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Louise Nadeau, Université de Montréal

« À tous les niveaux, depuis l’international jusqu’au consommateur, [...] on énonce le besoin de changer, mais les récompenses liées à la satisfaction des besoins immédiats prennent le pas sur les enjeux au long cours perçus comme lointains, un souci qui peut être remis à plus tard. On changera, mais demain. D’ici là, on continue. Business as usual », Louise Nadeau

Louise Nadeau
Louise Nadeau. Source : Université de Montréal

Johanne Lebel : Vous êtes intervenue récemment pour tenter de comprendre la résistance à la mise en place de mesures qui pourraient conduire à une réduction du réchauffement de la planète. J’aimerais vous entendre sur ce sujet du point de vue de la psychologie, vous qui avez passé une bonne partie de votre vie à réfléchir à ce qui pourrait faire changer des personnes aux prises avec une dépendance à l’alcool, aux drogues, aux jeux de hasard et d’argent...

Louise Nadeau : Il y a une vraie crise des changements climatiques. Les données sont claires. Les effets se manifestent dans plusieurs régions de la planète. Pour plusieurs personnes – un grand nombre de scientifiques, certains politiciens, nombre de citoyens regroupés en association – c’est une crise qui commande un changement, mais un changement dans la vie tant individuelle que collective de tous les habitants de la planète.

Si une personne, un couple et a fortiori un groupe doivent changer, il faut qu’il y ait un minimum de consensus : il doit y avoir reconnaissance qu’il faut s’engager dans un processus de changement. Or, de telles conditions ne sont pas réunies pour que toutes les nations de la planète travaillent ce concert pour réduire le réchauffement de la planète. Les raisons sont multiples. Je peux vous en mentionner quelques-unes. 

Comme tout un chacun peut le constater, ce sont surtout les plus démunis qui sont touchés par les changements climatiques. Il suffit de voir les photos des ouragans qui frappent souvent les pays du Sud. On pourrait aussi faire des entrevues avec nos concitoyens qui habitent au bord de la mer en Gaspésie ou la Côte Nord. Pour eux, les effets délétères des changements climatiques sont immédiats, et ils sont terribles. Mais les intérêts supérieurs des nations prennent le pas sur les conséquences néfastes encourues par des personnes qui ont peu ou prou de pouvoir dans une société. 

Johanne Lebel : Qu’est-ce que cette description veut dire pour une personne qui s’intéresse au changement chez les individus?

Louise Nadeau : Ce qui frappe, au premier chef, c’est que les États ont des intérêts contradictoires, et que ce sont les renforçateurs immédiats qui gagnent. Pas besoin d’aller loin. Le Canada signe au niveau international des ententes de principe pour réduire les changements climatiques tout en prenant des décisions qui augmentent le réchauffement de la planète, les mines de sables bitumineux n’étant qu’un exemple parmi d’autres. Au Québec, le rapport de Roger Lanoue et de Normand Mousseau soumis à la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec en 2014 rappelait les contradictions du Québec en matière énergétique. En outre, la vente de gros véhicules polluants augmente au Québec. À tous les niveaux, depuis l’international jusqu’au consommateur, les bottines ne suivent pas les babines, pour reprendre une expression à la mode : on énonce le besoin de changer, mais les récompenses liées à la satisfaction des besoins immédiats prennent le pas sur les enjeux au long cours perçus comme lointains, un souci qui peut être remis à plus tard. On changera, mais demain. D’ici là, on continue. Business as usual.

À tous les niveaux, depuis l’international jusqu’au consommateur, [...] on énonce le besoin de changer, mais les récompenses liées à la satisfaction des besoins immédiats prennent le pas sur les enjeux au long cours perçus comme lointains, un souci qui peut être remis à plus tard. On changera, mais demain. D’ici là, on continue. Business as usual.

Johanne Lebel : Mais, il y a quand même des ententes internationales, dont le Canada est le signataire...

Louise Nadeau : Les ententes internationales sont des intentions. Je ne suis ni politicologue ni une spécialiste du droit international, mais je comprends qu’en l’absence de contraintes, les douloureux changements à faire n’auront pas lieu. Les actions positives d’un pays donné pour réduire, par exemple, l’émission de gaz à effet de serre peuvent être annulées par les actions d’un autre pays tout comme les politiques pro-environnement d’un dirigeant peuvent être annulées par celles d’un autre dirigeant négationniste. Pour lutter contre les changements climatiques, il faut une convergence de tous les États. 

Or, le changement émerge souvent d’une situation de coercition. Je pense au fait que plusieurs personnes toxicomanes sont dirigées vers le traitement par un magistrat, et il s’avère que les résultats sont tout aussi efficaces que pour les personnes qui viennent soi-disant « par choix ». On change rarement par choix. On change par contrainte tout en sachant qu’il en va de son intérêt, ce qui justifie l’effort et donne de l’espoir. En gros, les individus avancent et reculent, résistent au changement par des conduites d’opposition, mais souvent il y a amélioration.. Dans le meilleur des cas, leurs progrès leur servent de récompense. Et ils continuent donc de progresser. A contrario, dans un couple, si un des partenaires refuse de changer, c’est souvent le signal qu’un autre type de décision doit être pris. 

Le changement exige aussi un consensus du groupe de soutien. Après un traitement, c’est presque une garantie de rechute que de retourner une personne en rémission d’une dépendance à l’alcool dans un milieu toxique qui lui rappelle sans cesse ses méfaits anciens par une série d’interactions négatives ou qui lui signale que tout allait mieux quand elle buvait. Pourquoi faire tout ce travail pour rester sobre si les autres viennent annihiler mes efforts? Mutatis mutandis pour le climat : pourquoi changer si d’immenses intérêts multinationaux polluent sans compter et rendent totalement ridicules nos efforts individuels et collectifs? 

Johanne Lebel : Quelle différence faites-vous entre les dispositions relativement efficaces qui ont été prises pour la COVID19 et celles visant les changements climatiques?

Louise Nadeau : Votre question m’amène à rappeler le bon vieux rôle de la carotte et du bâton dans le changement d’un individu ou d’un groupe. Votre exemple de la pandémie COVID19 que nous vivons actuellement est excellent. Les décisions de confinement prises au début de la pandémie avaient force de loi et s’accompagnaient de lourdes amendes. Et elles étaient universelles : impossible, par exemple, d’aller à l’étranger. Présentement, il faut porter un masque pour entrer dans un magasin quelconque au Québec et au Canada, et on avertit qu’il faut le porter durant tout le temps du magasinage. Autrement, l’établissement pourrait vous expulser. Le risque de ne pas se soumettre aux directives de la santé publique est porté par les établissements. Ce sont eux qui ont besoin d’un permis de l’État pour opérer. Les établissements font donc contre mauvaise fortune bon cœur en rappelant à leurs clients que leur santé est leur priorité, que ce soit vrai ou pas. C’est cependant par la contrainte qu’ils ont changé, bien que le besoin d’approbation sociale – le fait d’apparaitre comme un bon citoyen collaboratif – a aussi servi de renforçateur. La carotte et le bâton.

Johanne Lebel : J’ai l’impression que vous décrivez une situation où pour changer, il faut être atteint personnellement. Est-ce exact?

Louise Nadeau : Vous avez raison. Les taux d’écoute du message de 13 h du premier ministre du Québec et du directeur de la santé publique étaient très élevés au début du confinement. En outre, durant la pandémie, le nombre de cas de mortalité et de morbidité se compte au quotidien. Tout cela fabrique une menace imminente. Avec un peu de chance, dans la perspective du changement social, un proche ou une connaissance est gravement atteint ou meurt, ou les médias que l’on écoute réussissent à créer une panique en dénonçant des situations périlleuses pour tous, mais surtout pour les groupes dits à risque et leurs proches (s’ils en ont). La peur s’installe.

Si une personne est touchée émotionnellement, alors les conditions de changement sont meilleures. Plus on est touché de près, plus les liens de causalité entre la nécessité de se protéger et l’évitement d’un désastre sont faciles à faire. En d’autres mots, plus les conséquences néfastes liées à un évènement ébranlent une personne en la faisant souffrir immédiatement, plus grande est la probabilité de s’engager dans un processus de changement. Et ce, dans l’espoir d’être récompensé par un évitement de la maladie.

Si une personne est touchée émotionnellement, alors les conditions de changement sont meilleures. Plus on est touché de près, plus les liens de causalité entre la nécessité de se protéger et l’évitement d’un désastre sont faciles à faire.  

Johanne Lebel : Mais, est-ce que ces observations nous informent sur les changements climatiques?

Louise Nadeau : De fait, le contraste avec les changements climatiques est ici frappant. Pour plusieurs d’entre nous, c’est une probabilité lointaine que les faits immédiats viennent infirmés. Il fait froid au Québec, notre longévité augmente, le PIB aussi, nos grosses voitures sont plus sécuritaires que les petites et on préfère se promener en t-shirt dans nos maisons en hiver plutôt que de porter deux chandails de laine et des « combines » (des sous-vêtements chauds) comme le faisaient nos grands-parents. Changements climatiques? Connais pas.

Les réelles punitions associées à ces changements sont lointaines, et perdent de leur efficacité pour une modification des conduites. Les mesures coercitives, qui sont efficaces à court terme, sont inexistantes que ce soit au niveau des États ou des instances internationales. Les renforcements qui soutiennent le changement ont pour objet un bienêtre mondial, invisible pour de nombreux citoyens. Il se peut en outre que les personnes les plus riches et les plus puissantes pensent qu’elles seraient pénalisées par des mesures visant à contrecarrer les changements climatiques. La conduite d’opposition n’est pas loin chez ce sous-groupe influent. Ainsi, les intérêts contradictoires des individus, de tous les gouvernements et des institutions internationales entrent en conflit avec des décisions qui favorisent les changements climatiques et, dans bien des cas, viennent les stopper. Pour qui s’intéresse aux conditions du changement, les punitions immédiates, les renforçateurs à court et à long terme et le soutien social universel ne sont pas réunis pour contrer au niveau planétaire les changements climatiques. 

Pour qui s’intéresse aux conditions du changement, les punitions immédiates, les renforçateurs à court et à long terme et le soutien social universel ne sont pas réunis pour contrer au niveau planétaire les changements climatiques. 

Johanne Lebel : Vos propos ne laissent pas beaucoup d’espoir. Et pourtant, on vous sent engagée dans ce combat…

Louise Nadeau : C’est une bonne question : pourquoi garder espoir? Parce qu’il le faut. Parce que, sans espoir, tous les Mandela de ce monde auraient cessé de se battre dans leur prison. Mandela est sorti de prison et la loi de « une personne un vote » a été adoptée et mise en application. Nelson Mandela est même devenu Président de l’Afrique du Sud. Ce qui ne veut pas dire que l’Afrique du Sud, actuellement, va bien. 

C’est impossible de ne pas faire un peu d’économie et de science politique quand on fait le bilan de la réponse des États aux changements climatiques. Mais les lois de l’apprentissage demeurent. Si toutes les nations ne poussent pas ensemble dans la même direction, alors les méfaits des uns annulent les efforts des autres. Cette discorde entre les nations a peut-être pour conséquence de limiter les efforts des États et des individus qui veulent faire quelque chose. Mais, il se peut que ces conditions changent et que l’éminence d’une autodestruction fasse peur à tellement de dirigeants que les rébarbatifs ne réussiront pas à résister à la pression sociale. C’est le vœu que je formule pour notre Terre.


  • Louise Nadeau
    Université de Montréal

    Louise Nadeau, professeure émérite du département de Psychologie de l’Université de Montréal, est récipiendaire de l’Ordre du Canada (2018), de l’Ordre national du Québec (2017) et membre élue de l’Académie canadienne des sciences de la santé (2016) et de la Société royale du Canada (2015). Ses travaux ont porté sur la santé mentale des femmes, notamment celles aux prises avec une addiction, l’addiction, la prédiction de la récidive chez les conducteurs condamnés pour conduite avec facultés affaiblies, les troubles concomitants chez les personnes aux prises avec une addiction, les jeux de hasard et d’argent et la cyberdépendance. 

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