Je pense que nous sommes nombreux à tenir un discours en contradiction avec nos actes. Moi la première. J’en suis arrivée à être fière d’avoir déjà un épuisement professionnel à mon tableau, car cela signifie que je travaille, que j’en veux, que j’ai la « gagne ». [...]. Mais quand ces opportunités densifient dangereusement le temps de travail et bien vous puisez dans votre capital de bien-être. Alors parfois, j’en ai marre et je suis fatiguée.
Autre billet l'autrice : Première page, 10 février 2020.
Le 29 mars 2020
Cher journal,
Mes émotions sont sens dessus dessous.
Depuis décembre, je me prépare au mois de mars. Mon agenda indiquait deux rapports de résultats de mi-parcours de mon projet de recherche à rendre aux financeurs, deux cours d’écophysiologie à donner, une présence dans un jury d’examen de « proposé » de recherche de doctorat et la finalisation d’un article scientifique. Il n'indiquait pas une pandémie mondiale de Covid-19.
Ce mois de mars est difficile à vivre.
Même en préparant mon cours en avance et en travaillant efficacement sur les rapports en janvier et février, je savais que je n’échapperais pas aux heures supplémentaires en mars. Du haut de mes 34 ans, je commence à me connaître et à savoir quand la fatigue prend le dessus. J’ai donc posé une semaine de vacances en sandwich entre la semaine du premier cours à donner, de l’examen doctoral à évaluer et du premier rapport à rendre, et celle du second cours et du second rapport. Une semaine de vacances, pas assez pour déconnecter du travail, mais assez pour me reposer.
Premier jour de vacances, le 13 mars. Épidémie déclarée de la Covid-19, fermeture des écoles et des universités pour 15 jours. Habitant à la campagne, je suis comme dans une bulle. Mon conjoint me décrit comment les rues de Québec se vident de jour en jour. Je ne réalise pas.
Le vendredi avant de reprendre le travail (le 20 mars), je regarde mes courriels et organise le télétravail. Le rapport à rendre est écrit à 4 mains avec une étudiante, on se réorganise. Avec le second cours d’écophysiologie à transcrire par écrit (fermeture de l’université oblige), la rédaction de ma partie du rapport ainsi que la révision de celle de l’étudiante et les autres échéances, j’entame la semaine comme on démarre un marathon.
Je suis efficace, je demande à tout le monde de prendre soin de soi, je travaille, je suis à la maison, j’en oublie les horaires. Le cours est transcrit, je rédige et révise le rapport, je fais de longues journées. Je bute sur des obstacles tandis que d’autres tâches s’ajoutent. Cela fait huit heures que je travaille, interrompues d’une pause de dix minutes pour avaler mon lunch. Le bureau et la maison s’étant fusionnés, je peux travailler une demi-heure ou une heure de plus. C’est le temps gagné sur le trajet maison-travail. Le lendemain, nouveaux obstacles, nouvelle journée de neuf heures pour tout terminer dans les temps et sans bâcler ce rapport dont mon salaire et celui de l’étudiante dépendent. Je suis épuisée, stressée et frustrée. Frustrée de ne plus prendre de plaisir à décrire les résultats tellement intéressants de ce projet de recherche que j’ai construit avec des collègues et que j’adore.
Une collègue qui comprend la situation me conseille de repousser toutes les échéances qui peuvent l’être. Elle a tellement raison. Je suis son conseil et me sens soulagée d’un poids pour les 15 prochaines minutes…
Une collègue qui comprend la situation me conseille de repousser toutes les échéances qui peuvent l’être. Elle a tellement raison. Je suis son conseil et me sens soulagée d’un poids pour les 15 prochaines minutes…
Vendredi matin : je n’ai dormi que six heures (c’est peu pour la grosse dormeuse que je suis). Le rapport n’est pas terminé et il est à rendre aujourd’hui. Ça me stresse. Je commence ma journée comme d’habitude en ouvrant Twitter que j’apprécie comme outil de veille bibliographique.
En France, une adolescente de 16 ans est décédée des suites de la COVID 19. Je fonds en larme.
Cela fait deux semaines que j’écoute les informations, que je prends toutes les précautions recommandées, mais je n’avais pas réalisé. À cet instant, je me prends tout en pleine face. Je culpabilise, je stresse pour mon travail alors que je suis privilégiée d’en avoir encore un et d’avoir les moyens de le faire de chez moi.
Je prends des nouvelles de mes proches et collègues, je leur dit de prendre soin d’eux, mais en ce qui me concerne, je fais le contraire. Pourquoi? Faire de la recherche est un travail passionnant, mais c’est basé sur le toujours plus, et là il y a des effets pervers. Paradoxalement, les premiers à vous dire de faire attention à l’épuisement professionnel n’entendent pas toujours quand vous exprimez un stress lié à une charge de travail trop grande. Si eux n’entendent pas, on peut alors penser que c’est parce qu’on n’est pas assez efficace en fin de compte. Nos sociétés sont fondées sur la productivité, la croissance en tout.
Je pense que nous sommes nombreux à tenir un discours en contradiction avec nos actes. Moi la première. J’en suis arrivée à être fière d’avoir déjà un épuisement professionnel à mon tableau, car cela signifie que je travaille, que j’en veux, que j’ai la « gagne ». Ajouté à cela que même si ma situation est loin d’être à plaindre, je n’ai pas de poste permanent, ce qui signifie qu’il est parfois impossible de refuser certaines opportunités comme d’enseigner gratuitement quelques heures de cours ou de former des gens. Cela rajoute des lignes nécessaires à un CV et aboutit souvent à de très belles nouvelles rencontres. Mais quand ces opportunités densifient dangereusement le temps de travail et bien vous puisez dans votre capital de bien-être. Alors parfois, j’en ai marre et je suis fatiguée.
Alors ce mois d’avril, je vais le passer à essayer d’appliquer à moi-même ce que je dis aux autres et prendre soin de moi. Je vais remettre mon travail à sa place.
- Morgane Urli
Université Laval
Chercheuse en écologie fonctionnelle des plantes, Morgane Urli s'intéresse aux impacts des changements globaux et de l’aménagement forestier sur la dynamique des peuplements forestiers, et à une plus large échelle, sur l’aire de répartition des arbres. Après avoir soutenu son doctorat en France sur l’étude de la distribution et des mécanismes de résistance à la sécheresse des arbres en 2013 et effectué de 2013 à 2018 plusieurs postdoctorats au Québec lui permettant de découvrir de nouveaux écosystèmes forestiers ainsi que la sylviculture, elle est actuellement professionnelle de recherche à l’Université Laval à Québec. Son expérience lui permet aujourd’hui de développer le caractère multidisciplinaire et collaboratif de sa recherche sur les réponses à la sécheresse d’essences tempérées nordiques et boréales dans le contexte des changements climatiques. Elle attache également une grande importance à la vulgarisation scientifique et aux transferts de connaissance qu’elle considère comme faisant partie intégrante de son travail de chercheur.
Vous aimez cet article?
Soutenez l’importance de la recherche en devenant membre de l’Acfas.
Devenir membre