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Les guerres, l’effondrement de gouvernements, les crises économiques, les catastrophes naturelles sont tout autant de changements sociaux au potentiel traumatique pour les groupes humains. Il n’en est pas autrement avec la pandémie de la COVID-19. Aujourd’hui comme hier, nous sommes tous, plus ou moins, ballottés par le changement social. Le monde n’est que mouvement et pas toujours des plus tranquille. La psychologie du changement social est un des domaines qui vise à comprendre ces enjeux. Cette approche tient compte du contexte social toujours mouvant et des dynamiques internes des personnes et des groupes qui vivent ce changement social. Mais au-delà de la compréhension du « comment » se manifeste le changement social, peut-on le mesurer, voire le prédire? 

Roxane
Roxane de la Sablonnière, Mathieu Pelletier-Dumas et Victoria Maria Ferrante. Source : auteurs.

Un peu d’histoire

Deux champs d’études s’intéressent tout particulièrement au changement social : la sociologie et la psychologie sociale. Cependant, malgré leur intérêt commun pour cet objet d’étude, ils diffèrent grandement dans leur approche. La sociologie s’intéresse au changement social en lui-même, et à son émergence. La psychologie sociale combine l’étude des individus dans leur contexte social à l’étude des relations intergroupes. 

C’est un changement social majeur, à savoir la Deuxième Guerre mondiale, qui amorça l’âge d’or de la psychologie sociale. D’un point de vue théorique, elle visait alors à découvrir les processus psychologiques universels et d’un point de vue pratique, à résoudre les conflits intergroupes. 

En psychologie sociale, notre champ d'études, l’après-guerre a été marquée par un essor des programmes de formations et de recherches interdisciplinaires. Les chercheurs se sont intéressés, par exemple, aux processus de persuasion et de propagande. Parmi les avancées importantes de l’époque, mentionnons les travaux sur le conformisme des groupes du psychologue Salomon Asch ou encore ceux autour de la soumission à l’autorité de son étudiant Stanley Milgram. Des théories concernant de nombreux thèmes ont également été approfondies : attitudes, socialisation, communication, leadership, etc. 

Le milieu des années 1960 a été caractérisé par l’avènement du mouvement cognitiviste, centré sur les processus mentaux des individus, auquel la psychologie sociale n’a pas manqué de se rallier. C’est à cette époque que prit fin l’âge d’or du domaine. Si les psychologues sociaux n’ont pas délaissé leurs phénomènes d’intérêt (p. ex. : relations interpersonnelles et intergroupes), l’accent se déplaça vers les processus mentaux en jeu dans ces phénomènes. 

De ce fait, leur intérêt pour le changement social s’est, quant à lui, effrité au fil du temps.

Caractériser le changement social

Il y a quelques années, au Laboratoire sur les changements sociaux et l’identité, nous avons mis de l'avant l'argument qu'il est essentiel d'aller vers une psychologie du changement social, une psychologie dynamique qui ferait le pont entre les facteurs sociaux (macro) et les facteurs individuels (micro). Jusqu’à très récemment, les recherches se concentraient sur l’un ou l’autre sans réellement les lier de manière satisfaisante, malgré l’évidence d’un lien bidirectionnel entre ces facteurs. 

Afin d’établir une psychologie du changement social qui soit satisfaisante, il était nécessaire de redéfinir ce dernier, car les nombreuses définitions proposées par les sociologues et les psychologues sociaux sont lacunaires. Par exemple, en psychologie sociale comme en sociologie, le changement social est défini par certains chercheurs comme un changement de la société émanant de l’action humaine, tel que les révolutions politiques. Cette définition ne considère pas, par exemple, la crise de la COVID-19 comme un changement social étant donné que les humains n’en sont pas les instigateurs.

En 2017, nous avons entrepris de nous attaquer à une définition du changement social qui serait opérationnelle. Après une imposante revue de la littérature des travaux en sociologie et en psychologie, quatre états dans lesquels les sociétés peuvent se trouver ont été identifiés : stabilité, changement social incrémentiel, changement social dramatique et inertie collective.

En 2017, nous avons entrepris de nous attaquer à une définition du changement social qui serait opérationnelle. Après une imposante revue de la littérature des travaux en sociologie et en psychologie1, quatre états dans lesquels les sociétés peuvent se trouver ont été identifiés (Tableau 1) : 

  • stabilité
  • changement social incrémentiel
  • changement social dramatique
  • inertie collective

Puis, quatre caractéristiques du changement social ont été identifiées (Tableau 1). Ces caractéristiques expliquent comment les sociétés passent d’un état à l’autre. Par exemple, une société semble bien fonctionner jusqu’au moment où :

  1. un événement soudain et rapide [Rapidité du changement social]
  2. amène une rupture dans les infrastructures [Rupture de la structure sociale]
  3. dans le comportement ou les croyances des individus [Rupture de la structure normative]
  4. ainsi que dans la représentation même qu’ils se font de leur peuple/culture. [Menace à l’identité culturelle]

Dans cet exemple, quand les quatre caractéristiques du changement social sont présentes, la société en question passe de la stabilité au changement social dramatique. 

 

Tableau 1. Typologie du changement social: états sociétaux et caractéristiques du changement social
Tableau - Roxanne de la Sablonnière
Note : Les définitions présentées dans ce tableau ont été élaborées à partir d’une recension exhaustive de la littérature de la sociologie et de la psychologie (plus de 5 000 résumés scientifiques et lecture approfondie de 325 manuscrits avec comité de lecture; de la Sablonnière, 2017, Front. Psychol., 8, 1).

 

Vers une modélisation du changement social

Cette nouvelle conceptualisation du changement social nous amène, dans un second temps, à investir la possibilité d’une modélisation à l’aide d’outils mathématiques. L’objectif serait de développer un outil prédictif du changement social afin de mettre en place des mesures préventives pour en limiter les impacts, par exemple. Un intérêt tout récent, et non exclusif aux psychologues sociaux, pour la modélisation (Claudio Cioffi-Revillas, Mark Rouleau et Dan Baha)2 et la prédiction (Håvard Hegre et Andreas Beger)3 de changements sociaux profonds (p. ex. : Coups d’États, guerres, tensions civiles) a conduit ces auteurs à affirmer que « c’est [précisément] parce que les systèmes sociaux sont si complexes que nous avons besoin des modèles mathématiques »4 . Ainsi, la modélisation et la prédiction des processus historiques sont non seulement possibles, mais surtout prometteuses et capitales, permettant, par exemple, aux chercheurs de tester leurs théories dans une démarche rétrospective pour « prédire » des évènements passés et ainsi vérifier la validité de leurs modèles ou encore pour anticiper les trajectoires futures possibles. 

Dans cette perspective, certains auteurs cherchent par exemple à prédire quand une société relativement stable risque de tomber dans l’instabilité, et quand cette instabilité peut dégénérer en émeutes, en révolution, voire en une guerre civile. Mais ils tentent aussi de comprendre quelles sont les circonstances qui mènent à ces protestations et quels sont les groupes susceptibles de les déclencher ou de s’y rallier.

Nous avons, pour notre part, développé un algorithme basé sur notre théorie du changement social, et nous avons obtenu des résultats préliminaires encourageants. L'algorithme permet d’anticiper dans quel état de société (Tableau 1) la communauté touchée est susceptible de se retrouver considérant les quatre caractéristiques d’un événement donné (p. ex. : la rapidité du changement social) et dépendamment de son état de société initial. 

Nous avons, pour notre part, développé un algorithme basé sur notre théorie du changement social, et nous avons obtenu des résultats préliminaires encourageants. L'algorithme permet d’anticiper dans quel état de société (Tableau 1) la communauté touchée est susceptible de se retrouver considérant les quatre caractéristiques d’un événement donné (p. ex. : la rapidité du changement social) et dépendamment de son état de société initial. 

En conclusion

Avec la crise de la COVID-19, il y a un regain d’intérêt envers le changement social autant de la part des organismes subventionnaires que des revues scientifiques. Nous espérons que ce regain se maintiendra afin de nous permettre, en tant qu’êtres humains, d’être mieux outillés pour faire face à des crises futures tout en soutenant les populations affligées, surtout les plus défavorisées qui vivent en constante situation de crise. 

Comprendre les effets du changement social sur la société et les individus est nécessaire afin d’anticiper les futures crises et éviter le trauma collectif. Le trauma collectif résulte du fait qu'au-delà du changement relatif à un drame individuel, comme la perte d’un enfant, il y a un drame collectif où tous les individus d’un groupe (famille, communauté, société) sont affectés de façon significative et ne disposent pas des ressources nécessaires pour résoudre chaque drame individuel. Dans un tel cas de figure, c’est la santé psychologique et physique de la majorité des membres d’un groupe social qui s’en trouve affectée négativement. Ainsi, s’il n’est pas encore possible de prédire le changement social ni de l’empêcher, il s’avère de bon augure qu'il y ait un regain pour l’étude du changement social et de ses conséquences. Après tout, comme le disait le philosophe Héraclite : « Rien n’est permanent, sauf le changement. Seul le changement est éternel »5 .

"Rien n’est permanent, sauf le changement. Seul le changement est éternel", Héraclite

Bibliographie

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  • Braha, D. (2012). Global civil unrest: Contagion, self-organization, and prediction. PLoS ONE, 7(10), e48596. https://dx.doi.org/10.1371%2Fjournal.pone.0048596
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  • 1de la Sablonnière, 2017
  • 2e.g. Cioffi-Revilla et Rouleau, 2010; Braha, 2012
  • 3e.g. Hegre et coll. 2019; Beger et coll., 2014
  • 4traduction libre, Peter Turchin, 2011, p. 172
  • 5De la Nature, maxime 142

  • Roxane de la Sablonnière
    Université de Montréal

    Laboratoire sur les changements sociaux et l'identité

    Roxane de la Sablonnière est professeure titulaire au Département de psychologie à l’Université de Montréal et directrice du Laboratoire sur les changements sociaux et l’identité. Ses recherches portent sur les défis auxquels les gens sont confrontés lorsqu’ils se trouvent exposés à un changement social profond, comme la colonisation qui a affecté les peuples autochtones du Canada ou encore l’immigration. Son intérêt pour l’étude des changements sociaux profonds l’a conduite jusqu’en Mongolie, en Russie, au Kirghizstan et en Afrique du Sud, où elle a pu développer ses théories et recherches. Récemment, Roxane a obtenu une subvention afin de mener une étude d’envergure sur l’impact psychologique de la pandémie de la COVID-19 au sein de la population canadienne. Elle investigue, par exemple, l’influence des politiques publiques sur l’adaptation des Canadiens et des Canadiennes ainsi que sur les préjugés envers certains groupes, tels que les personnes d'origine chinoise et les immigrants (https://csdc-cecd.wixsite.com/covid19csi).

  • Mathieu Pelletier-Dumas

    Université de Montréal - Laboratoire sur les changements sociaux et l'identité

    Mathieu Pelletier-Dumas est chercheur post-doctorant à l’Université de Montréal au Département de psychologie. Il a effectué une maîtrise en sexologie à l’Université du Québec à Montréal avant d’entreprendre un doctorat à l’Université de Montréal en psychologie sociale. La qualité de sa thèse doctorale a été reconnue par l’Université de Montréal ainsi que par l’Association de psychologie canadienne. Ses intérêts de recherche portent sur les changements importants auxquels les gens sont confrontés (changements sociaux et personnels), sur l’identité ainsi que sur les comportements négatifs (discriminations, préjugés, comportements disruptifs dans le domaine du jeu vidéo).

  • Victoria Maria Ferrante

    Université de Montréal - Laboratoire sur les changements sociaux et l'identité

    Victoria Maria Ferrante est étudiante à la maîtrise au Département de psychologie à l’Université de Montréal et membre du Laboratoire sur les changements sociaux et l’identité. Elle étudie l’influence des politiques sur les processus d’intégration identitaire en contexte de changement social. Par exemple, elle examine la perception qu’ont les individus d’eux-mêmes et des Canadiens suite à la légalisation du cannabis en 2018. Par ailleurs et dans le contexte de la COVID-19, elle s’intéresse au respect des comportements préventifs ou encore au lien entre les processus d’identification et les préjugés au sein de la population canadienne.

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