S'ils ont en général un très bon niveau de connaissances scientifiques, les artisans de l'information des médias francophones canadiens ne sont pas forcément des militants de la science et de la technologie. C'est ce qui ressort d'un sondage mené au printemps 2020 auprès d'un échantillon de journalistes du Canada francophone (n = 525). Leur niveau de connaissances est significativement plus élevé que celui de la moyenne de populations occidentales interrogées ces dernières années. Le sondage permet de distinguer trois groupes en fonction de leurs représentations (plus ou moins positives) des sciences: un premier (31 % de l'ensemble) comprend des journalistes qu'on pourrait appeler des pro science; un deuxième (20 %) est constitué de ceux et celles qui sont très critiques devant les affirmations scientifiques et les développements technologiques; le troisième (49 %) regroupe les répondants qui ont des attitudes modérées
[Nous publions ici, avec l'accord des auteurs, un extrait de la Note de recherche de 69 pages, disponible sur le site du CIRST]. La numérotation de la figure et des tableaux correspond à celle du document original.
...il nous importait donc de savoir quelles sont les connaissances et les représentations que les journalistes actuellement actifs ont des sciences dont ils doivent parfois diffuser les résultats auprès des publics de leurs médias.
Introduction
Les journalistes sont friands de métaphores. L’une de celles dont ils raffolent pour évoquer leur propre rigueur, leur propre objectivité, est celle de la science. Dans un ouvrage fondateur du journalisme nord-américain, Liberty and the News, Walter Lippmann déplorait le piètre état de sa profession au début du XXe siècle. Bien que capital pour la société, le journalisme était le refuge des « vaguement talentueux », écrivait-il. Pour y remédier, il favorisait une formation rigoureuse afin que « the true patterns of the journalistic apprentice [become] not the slick persons who scoop the news, but the patient and fearless men of science who have labored to see what the world really is »1 .
Quelques années plus tard, Eric Allen plaidait carrément pour calquer la formation universitaire en journalisme, encore naissante, sur les sciences sociales. Si le journalisme veut dépasser la simple technique et devenir une profession en bonne et due forme, écrivait-il, ses praticiens doivent comprendre les bases scientifiques sur lesquelles repose la société. Plus qu’une profession, même, le journalisme devait devenir une science sociale appliquée2 . « Nous, journalistes, on se tromperait moins souvent si on adoptait quelques-uns des outils des sciences sociales », écrivait un demi-siècle plus tard Philip Meyer dans un autre classique de la littérature sur le journalisme, Precision Journalism3 . Ses chapitres sont autant d’injonctions pour que les artisans de l’information s’inspirent de la science : S’habituer aux nombres; Concepts, modèles et hypothèses; Statistiques; Faire son propre sondage. Il expliquait même comment se servir de ces nouvelles machines qu’étaient les ordinateurs et c’est ainsi que l’ouvrage de Meyer allait lancer tout le mouvement du journalisme assisté par ordinateur, devenu aujourd’hui le « journalisme de données ».
Malgré ces efforts, les relations entre journalistes et scientifiques demeurent historiquement tendues. Il y a même une littérature riche sur ce conflit dont les causes seraient : le manque de rigueur des journalistes, le sensationnalisme de certains médias, les stéréotypes négatifs entretenus par les deux groupes l’un envers l’autre, des luttes de pouvoir, une conception différente de ce qui est une nouvelle d’intérêt, ainsi que l’absence de formation scientifique chez les journalistes4.
Les discours actuels des scientifiques et des organismes subventionnaires sur les rapports entre les scientifiques et les citoyens et citoyennes mettent essentiellement de l’avant l’importance, pour les scientifiques, de sortir de leurs laboratoires pour s’impliquer davantage auprès du « grand public ». On encourage ainsi fortement « la participation des chercheurs et chercheuses universitaires dans ce type d'activités, afin de mieux faire connaître la recherche, ses résultats, sa démarche et ses méthodes au grand public, et afin de susciter de l'intérêt pour la science »5. Le postulat implicite derrière cet objectif est qu’en « expliquant » leurs travaux et leurs activités à un « public non académique », les chercheurs vont naturellement contrer la perception d’un déclin d’intérêt envers les sciences, voire d’un scepticisme grandissant envers leurs activités, pour ne pas dire d’une montée de courants antiscience. Or, s’il ne fait aucun doute qu’il faut maintenir des échanges ouverts et didactiques entre les scientifiques et les citoyens, il demeure que la diffusion des informations dans l’espace public passe d’abord, et le plus souvent, par le biais d’intermédiaires comme les journalistes et les médias d’information (journaux, radio, télé) – aujourd’hui accessibles surtout par Internet et des plateformes relais, comme Facebook et d’autres médias socionumériques – que par des rapports directs et non médiatisés entre savants et citoyens.
Même à l’ère où « la moitié des Québécois utilisent couramment les médias sociaux pour s’informer » (Giroux, 2019), ce qui est partagé dans ces réseaux demeure, dans une proportion appréciable, de l’information produite par des journalistes6. Ces derniers continuent ainsi de jouer un rôle important de gatekeeper, c’est-à-dire de filtre de l’information relayée. Il importe donc d’intervenir auprès d’eux si on souhaite favoriser la diffusion d’une information scientifique de qualité dans le grand public. Une étude récente vient d’ailleurs de montrer – ce qui ne devrait pas être une surprise – que même les médias dits « sérieux » donnent autant de visibilité aux climatosceptiques qu’aux climatologues7.
Pour sensibiliser plus efficacement les acteurs du monde journalistique œuvrant dans tous les types de médias, il faut donc mieux comprendre la manière dont ils perçoivent eux-mêmes le monde complexe des sciences – car elles sont en effet multiples, par leurs objets et leurs méthodes spécifiques : l’astrophysique n’est pas les sciences de l’alimentation ni la génétique ou la chimie Or, si les rapports entre journalisme et science ont beaucoup été étudiés, les représentations que les journalistes ont des sciences n’ont, à notre connaissance, jamais fait l’objet d’une enquête. Dans la foulée de travaux similaires menés en Europe et aux Éats-Unis sur la population globale, il nous importait donc de savoir quelles sont les connaissances et les représentations que les journalistes actuellement actifs ont des sciences dont ils doivent parfois diffuser les résultats auprès des publics de leurs médias.
Le sondage
Notre enquête a été effectuée au moyen d’un questionnaire en ligne comportant 19 questions abordant trois thèmes :
- Les connaissances scientifiques;
- La représentation de la science;
- La représentation de la Covid-19 et ses conséquences.
Les questions pour les thèmes 1 et 2 ont été reprises d’enquêtes Eurobaromètres portant sur les sciences et les technologies menées par la Commission européenne en 2005 et 2010. Reprendre la formulation de questions déjà utilisées permet de nous comparer. Cet avantage est toutefois mitigé par le fait que la population étudiée est très différente de celle qui a été sondée par les Eurobaromètres qui touchent l’ensemble de la population. Il y a aussi 15 ans d’écart entre notre étude et les enquêtes européennes. Cependant, avec la prudence nécessaire, les données de l’Europe fournissent un point de repère puisque les niveaux de développement économique et culturel y sont comparables à ce qu’on retrouve en Amérique du Nord.
L’enquête a débuté le 29 avril 2020 et s’est terminée le 8 juin 2020. Le questionnaire a été proposé, par courriel, à 5579 artisans de l’information et 838 ont répondu soit un taux de réponse de 15 %. Ce taux peut paraître faible, mais il faut rappeler que le taux de réponse des enquêtes autoadministrées est toujours plus faible que celui des enquêtes « en face à face » menées par un interviewer.
Les connaissances
Le niveau des connaissances scientifiques est ici mesuré par une série de 13 questions factuelles, utilisées de manière standard dans de nombreuses enquêtes autant en Europe qu’aux États-Unis. Chaque répondant obtient donc une note entre 0 et 13 en fonction du nombre de bonnes réponses obtenues. Le tableau 4 montre que le niveau de connaissance scientifique des artisans de l’information est élevé, ce qui n’est pas surprenant vu le haut niveau de formation des répondants. En revanche, la surprise vient du fort taux de réponse « Ne sais pas » pour cinq des treize énoncés proposés. La radioactivité du lait, la taille des électrons, l’origine maternelle du sexe d’un bébé, le rôle de l’action humaine dans la radioactivité, mais surtout le lien entre le laser et les ondes sonores offrent un taux de non-réponse allant de 12 à 36 %. Notons que plus le taux de non-réponse est élevé, moins le score de bonnes réponses obtenu est élevé. On peut en conclure que les enquêtés qui déclarent ne pas savoir aux cinq énoncés indiqués se trompent aussi davantage que les autres quand ils donnent une réponse aux huit autres énoncés portant sur des connaissances. La non-réponse parait donc assimilable à une non-connaissance mais indique tout de même une capacité des répondants à reconnaître leur ignorance sur un sujet donné.
Indépendamment des analyses de chaque énoncé, cette question permet de déterminer un score de performance scientifique (Figure 1)8. La moyenne des artisans de l’information sondés est de 10,13. Elle est très élevée par rapport à celle d’un échantillon représentant une population nationale. Par exemple, en 2005, dans l’Union européenne, les citoyens obtenaient une moyenne de 8,24. Bien sûr, la moyenne élevée de nos répondants s’explique par leur haut niveau de formation académique et par le fait qu’ils sont généralement bien informés, exerçant une profession en lien parfois assez étroit et régulier avec les informations scientifiques. Cette moyenne n’est cependant pas homogène.
Alors que l’âge n’engendre pas de variations statistiquement significatives, on constate en revanche que plus le niveau de diplôme augmente, plus la moyenne croît. Par ailleurs, les femmes ont une moyenne légèrement inférieure à celle des hommes, quel que soit leur âge et leur niveau de diplôme. Cela est peut-être lié à leur intérêt généralement moindre pour les sciences. On constate aussi qu’elles ont davantage tendance que les hommes à répondre « ne sais pas ». Cela peut être lié à la plus grande assurance masculine à répondre à toute question, phénomène observé dans plusieurs études. Mais comme on l’a noté plus haut, les non réponses semblent bien correspondre à une non-connaissance consciente d’elle-même.
Ces résultats sont à la fois attendus et surprenants. Attendu car de nombreuses études ont montré le lien très fort entre le niveau d’études et le niveau de connaissances scientifiques. Le niveau d’études est même, le plus souvent, la variable la plus explicative du niveau de connaissances scientifiques. Ce qui est plus surprenant, c’est la faiblesse des différences observées ici en fonction du diplôme. On peut penser que le fait de travailler au cœur de la diffusion de l’information implique régulièrement de s’informer sur les évolutions et les affirmations scientifiques. On peut ainsi faire l’hypothèse, chez les artisans de l’information, d’une sorte de formation permanente à la connaissance scientifique, laquelle compenserait un plus faible niveau de diplôme.
Quant à la différence selon les sexes, elle n’est pas vraiment surprenante et se retrouve, comme on le verra plus loin, à tous les niveaux, les hommes étant plus positifs et moins critiques que les femmes sur les effets sociaux des sciences et des technologies.
Par ailleurs, le type de formation suivi a un impact sur le niveau de connaissance. Sans surprise, les enquêtés ayant suivi seulement un cursus en sciences performent davantage que ceux ayant évolué dans un double cursus, alors que ce second groupe performe davantage que celui qui a seulement été formé en sciences humaines et sociales et qui n’a aucune de ces deux formations, situation comparable à ceux qui n’ont qu’une formation collégiale.
Comme on pouvait aussi s’y attendre, le domaine d’activité dans lequel l’enquêté exerce est également corrélé avec son niveau de connaissances scientifiques. Cause ou conséquence, le fait d’exercer en sciences ou dans des domaines voisins (santé, technique, environnement, etc.) correspond à un plus haut niveau de connaissances scientifiques chez les répondantes et répondants. De leur côté, les artisans de l’information œuvrant dans les domaines de la culture, des arts et du style de vie sont ceux qui possèdent le moins de connaissances scientifiques, selon cet indicateur.
En résumé : globalement, le niveau de connaissances scientifiques mesuré par notre indicateur est très élevé parmi les journalistes francophones du Canada. Des variations existent cependant selon les domaines d’exercice et de formation des répondants.
Les représentations
Si l’analyse des bonnes réponses aux énoncés de connaissance standard, nous indique le niveau moyen de connaissances scientifiques, il ne nous dit rien des attitudes, positives ou négatives envers les sciences. Les représentations Des artisans de l’information ont été ici appréhendées par le biais de six thèmes également utilisés dans les sondages européens :
- La scientificité des disciplines
- Sciences, technologies, environnement
- Les jeunes et l’enseignement des sciences
- Sciences et société
- Qualité de vie
- La responsabilité sociale des scientifiques
- Consultations publiques
- Impact de la Covid-19 (étant donné le contexte particulier de notre enquête, nous abordons la question de la Covid-19, même si des données comparatives ne soient pas disponibles)
Scientificité des disciplines
Les gens ont différentes opinions sur ce qui est ou n’est pas une discipline scientifique. Pour chacune des disciplines du tableau 8, les répondants devait calibrer entre le scientifique et le pas du tout scientifique. Trois groupes de disciplines se distinguent nettement :
- avec une note supérieure ou égale à 4,7 sur 5, les mathématiques, la médecine, l’astronomie, la biologie et la physique sont considérées comme étant éminemment scientifiques. Bien que le caractère pratique de la médecine la distingue des sciences de la nature et des mathématiques, elle est généralement considérée comme une science par la plupart des gens.
- la psychologie avec une note moyenne de 4,13 occupe une place intermédiaire dans l’échelle de scientificité ;
- quatre disciplines apparaissent comme un peu moins scientifiques (l’économie et l’histoire) ou pas du tout scientifiques (l’astrologie et l’homéopathie).
On pourra tout de même trouver surprenant que 16 % des répondants accordent à l’astrologie une note de 4 et plus. Il est possible que certains l’aient confondu avec l’astronomie. De même, 9 % semblent considérer l’homéopathie comme une vraie science en lui accordant aussi une note de 4 et plus. Il n’y a ici aucune différence entre les hommes et les femmes.
Sciences, technologies, environnement
Les répondants ont une attitude très positive envers les sciences et les technologies, considérant qu’elles facilitent la vie : 92 % se disent plutôt ou tout à fait d’accord, alors qu’en Europe seulement 78 % soutenaient cette opinion. Ils ne sont pas pour autant « scientistes », c’est-à-dire croyant que les sciences seules peuvent résoudre tous les problèmes. Par exemple, ils rejettent massivement l’idée que les progrès scientifiques peuvent rendre inépuisables les ressources (84 % contre 58 % chez les Européens) et ils ne pensent pas non plus qu’elles peuvent résoudre n’importe quel problème (68 % contre 58 % aussi chez les Européens). Ils privilégient la science à la foi et pensent que les sciences et les technologies peuvent améliorer l’environnement. Ils ont donc une confiance envers les sciences et les technologies, mais une confiance raisonnée.
Cette confiance raisonnée dans les sciences se confirme dans l’approbation qu’elles peuvent faciliter la vie en rendant le travail plus intéressant et en offrant des possibilités aux générations futures. Nos répondants valorisent donc massivement l’importance des connaissances scientifiques. De manière cohérente, ils ne pensent pas que la science change trop rapidement les modes de vie (63 % contre seulement 18 % des Européens). Seul l’énoncé concernant le rôle de la science et de la technologie dans l’élimination de la pauvreté et de la faim dans le monde offre des résultats moins contrastés. Les répondants se répartissent en trois groupes de taille à peu près équivalente (34 %, 35 % et 31 %) entre les optimistes, les sans opinion et les pessimistes, comme c’était à peu près le cas aussi chez les citoyens européens ayant répondu à cette question.
La grande majorité des répondants jugent que les sciences apportent plus de bienfaits que d’effets nuisibles (70 % contre seulement 58% chez les Européens) et ils ont confiance dans les progrès scientifiques pour assurer la guérison de maladies (97 %). Il est donc assez logique qu’ils ne considèrent pas les sciences et les technologies comme étant responsables des problèmes environnementaux (63 % contre seulement 19 % des Européens) et refusent l’idée selon laquelle ces disciplines ne rendront pas nos vies plus faciles (72 %). Nous avons cependant obtenu des réponses plus réservées quant aux dangers de la nourriture produite à partir d’organismes génétiquement modifiés.
Les hommes ont une vision plus positive des sciences, tout comme ceux qui ont été actifs dans un métier de l’information au cours de la dernière année. On remarque par ailleurs que les artisans qui n’ont pas été actifs dans un métier de l’information au cours de la dernière année se retrouvent majoritairement dans le groupe ayant une attitude moins positive des sciences.
Nos répondants valorisent donc massivement l’importance des connaissances scientifiques.
Jeunes et enseignement des sciences
Les enquêtés sont massivement d’accord : ils considèrent que les jeunes sont aussi intéressés par la science qu’il y a 20 ans . Il y a aussi chez eux un consensus sur l’importance que les jeunes s’intéressent aux sciences (92 %) et sur le fait que les femmes devraient être davantage encouragées à entreprendre des carrières scientifiques (87 %). Mais ces derniers idéaux semblent difficilement atteignables, car les répondants estiment majoritairement que les cours de science ne sont pas suffisamment attractifs (71 %).
Ici, les variables sociodémographiques ne sont pas discriminantes sauf pour :
- les femmes qui estiment davantage que les hommes que les femmes devraient être davantage encouragées à faire carrière en sciences (92 contre 83 %) ;
- les femmes qui pensent que les cours ne sont pas suffisamment attractifs (80 contre 64 %),
- les plus diplômés qui déclarent à 89 % contre 75 % que les femmes devraient être davantage encouragées à faire carrière en sciences.
Sciences et société
Les sciences seront-t-elle un jour capables de donner une image complète du monde? Les répondants sont très partagés sur cette question (Tableau 17). Ils sont 44 % à le penser, contre 31 % qui sont d’avis contraire, un quart de l’échantillon étant indécis.
Il s’agit donc d’une question qui distingue les « scientistes » des « réalistes ». Seul le niveau de diplôme est un critère sociodémographique discriminant sur cette question. Les moins diplômés ont plus de doutes sur les apports des sciences. 33 % des diplômés du collégial croient que les sciences fourniront un jour une image complète du monde, alors qu’ils sont une majorité (51 %) à ne pas être d’accord avec cette idée. Cette césure dans notre échantillon de répondants s’observe aussi dans les réponses à la question portant sur l’image trop négative que peuvent avoir les sciences parmi la population. Ainsi, 28 % des répondants sont d’accord avec cette proposition, mais 44 % ne la partagent pas, et le quart demeure indécis. Ce résultat ne varie pas vraiment en fonction des variables sociodémographiques.
Qualité de vie
Environ la moitié des répondants sont moins optimistes pour l’avenir et croient que la prochaine génération ne bénéficiera pas d’une meilleure qualité de vie. Ce pessimisme ne semble pas être attribué aux effets néfastes des sciences, car 92 % déclarent qu’elles ont amélioré la qualité de vie de la génération actuelle et 84 % pensent qu’il en sera de même pour les générations futures. Mais les pessimistes face à l’avenir sont aussi ceux qui doutent que leur qualité de vie est supérieure à celle de leurs parents .
Ici, les hommes sont beaucoup plus optimistes que les femmes (47 % contre 31 %), ce qui tend à confirmer qu’ils sont également moins critiques envers les sciences que les femmes. Les plus âgés sont aussi ceux qui ont les attitudes les plus positives envers les sciences et les technologies, alors que les autres variables sociodémographiques n’influent pas sur les résultats. Bien sûr, cette échelle est corrélée à d’autres variables et plus une personne croit aux effets positifs des sciences et des technologies sur l’amélioration de la qualité de vie, plus sa représentation de sciences est positive.
Environ la moitié des répondants sont moins optimistes pour l’avenir et croient que la prochaine génération ne bénéficiera pas d’une meilleure qualité de vie. Ce pessimisme ne semble pas être attribué aux effets néfastes des sciences.
Responsabilité sociale des scientifiques
Dans notre questionnaire, neuf énoncés abordent le thème de la responsabilité sociale des scientifiques . Deux groupes de réponses peuvent être identifiés :
- Cinq énoncés suscitent une adhésion assez nette. Par exemple, les scientifiques sont dédouanés de leur responsabilité dans l’usage néfaste de leurs découvertes par 72 % de nos répondants;
- Quatre énoncés sont plus clivants. Par exemple, les réponses à la question « La science ne devrait avoir aucune limite sur ce qu’elle est autorisée à étudier » sont partagées à part presque égales entre les « d’accord » (43 %) et les « pas d’accord » (41 %), avec 16 % d’indécis.
Les hommes sont nettement plus favorables que les femmes à une science libre de ses choix et peu ou pas contrainte du tout (30 % contre 14 %). Il en va de même pour les enquêtés qui ont suivi un enseignement en sciences. Ces derniers sont eux aussi plus favorables (47 %) à une « science à tout prix » que ceux ayant suivi un cursus à la fois en sciences humaines et en sciences (33 %) et le sont beaucoup plus que les répondants issus d’un cursus uniquement en sciences humaines (19 %).
On note qu’une attitude positive envers les sciences s’accompagne volontiers d’une volonté de laisser aux scientifiques toute la latitude dans le choix de leurs recherches. Quand l’artisan de l’information est sensibilisé par la « cause » scientifique, il l’est dans toutes ses dimensions et favorise la liberté plutôt que le contrôle.
Globalement, l’image que les journalistes ont des scientifiques est bonne (Tableau 25). Malgré leur spécialisation, ces derniers sont perçus comme capables d’envisager les problèmes d’un point de vue général et demeurent compétents pour comprendre les problèmes qu’ils rencontrent. Il est donc logique que ces répondants fassent confiance aux scientifiques pour donner l‘heure juste sur des sujets de controverse, même si ces derniers dépendent de subventions de l’industrie. En revanche, ce financement privé de la recherche scientifique limite leur compréhension des choses (47 % des enquêtés approuvent cette idée). La recherche scientifique qui est valorisée par les répondants semble donc davantage une recherche publique, plutôt que privée, et financée à des fins plus fondamentales qu’appliquées.
En résumé, on peut affirmer que les artisans de l’information ont une image généralement très positive des scientifiques. En revanche, ils doutent du bien-fondé du financement privé de la recherche scientifique et technologique.
Consultations publiques
La question 8 permet de mieux appréhender le point de vue des enquêtés sur la prise de décision publique concernant les sciences et les technologies. La majorité pense que le public devrait être consulté et que ses opinions devraient prises en compte. C’est donc une démarche de démocratisation des décisions scientifiques qui prédomine. Les points de vue sont cependant divers. Une minorité déclare que la prise en compte de l’opinion publique n’est pas nécessaire (19 %) alors qu’à l’autre bout du spectre, 11 % affirment que cette prise en considération devrait être obligatoire ou que les organisations non-gouvernementales (ONG) devraient être partenaires de la recherche scientifique et technologique (11 %).
Lorsque les répondants ont une conception positive des sciences, qu’ils favorisent la liberté de choix des scientifiques sans contraintes éthiques ou autres et croient que les sciences et les technologies améliorent la qualité de vie, alors ils pensent également que la prise en compte de l’opinion publique n’est ni importante, ni nécessaire. Il est donc possible de conclure qu’une attitude positive envers les sciences s’accompagne d’une conviction que validité des résultats de la recherche tout comme les choix des objets de recherche scientifique peuvent se dispenser de l’avis de l’opinion publique.
Impact de la Covid-19
Notre sondage s’est déroulé au cours des premiers mois de la pandémie de Covid-19. Cet événement a généré une quantité inégalée d’informations scientifiques à la fois dans les médias traditionnels et les réseaux socionumériques. Dans ces derniers, la désinformation est telle qu’elle a été qualifiée d’« infodémie » par l’Organisation mondiale de la santé9 , un terme repris par de nombreux auteurs10 . Certains en appellent à une meilleure formation scientifique des journalistes et/ou un accroissement de leur « littératie scientifique »11 . Dans ce contexte, et dans la mesure où le secrétaire général de l’ONU a décrit les journalistes comme le remède à cette infodémie12 , il nous apparaissait opportun de demander aux artisans de l’information comment cet événement a changé (ou non) leurs perceptions de la science.
Sur le plan personnel, les enquêtés déclarent mieux comprendre la science et l’apprécier davantage (Tableau 28). Logiquement, ils souhaiteraient donc intégrer plus de contenu scientifique dans leurs interventions et affirment très nettement que la population devrait recevoir davantage de contenus scientifiques.
Le sexe, l’âge et le niveau de diplôme n’offrent aucune corrélation avec ces quatre énoncés. Cela dit, lorsque les enquêtés exercent dans les domaines les plus techniques et scientifiques, ils nous disent comprendre et apprécier davantage la science, alors qu’on se serait plutôt attendu à ce que ce point de vue soit plus accentué chez les répondants ayant moins de formation scientifique. De plus, une attitude plus positive envers les sciences (typologie élaborée à partir des questions 2, 3 et 4) s’accompagne d’une meilleure compréhension, d’une meilleure appréciation de la science, ainsi que d’une volonté plus grande d’augmenter le contenu scientifique des présentations journalistiques. L’impact de la Covid-19 sur la demande de plus de sciences, apparaît donc influencé par la conception préalable des sciences, laquelle influe sur la demande de plus (ou moins) de contenu et de formation scientifique, tant au plan personnel que pour le public en général.
Par ailleurs, 13 % des enquêtés se disent « tout à fait » et 54 % « plutôt » d’accord avec l’idée qu’ils sont « bien outillé pour bien comprendre, interpréter et décoder les informations scientifiques » qui leur sont transmises. Seulement 17 % ne se sentent pas très bien outillés et 2 % pas du tout. Enfin, 13 % des enquêtés n’ont pas émis d’opinion (ni d’accord, ni pas d’accord).
En résumé, quel que soit le sous-thème considéré, la représentation des sciences est positive ou très positive. Les artisans de l’information apparaissent donc comme des personnes mesurées et capables de faire la part des choses.
Typologie globale des représentations de la science
Les données permettent de construire une typologie identifiant trois groupes distincts. Le plus important en proportion (49 % des sondés s’y retrouvent) regroupe des individus dont on pourrait qualifier les attitudes de modérées. Le deuxième, composé 31 % des sondés, rassemble les personnes dont les attitudes pourraient être qualifiées « pro science », des « aficionados » de la science en quelque sorte. Enfin, le troisième, avec 20 % des sondés, accueille ceux qui ont une attitude plus distanciée, voire critique, par rapport aux sciences.
Les groupes modéré et critique comportent davantage de femmes alors que les hommes sont plutôt surreprésentés chez les pro science. Par ailleurs, le groupe critique est aussi caractérisé par la jeunesse de ses membres, tandis que le pro science est davantage l’apanage des 55 ans et plus.
Ni le niveau de diplôme, ni la formation académique, ni le domaine d’exercice du métier n’engendrent des variations dans l’appartenance à l’un des trois groupes de la typologie. En somme, les femmes appartiennent davantage au groupe critique que les hommes, mais cette différence disparaît pour les diplômés de deuxième cycle. Le diplôme tend donc à atténuer la différence, mais ne l’annule pas pour autant, les femmes ayant, de façon générale, une représentation plus critique des sciences et des technologies que les hommes.
La performance scientifique varie aussi selon le groupe d’appartenance. Les pro-sciences et les modérés ont plus de connaissances que les critiques. Ce dernier groupe apparait assez différent des deux précédents. En somme, ce n’est pas parce qu’un journaliste est fort en sciences qu’il sera nécessairement un militant scientiste. La différence la plus significative s’observe dans le groupe critique qui réussit moins sur l’échelle des connaissances.
Conclusion
Nous sommes ainsi en présence de trois groupes d’individus ayant des représentations plus ou moins positives des sciences et des technologies. On peut être un peu surpris – ou se réjouir – que 20 % des enquêtés aient une vision plus critique des sciences ou encore s’interroger sur les 30 % de l’échantillon qui offrent un appui à peu près inconditionnel aux sciences et aux technologies.
Une question demeure. Quels sont précisément les types de personnes qui composent cette typologie? L’étude des critères sociodémographiques n’est que partiellement explicative. Si les critiques et les intermédiaires comportent plus de femmes et de jeunes que les pro science, ni le niveau de diplôme, ni le type d’études, ni le domaine de pratique journalistique ne sont complètement explicatifs de la composition des différents types. En somme, les trajectoires et histoires personnelles des individus, contribuent aussi à former leurs conceptions du rôle et de la place des sciences dans la société. Il n’existe donc pas de relation mécanique et directe entre haut niveau de connaissances et appréciation positive des sciences. Le fait que, dans la population générale, la croyance aux médecines douces et à l’homéopathie croisse même avec le niveau d’éducation devrait suffire à rappeler que les regards critiques sur les sciences et les technologies ne s’effritent pas par le simple ajout de plus de connaissances scientifiques13.
L’ensemble des réponses aux questions posées dans notre questionnaire fait bien ressortir que la réaction des artisans de l’information aux sciences et aux technologies n’est ni celle de techno-jovialistes naïfs, ni celle de techno-critiques radicaux14 . Objectivité et impartialité font partie des valeurs les plus généralement partagées par les journalistes nord-américains15 . Les sciences et les technologies ne semblent donc pas échapper au regard critique des artisans de l’information. Ceux-ci semblent donc se conformer au modèle de ce que Noah Feinstein16 (2011) appelle des « observateurs compétents » (notre traduction de « competent outsiders »). Être un observateur compétent de la science, c’est avoir « une « littératie scientifique » utile qui tient d’une compréhension de la science dans ses principes généraux, notamment en ce qui a trait au mode de validation des résultats scientifiques17.
Il ne s’agit pas, pour les artisans de l’information, d’apprendre les sciences en détail pour se mettre à penser comme des scientifiques ou de devenir des « militants » de la science. Il faut donc bien distinguer les « communicateurs scientifiques » des « journalistes scientifiques ». Pour ces derniers, il s’agit d’être capable d’identifier en quoi une découverte ou une information scientifique est plausible et mérite (ou non) d’attirer l’attention du public au-delà des communiqués de presse des universités et des laboratoires à la recherche de visibilité médiatique.
Dans un contexte où les réseaux socionumériques peuvent influencer le traitement des médias traditionnels sur des sujets comme la vaccination18 , on peut aussi penser qu’une littératie scientifique est plus nécessaire que jamais pour que les artisans de l’information continuent à jouer un rôle de filtrage des « informations » qui circulent sur ces réseaux et qui peuvent acquérir une légitimé nouvelle en étant reprises, même de façon critique, par les médias dits « de qualité » ou « de référence ».
On peut donc se réjouir que notre étude mette en évidence le fait que la plupart des journalistes francophones, en 2020, tendent à être des observateurs compétents des sciences et de la technologie. Ils les abordent comme tout autre sujet : avec une certaine dose de doute et de distance critique sans devenir exagérément sceptiques, voire négatifs envers les avancées scientifiques et technologiques. Il faudrait cependant les sonder régulièrement pour voir comment cette attitude évoluera en fonction des événements futurs, toujours imprévisibles.
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- 1Lippmann, 1920, p. 82
- 2Allen, 1927
- 31973, p. 3
- 4(Maillé et coll., 2010, p. 71)
- 5Objectifs du programme DIALOGUE des Fonds de recherche du Québec (http://www.frqs.gouv.qc.ca/fr/web/fonds-sante/bourses-et-subventions/consulter-les-programmes-remplir-unedemande/bourse?id=idn1bkap1593445023946&).
- 6Sur Facebook, dans le Canada francophone, une publication sur six provient d’un média d’information selon une étude sur 0,9 million de publications entre le 1er janvier 2018 et le 30 juin 2020 (https://theconversation.com/facebook-senrichit-grace-aux-medias-canadiens-mais-donne-peu-en-retour- 145497).
- 7Alexis Riopel, « Les climatosceptiques sont surreprésentés dans les médias », Le Devoir, 15 août 2019,
- 8On l’obtient en faisant la somme des bonnes réponses à l’ensemble des 13 variables. Chaque individu peut donc obtenir un score de 0 (aucune réponse exacte) à 13 (toutes les réponses sont exactes).
- 9OMS, 2020
- 10Bridgman et coll., 2020 ; Dunwoody, 2020 ; Garrett, 2020 ; Krause et coll., 2020
- 11Eysenbach, 2020; Sharma et coll., 2020; Vraga et coll., 2020
- 12Nations Unies, 2020
- 13Boy, 2002
- 14Jarrige, 2014
- 15Deuze, 2005; Thomas, 2019
- 16Feinstein, 2011
- 17Gingras, 2012
- 18Mo Jang et coll., 2017
- Yves Gingras
Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie, UQAM
Yves Gingras est historien et sociologue des sciences, professeur au Département d’histoire de l’UQAM, directeur scientifique de l’Observatoire des sciences et des technologies (OST) et membre régulier du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST). Auteur de nombreux ouvrages, il est un chercheur prolifique ainsi qu’un communicateur reconnu que le public a le plaisir d’entendre régulièrement à l’émission Les années lumière sur ICI Première, où il tient une chronique depuis 1997. Il est lauréat de plusieurs prix et distinctions dont le Prix Acfas Jacques-Rousseau et le Prix du Québec Léon-Gérin. En 2019, il a été fait Chevalier de l’Ordre national du Québec.
- Jean-Hugues Roy
CIRST, UQAM
Jean-Hugues Roy est professeur au programme de journalisme de l’École des médias de l’UQAM et membre du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie. Il a exercé́ la profession de journaliste pendant près de vingt-cinq ans. La science et la technologie ont été́ les deux thèmes principaux de sa carrière. Journaliste à la télévision de Radio-Canada de 1996 à 2011, il a travaillé́ dans la salle des nouvelles et à différentes émissions de vulgarisation scientifique et technique, comme Branché et Découverte.
- Kristoff Talin
CIRST, UQAM
Kristoff Talin est membre associé au Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST) et chercheur titulaire au Centre national de la recherche scientifique (Clersé France). Il est spécialisé dans la recherche comparative et quantitative sur les valeurs des individus. Il a dernièrement publié un livre sur Les valeurs de la société distincte. Une comparaison Québec-Canada (Presses de l’Université Laval, 2017).
- Caroline St-Louis
CIRST, UQAM
Caroline St-Louis est étudiante au doctorat en Science, technologie et société à l’UQAM. Elle prépare une thèse sur la communication des sciences dans les médias sous la direction d’Yves Gingras. Membre étudiante du CIRST, elle y est aussi auxiliaire de recherche. Présidente et attachée de presse chez Virgolia Communication, elle est aussi autrice et historienne spécialisée sur les premières relations politiques et économiques entre les Français et les Anglais en Amérique du Nord.
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