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Marijo Gauthier-Bérubé, Université A&M Texas

Difficile d’imaginer aujourd’hui un navire construit autrement que par des ingénieurs munis de leur compréhension des lois de la physique. Pourtant, l’histoire montre que l’être humain n’a eu nul besoin de comprendre la poussée d’Archimède pour faire flotter une embarcation! Les cinq épaves de La Hougue en sont une belle illustration. Elles révèlent non seulement le savoir-faire de charpentiers, mais elles témoignent aussi d’une rupture entre les savoirs d’expérience et les savoirs standardisés.

La Hougue
Les navires français en feu lors de la bataille de la Hougue le 23 mai1692. Adriaen van Diest (c. 1656-1704), National Maritime Museum.
Les navires : un répertoire de techniques

Les 2 et 3 juin 1692, cinq navires français, parmi les victimes de la Bataille de la Hougue, coulent sur les côtes de la Normandie pour n'être retrouvés que près de 300 ans plus tard par des plongeurs. Puis, ces épaves seront l’objet de fouilles archéologiques extensives pendant la décennie des années 1990.

Ces épaves de navires frappent non seulement l’imaginaire, mais regorgent d’informations sur les sociétés passées. Pour les archéologues, elles renseignent sur les modes de vie, sur les réseaux d’échange et sur les connaissances techniques, dont témoignent l’architecture. Ces caractéristiques architecturales mettent aussi en lumière la « révolution scientifique », une période souvent caractérisée par l’historiographie comme une rupture entre les savoirs anciens et la pensée scientifique. Pour l’industrie navale, ce saut évolutif  se traduit, entre autres, par une confrontation entre les charpentiers, forts de leurs traditions, et les mesures de standardisation instaurées par les dirigeants de la Marine.

À travers les épaves de La Hougue, mes recherches explorent cet affrontement. J'examine les indices de construction tels que les traces d’outils (p. ex., utilise-t-on un moulin à scie pour débiter les pièces ou le travail est-il entièrement manuel?), le type de fixations (p. ex., est-ce qu’on préfère lier les pièces avec des gournables en bois ou par des clous de fer?), l’ordre dans lequel les pièces sont assemblées (p. ex., est-ce que certaines structures sont pré-assemblées?), etc. Ces étapes donnent accès aux pratiques singulières des charpentiers et permettent de saisir quelles techniques étaient favorisées pour construire un navire. J’étudie également les dimensions prescrites par les différents règlements de la Marine. En comparant les dimensions exigées à celles des navires construits par les charpentiers, cela permet de comprendre comment la construction était réellement exécutée.

Archéo
Fouille de l’épave A/B, le Saint-Philippe, en 1994. Frédéric Osada, (c) Ministère de la Culture, DRASSM
La science et la technique au 17e siècle

La construction navale du 17e siècle doit être comprise dans un contexte historique où les connaissances techniques sont confrontées, voire remplacée, par le développement de théories scientifiques à travers l’Europe.

D’un côté, il y a la science. À l’époque, le terme ne fait pas référence à la méthode moderne! On appelle science plutôt ce qui relève d’une connaissance ayant un objet de valeur universelle comme la philosophie, la politique, les mathématiques ou l’astronomie. Ce sont les arts de l’esprit.

De l’autre côté, il y a les arts de la main pratiqués par ceux qui travaillent manuellement à partir d'un ensemble de règles et de moyens pour produire ou agir1. Ces artisans œuvrent généralement au sein de guildes, et ils maintiennent leurs connaissances secrètes, transmises de maître en apprenti.

La division entre la science et la technique est aussi sociale : la pratique de la science est réservée aux gens ayant reçu une éducation, alors que la technique est pratiquée par les classes de plus basse extraction. On considère même que le travail de la main est une atteinte à l’esprit humain tel que le dénonce l’encyclopédiste français Denis Diderot en 1751 : « Cette distinction […] nous portait déjà que trop à croire que de donner une application constante et suivie à des expériences et des objets particuliers […], c’était déroger à la dignité de l’esprit humain ».

La division entre la science et la technique est aussi sociale : la pratique de la science est réservée aux gens ayant reçu une éducation, alors que la technique est pratiquée par les classes de plus basse extraction.

Malgré la division sociale, les artisans de la fin du 17e siècle sont cependant sollicités pour rendre leurs connaissances accessibles. Dans le domaine naval, on voit apparaître les premiers traités de construction comme celui de François Coulomb en 1686. Fils de charpentier, Coulomb a reçu, contrairement à son père, une éducation comprenant les mathématiques et la géométrie. Son traité est non seulement le premier écrit par un charpentier français, mais aussi l’un des rares ouvrages de ce type. On ouvre également des écoles pour former les officiers aux bases de la construction navale et les charpentiers en seront les professeurs2.

Construire un navire au siècle de Louis XIV

Les charpentiers de navire sont organisés en corporations, et ils favorisent l’apprentissage de père en fils : très peu d’hommes parviennent au titre de maître-charpentier s’ils ne sont pas parents avec l’un des maîtres précédents. L’affiliation est si forte que certaines familles dominent les principaux chantiers de la Marine sur plusieurs décennies!

Le Roi Soleil et ses ministres, pour leur part, souhaitent standardiser les constructions de la Marine. Ils veulent des navires uniformes. Ainsi, peu importe le constructeur, les navires seraient les mêmes, ce qui faciliterait la logistique de combat et de réparation. Cette standardisation se base sur l’exécution de calculs mathématiques et de dessins techniques. Pour le chercheur Jean-Claude Lemineur, le dessin conditionne tout : il permet de calculer la capacité du navire, de visualiser ses formes, de les remanier, de les comparer et de les améliorer pour les futures constructions3.

Mais les charpentiers sont têtus et refusent les nouvelles méthodes. S'ils ne font ni dessins ni calcul, ils savent construire un navire qui tient la mer, et ils ont chacun leur vision de ce qui est « parfait ». Pour pallier à cet entêtement, on met en place des Conseils de Construction pour superviser leur travail. Mais est-ce bien efficace? Alors que les textes du 17e siècle vantent cette standardisation comme un accomplissement, les traces archéologiques disent tout autrement!

Ce que disent les épaves de La Hougue...

Les épaves de La Hougue étaient dans leurs beaux jours cinq navires de premier rang, parmi les plus grands de l’époque. Ils portaient de 80 à 100 canons chacun, et ils embarquaient jusqu’à 700 individus! Sur les cinq navires, deux sont construits à Brest par le maître-charpentier Blaise Pangalo, le Merveilleux et le Foudroyant. Un autre, l’Ambitieux est construit à Rochefort par Honoré Malet. Finalement, le Saint-Philippe et le Magnifique sont construits à Toulon, le premier par Gédéon Rodolphe et le second par François Chapelle.

Si, comme le souhaitait la Marine et comme le laissent sous-entendre les sources historiques, les navires ont été bels et bien standardisés, on ne devrait pas trouver de différences majeures. Pourtant, on observe une grande variation dans les dimensions et caractéristiques architecturales. Par exemple, la membrure des navires est différente selon le chantier d’origine (si le navire était un squelette humain, sa membrure serait ses côtes et sa quille, une colonne vertébrale). Chaque membre est composé de plusieurs pièces de bois qui épousent la courbure de la coque. Il existe plusieurs combinaisons de ces pièces et on parle donc de la membrure en termes de schémas : quels sont les types de pièces présentes, combien on en retrouve, quelles sont leurs tailles et leurs formes et comment sont-elles assemblées?

Membrures
Plan d’un navire en coupe montrant les détails architecturaux, dont la membrure qui définit la forme de la coque. Diderot and d’Alembert, 1769, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Volume 7, Marine, Planche 1. Bibliothèque Mazarine, France. CC BY-NC-ND.

Les membrures des épaves de la Hougue montrent trois schémas distincts. Cette variation est d’autant plus intéressante qu’elle correspond à la répartition des navires selon leur chantier d’origine ce qui suggère que chaque chantier ou région avait sa propre façon de faire. Et cette variation par région n’est pas exclusive aux épaves de la Hougue, on la retrouve à travers toutes les épaves françaises connues du 17e et du début du 18e siècle. On identifie ainsi des tendances régionales bien distinctes. En plus des différentes marquées dans la construction, lorsque l’on regarde les dimensions réelles des navires versus ce qui était prescrit par la Marine, on se rend compte que les instructions n’étaient pas du tout suivies.

Les Conseils de construction, ces instances censées superviser le travail, n’ont donc pas le contrôle. Les charpentiers imposent leur savoir-faire et résistent aux mesures de standardisation : les cinq épaves de la côte normande sont de parfaits exemples. On retrouvera par ailleurs jusqu’au 19e siècle des traités où les auteurs se plaignent des charpentiers, jugés réfractaires au changement! En 1758, le théoricien français Henri Louis Duhamel du Monceau prévient les jeunes charpentiers qu’ils feraient mieux « d’éviter de s’abandonner à une pratique aveugle qui est toujours préjudiciable au progrès des arts » en parlant des anciennes méthodes toujours présentes4.

Un débat toujours d’actualité?

Cette confrontation entre science et technique rendue visible par les sources archéologiques pourrait a priori faire sourire. Imaginer ces charpentiers, des hommes de terrain forgés par travail manuel, confrontés aux officiers de la Marine issus de la haute société. Cela prend des allures de David contre Goliath. Et pourtant, cette division du travail se transpose aisément à notre époque.

Même si la définition de la science renvoie maintenant à un ensemble de méthodes et de théories et non plus uniquement aux réflexions de l’esprit, le fossé avec la technique, ou le travail manuel, continue de créer une division dans l’éducation et dans les statuts sociaux. Comprendre comment la science et la technique se sont articulées il y a 300 ans n’est donc pas uniquement une réflexion sur les pratiques passées, mais plutôt un écho lointain qui nous tend un miroir…

Même si la définition de la science renvoie maintenant à un ensemble de méthodes et de théories et non plus uniquement aux réflexions de l’esprit, le fossé avec la technique, ou le travail manuel, continue de créer une division dans l’éducation et dans les statuts sociaux.

  • 1Halleux, R. (2009) Le savoir de la main : 17
  • 2La rumeur veut que certains charpentiers aient volontairement enseigné de façon dense et confuse dans le but de protester ce partage de connaissances qu’ils jugent secrètes. Ferreiro (2006) Ships and Science : 281.
  • 3Lemineur, J-C. (2015) Les vaisseaux du Roi Soleil : 60.
  • 4Duhamel du Monceau (1758) Elemens de construction navale : ix.

  • Marijo Gauthier-Bérubé
    Université A&M Texas

    Marijo Gauthier-Bérubé est archéologue subaquatique et terrestre. Elle complète un doctorat à l’Université Texas A&M sur l’évolution de l’industrie de la construction navale française à travers le XVIIe et le XVIIIe siècle.

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