« Demain est-il ailleurs? » est alors l’étrange question qui s’est imposée à nous pour aborder la transition numérique et en comprendre la généalogie qui remonte aux pionniers des mondes numériques qui eux étaient en quête d’un ailleurs.
Parler de transition, c’est parler du passage d’un temps à l’autre, ou d’un paysage à l’autre, d’un état à un autre, mais aussi de régime transitoire, et même de révolutions.
Parler de transition, c’est tenter d’exprimer la transformation des échelles de valeurs ainsi que la matérialisation de changements dans les pratiques personnelles, socioculturelles ou économiques.
Parler de transition, c’est évoquer les fluctuations à venir, l’attente ou, pourquoi pas, l’espérance d’un monde meilleur, c’est aussi marquer une liaison, un intermède, une intermédiation, un à-venir.
Aujourd’hui, la transition est servie à toutes les sauces et plus particulièrement pour celles qui sont numériques ou écologiques. Difficile d’y échapper!
« Demain est-il ailleurs? » est alors l’étrange question qui s’est imposée à nous pour aborder la transition numérique et en comprendre la généalogie qui remonte aux pionniers des mondes numériques qui eux étaient en quête d’un ailleurs.
Nous savons que le creuset de la culture d’Internet se situe au coeur des communautés hippies et de leur étonnante transhumance vers les terres numériques qui sont ainsi devenues le lieu d’une tentative inédite de mise en œuvre d’un autre modèle de société. Derrière un écran d’ordinateur, au cœur d’un réseau encore vierge, une nouvelle forme d’égalité pourrait ainsi — du moins le croyaient-ils — se réaliser sans être tributaire de la domination des plus riches et de la hiérarchie, laquelle n’a cependant jamais cessé d’exister, même au sein des expériences de vie communautaire. Cet « ailleurs » comme nouvelle occurrence du mythe sans cesse revisité de la frontière, s’appuie sur l’architecture d’un réseau distribué infusé dans les vertus méritocratiques issues du milieu universitaire, et parfumé par les principes d’ouverture et de coopération proposés par les hackers et préfigurant l’arrivée de l’ordinateur individuel.
Alors? Demain est-il ailleurs?
Pour y répondre, l'ouvrage Demain est-il ailleurs? Odyssée urbaine autour de la transition numérique rassemble les rencontres avec celles et ceux qui vivent aujourd’hui cette transformation radicale. Ces personnes aborderont les notions de temps, parleront du déséquilibre, de leurs incertitudes et du mal-être, mais aussi de leurs émerveillements et de leurs rêves. Elles questionneront des thèmes centraux de notre société que sont la surveillance, le contrôle, le développement d’un capitalisme numérique prédateur. Elles parleront aussi de cet ailleurs des pionniers qui s’est matérialisé dans nos sociétés en réseau traversées par les nécessaires réflexions à mener sur l’éthique, l’écologie, l’apprentissage, la transmission et le rapport au savoir.
Arpentant l’univers de la ville à la recherche de la transition, nous découvrons petit à petit qu’elle s’incarne sous différentes formes chez les uns ou les autres, dans l’espace public et privé, et dans tous les milieux au sein desquels nous évoluons — naturels, sociaux, politiques, éducatifs, technologiques…
Fugace parfois, imperceptible, mais finalement visible, la transition pourrait être ce qui donne cette subtile conscience qui émerge en nous de la confrontation de ces milieux différents. Chercher à cerner la transition, c’est se saisir de l’interdépendance, des connexions, de la complexité et de la beauté du monde dans toutes ses dimensions.
Chercher à cerner la transition, c’est se saisir de l’interdépendance, des connexions, de la complexité et de la beauté du monde dans toutes ses dimensions.
Approcher la transition, c’est donc s’intéresser aux liaisons évidentes ou non, aux interactions qui unissent sans supprimer en aucune manière la spécificité d’un milieu et de ses propres mécanismes autorégulateurs. En paraphrasant une phrase extraite du livre des Lieux infinis1, « la transition se situe ailleurs bien que chaque lieu soit devenu inséparable du monde [et de ses multiples processus déstabilisateurs venus de la révolution numérique] ».
S’approcher de la transition, c’est ainsi ouvrir les portes de la perception et prendre conscience des lieux où il y a absence de perspectives nouvelles, donnant le sentiment que l’avenir est bouché, optimisé, calculé, stocké dans les serveurs des géants du numérique.
Notre cheminement nous mène à en dévoiler l’essence, la transition comme émancipation.
Et toujours cette question : Demain est-il ailleurs?
Est-ce dans la ville que nous avons parcourue que nous trouverons la réponse? Dans cette ville, Nancy, à l’image d’autres villes, traversée depuis quelques années par d’extraordinaires transformations liées à la révolution de l’information, à la collecte massive des données baignant dans une économie omnipotente et dématérialisée. Où trouver la transition? Parmi les plateformes d’intermédiation publiques et privées qui se partagent parfois maladroitement l’espace collectif? Au coeur des nuages de données captées sur les individus ou par les objets dits communicants?
Avons-nous à faire à un ailleurs ayant abdiqué devant les vertus supposées de la smart city peuplée d’algorithmes de plus en plus sophistiqués qui organisent, distribuent, désignent le territoire et nos manières de vivre la ville. La transition serait-elle aussi là comme la manifestation du travail infatigable des programmes informatiques qui modèlent nos comportements jusqu’au coeur des réseaux qui « interpellent nos modèles démocratiques, (dé)réglementent la production et l’économie de la valeur et bouleversent la vie urbaine et humaine »?
Avons-nous à faire à un ailleurs ayant abdiqué devant les vertus supposées de la smart city peuplée d’algorithmes de plus en plus sophistiqués qui organisent, distribuent, désignent le territoire et nos manières de vivre la ville.
Alors, comment penser et comprendre cette transition bien visible qui nous a fait passer d’un monde analogique à un monde numérique, d’une forme d’insouciance juvénile à une conscience plus sourde du devenir humain? Comment cette transformation a-t-elle eu lieu? Quelles perception ou analyse en faisons-nous? Est-elle le résultat des ratages successifs et des désordres politiques et structurels du monde soumis au capitalisme prédateur? Sans doute. Est-elle un avatar de l’accaparement des richesses matérielles et symboliques par une infime minorité? Est-elle cachée dans la bêtise devenue systémique comme le disait Bernard Stiegler dans le manifeste d’Ars Industrialis de 2010? Selon toute vraisemblance. Serait-elle tout simplement aussi la partie émergée de l’iceberg de notre « embourgeoisement » vers lequel le Titanic de notre société se précipite? L’histoire nous le dira. Parce que nous nous demandons sans cesse comment nous sommes passés du XXe au XXIe siècle, sans avoir l’impression d’avoir eu notre mot à dire sur le sens de ces transformations, sans nous être arrêtés pour réfléchir lorsque la plupart des responsables politiques, dirigeants d’entreprises ou hauts fonctionnaires, dans un monde en constante « évolution », en pleine « mutation », ne cessaient de répéter que nous étions toujours « en retard », qu’il nous fallait être compétitifs, et nous adapter! Comme si tout ne pouvait être pensé qu’au travers d’un darwinisme de pacotille!
Mais alors quel demain? Et quel ailleurs?
Déjà, il se trouve tout au long de ce parcours urbain, au long duquel nous vous invitons à nous suivre, dans le partage de nos réflexions et de nos questionnements. Au cours de cette déambulation de 24 heures au coeur de la ville, et au coeur du monde, nous tentons ensemble d’y voir clair en nous appuyant sur les remarques ou les questions qui émergent des entretiens qui ont rythmé cette journée particulière en vue de comprendre en quoi la transition consiste.
Ce livre, par cette déambulation et nos conversations dans la ville vue comme un monde clos qui enclot le monde, est un objet singulier, hybride, frontière, qui invitera le lecteur à s’interroger sur les grands enjeux des transitions sociales et culturelles consécutives à la révolution numérique. Il cherche à éclairer, à hauteur d’humain, les commentaires et les analyses, la perception de chacun en mobilisant largement les apports scientifiques, culturels et philosophiques des auteurs.
Enfin demain est-il ailleurs? Simple en apparence, cette question donne un livre multidimensionnel qui interroge d’une manière poétique et culturelle le sens du monde. Alors « agis dans ton lieu, pense avec le monde. […] ». Et, très tôt, encore dans la nuit, nos pas nous ont menés à la rencontre de notre premier témoin.
Enfin demain est-il ailleurs? Simple en apparence, cette question donne un livre multidimensionnel qui interroge d’une manière poétique et culturelle le sens du monde. Alors « agis dans ton lieu, pense avec le monde. […] ». Et, très tôt, encore dans la nuit, nos pas nous ont menés à la rencontre de notre premier témoin.
- 1Lieux infinis : construire des bâtiments ou des lieux ? Auteurs : Fazette Bordage, Gilles Clément, Jade Lindgaard, Jochen Gerner, Joëlle Zask, Luc Gwiazdzinski, Pascal Nicolas-Le Strat, Patrick Bouchain, Patrick Perez, Patrick Viveret, Raphaël Besson, En coédition avec l’Institut français, publié à l’occasion de l’exposition « Lieux infinis », au Pavillon français de la 16e Biennale internationale d’architecture de Venise.
- Samuel Nowakowski
Université de Lorraine
Samuel Nowakowski est Maître de conférences HDR à l’Université de Lorraine. Il est chercheur au LORIA, Laboratoire lorrain d’informatique et ses applications (UMR 7503) et plus particulièrement dans l’équipe KIWI (Knowledge Information and Web Intelligence). Ancien Élu local (Saint-Dié-des-Vosges), il a été également conseiller Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) auprès du Secrétaire d'État chargé de l'Industrie au tournant des années 2000. Dans ce cadre, il a été à l’origine du développement des usages naissants du numérique tant éducatif (de la maternelle à l’université) que citoyen. Créateur et ancien Directeur du Département Internet de l’éditeur européen de chaines thématiques du groupe Canal +, il a été un des contributeurs de la mutation induite par le web dans le monde de la télévision. Acteur du développement de l’université et du numérique sur le territoire lorrain, il a contribué au développement des logiciels libres et des usages connectés auprès d’institutions nationales et de grands noms de l’informatique, dont le créateur d’Apple. Automaticien de formation, il s’intéresse aux questions générales de la connaissance du numérique et de ses impacts sur l’humain. Ses recherches actuelles sont principalement centrées sur la modélisation des usages du web, l’Intelligence artificielle, les systèmes de compagnon intelligents et leurs mises en œuvre dans des projets transversaux en eEducation. Il travaille également sur la modélisation des systèmes interactifs adaptatifs et est initiateur du projet KOALA Educ. Il enseigne les Humanités numériques au département Information Communication de l’UFR SHS Nancy et à l’Ecole des Mines de Nancy et porte plusieurs projets d’innovation pédagogique. En plus de ses fonctions universitaires, il intervient sur les questions d’humanisme numérique, de transition numérique, d'éthique et de pédagogie dans de nombreuses institutions publiques et privées en France et à l’étranger. Il est membre du conseil scientifique de la Fondation Humanisme numérique. Il est fortement impliqué dans les actions de diffusion de la culture scientifique et technique. Il anime une émission de radio et un carnet de recherches.
- Bruno Cohen
Université de LorraineBruno Cohen est artiste, scénographe et réalisateur, doctorant en sciences humaines et humanités nouvelles, spécialité Sciences de l'information et de la communication au sein de l’École Doctorale Abbé Grégoire (ED-546) CNAM-Paris ; il est également diplômé de sociologie de l’Université de Lorraine et titulaire d’un diplôme supérieur en travail social de l’Université de Strasbourg 2. Ancien directeur de la mission nouvelles intelligences des territoires de la Métropole du Grand Nancy, il a développé la réflexion métropolitaine sur les enjeux humanistes du numérique autour des nouvelles coopérations, de la démocratie, du rôle des datas et de la ville inventive en lien avec les participants des ateliers des possibles, les élus du territoire, les agents de la collectivité et les acteurs de la société civile grand nancéienne, contribuant à l’édification de son projet métropolitain. Son activité s'est aussi développée depuis la fin des années 1980 autour de la réintroduction du théâtre virtuel en France dont il a signé plus d’une centaine de réalisations (Cité des sciences et de l’industrie Paris Villette, Cité de la mer à Cherbourg, Corderie Royale Rochefort, Museum National d'Histoire Naturelle à Paris, Parcours Chagall à Sarrebourg, Théâtre antique d'Orange, Jean Prouvé au musée du fer Nancy...) Il a participé à de nombreuses expositions ou festivals multimédia européen- Multimedial à Prague, Swich 02 à Bienne, Interférences à Belfort, CECN à Mons, Ars Numerica à Montbéliard, École d’art de Nancy et de Nantes, ZKM à Karlsruhe - et réalisé de nombreux films documentaires et œuvres scénographiques numériques. Il a obtenu le Prix national du meilleur web documentaire universitaire, le label de l’innovation muséographique (SITEM) et le prix arts, sciences et technologies (FAUST). Aujourd’hui son travail se prolonge autour des questions de transition numérique et des modalités d’appropriation culturelle, à l’échelle locale, de cette révolution technologique en participant ou en intervenant au sein de diverses institutions ou associations. Enfin, il a dirigé la Fondation Humanisme numérique au sein de l’Académie des Sciences Morales et Politiques - Institut de France à Paris, après avoir contribué à sa création.
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