 1999, 2008
  • 4Barel, 1982; Rocher, 1971, Wacquant, 1999, 2008
  • 5a5bIbid.
  • 6Barel, 1982; Rocher, 1971
  • 7Rocher, 1971
  • 8Stankovich, 2020, p.36
  • 9Rodgers et Scobie, 2015
  • 10Battistini, 2018; Hawkins et Silver, 2017 et Rodgers et Scobie, 2015
  • 11Hawkins et Silver, 2017 et Rodgers et Scobie, 2015
  • 12Off the Derech, s.d.
  • 13Attia, 2008; Behr, 2018; David, 2015
  • 14Attia, 2008; Behr, 2018; Berger 2014, 2015; Davidman, 2015

  • Alexandra Stankovich
    Université de Sherbrooke

    Détentrice d'un baccalauréat en psychologie (Université de Montréal) et d'une maîtrise en éthique (Université du Québec à Rimouski), Alexandra Stankovich est actuellement étudiante au doctorat en philosophie pratique (Université de Sherbrooke). Son sujet de recherche porte sur la marginalité comme concept de résistance et d'action et sur l’analyse terrain de la plurimarginalité des communautés inuites de l'Inuit Nunangat et l'intermarginalité des sortant-e-s du monde juif en Amérique du Nord.

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