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Sid Ahmed Soussi, Université du Québec à Montréal

Phénomène emblématique des mutations contemporaines du travail, le travail migrant temporaire présente des conséquences locales de plus en plus observables aujourd’hui, entre autres, en termes de précarisation et d’accès aux droits sociaux.

Sid Soussi
L'auteur était de l'atelier Travail du 20e Forum international Sciences Société de l'Acfas, tenu au Cégep de Trois-Rivières, les 1er, 2 et 3 novembre 2019. On l'aperçoit ici encadré de Marie-Pierre Bourdages-Sylvain, professeure à la TELUQ, et d'Yvan Perrier, professeur au Cégep du Vieux-Montréal.

 

Les flux migratoires du travail

Depuis près d’une génération, les flux migratoires internationaux tendent à se transformer sous l’effet de la globalisation et de l’intégration des marchés1. La dernière décennie a vu l’explosion statistique des migrants temporaires au détriment des migrants permanents, et ce dans plusieurs pays à travers le monde2. Dans nombre de pays, les travailleurs migrants temporaires (TMT) sont plus nombreux que les travailleurs immigrants acceptés comme résidents permanents. Cette tendance n’est pas nouvelle3 , et le Canada et le Québec ont vu la situation s’inverser comme cela s'était produit dans l'Union Européenne.4.

Ce texte livre une synthèse des résultats d’une étude comparative internationale des conséquences socioéconomiques locales de ces flux du travail migrant temporaire. Les répercussions se font sentir tant sur la structure de l’emploi, le rapport salarial que sur l’accès aux droits du travail. Il s’agit, à partir du cas canadien, d’examiner la conjugaison de ces trois dimensions caractéristiques du monde du travail dans la production de nouvelles formes d’inégalités qui se mettent progressivement en place dans les milieux du travail des secteurs d’activité favorisant le recours à la main-d’œuvre migrante temporaire. Phénomène emblématique des mutations contemporaines du travail, son développement accéléré produit des conséquences locales de plus en plus observables aujourd’hui, sur ces trois dimensions, et en termes de précarisation et d’accès aux droits sociaux, deux vecteurs constitutifs des nouvelles formes d’inégalités.

Les programmes canadiens de migration temporaire : vocation et réalités

Au Canada, cette main-d’œuvre est répartie dans les secteurs agraire et agro-industriel, de la construction, de l’exploitation minière et de l’hôtellerie-restauration ainsi que dans les activités domestiques. Elle provient essentiellement des Philippines, pour les aides familiales et domestiques, du Guatemala et du Mexique pour les travailleurs saisonniers agricoles et les employés du secteur de la restauration et des services. De nouveaux secteurs y ont également recours, comme ceux des finances (banque et assurances) et de la technologie (télécommunications et informatique).

Les secteurs de prédilection de ces programmes couvrent aussi bien des emplois faiblement rémunérés que des milieux du travail exigeant des qualifications et qui sont à ce jour régulés par un rapport salarial collectif (syndiqués) et donc, à ce titre, par les législations du travail.

« De 1996 à 2015, le nombre de TMT a été multiplié par six, passant de 52 000 à 310 000, toutes catégories confondues. Ce nombre connaît une croissance nette à partir de 2003. Au Québec, de 2000 à 2010, le nombre des TMT augmente de 65 %, alors que le nombre total des résidents temporaires n’y ne croît que de 50 %5; l’augmentation des TMT s’accélère à partir de 2006-2007 et la croissance se poursuit après la crise de 2008. Le Canada accorde en 2012 la résidence permanente à 160 617 personnes6; en même temps, il accepte 213?516 TMT7, en tant que « travailleurs étrangers temporaires » avec des statuts multiples répartis entre deux grands groupes : 1) les travailleurs peu spécialisés – encadrés par le programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET-PS) – dont le recrutement par les entreprises exigent de ces dernières une Étude d’impact sur le marché du travail (EIMT), c’est-à-dire une autorisation émise par le ministère Emploi et Développement social Canada après avoir avalisée une déclaration certifiée par l’employeur assurant qu’il ne trouve pas localement la main-d’œuvre recherchée (40 à 50 % des entrées annuelles); 2) les travailleurs hautement qualifiés entrant à travers le Programme de mobilité internationale, celui dit des Arrangements internationaux – accords commerciaux (ex-ALENA et ACEM, AGCS, etc.) – et les travailleurs dits de type Intérêt canadien (35 à 45 % des entrées annuelles) »8.

Sid Soussi
Titulaires de permis de travail du Programme des travailleurs étrangers temporaires, selon le sexe, de 1996 à 2015 (CIC, 2016)

Pour de nombreux observateurs, les politiques publiques canadiennes s’insèrent dans une tendance internationale lourde. Deux aspects de ces programmes retiennent l’attention : 1) la circulation transfrontalière, les conditions d’emploi et les droits des travailleurs; 2) les impacts de ces programmes sur le marché de l’emploi. Certaines thèses soulignent la segmentation de ce marché parce que les TMT ne bénéficient pas du même niveau de rémunération salariale ni des mêmes droits en matière d’emploi et de conditions de travail que les citoyens canadiens et les résidents permanents. Dans ce contexte, le PTET-PS fournit aux employeurs un vivier de travailleurs non libres et corvéables à souhait.

Division internationale du travail et ambivalence de l’État

Au-delà du Canada, de l’Union européenne et des États-Unis9, ce phénomène des flux du travail migrant temporaire se déploie de plus en plus dans les pays du Sud, dits émergents10. Comme le font remarquer certains chercheurs11, une des contradictions les plus apparentes dans le phénomène de la mondialisation est, d’une part, l’adoption de politiques facilitant la libre circulation des marchandises et, d’autre part, les mesures de restriction croissantes affectant la libre circulation des personnes. Et ce sont les États qui cristallisent cette contradiction par le biais, notamment, de programmes de TMT encadrant strictement la circulation de la force de travail.

L’expansion rapide des programmes de travail temporaire au Canada ne pose pas seulement un problème de reconnaissance des droits sociaux les plus élémentaires et d’assujettissement à certaines formes de discrimination. Cette tendance contribue structurellement aux processus, déjà bien entamés, de précarisation de l’emploi qui apparaissent aujourd’hui comme emblématiques de la division internationale du travail, dans la mesure où la logistique de ces flux participe aux stratégies de gestion à long terme mises en œuvre par les entreprises avec le concours de l’État12.

À cet égard, les efforts déployés en matière de politiques publiques au Canada, dans le cadre de l’expansion de ces programmes, constituent un fait nouveau, voire un précédent historique. Comment comprendre ces politiques sans leur mise en congruence, avérée et manifeste, avec la logique de la globalisation économique actuellement à l’œuvre, dans la mesure où, pour la première fois, une politique d’immigration est clairement tournée vers le renforcement des stratégies de gestion des entreprises et des employeurs du secteur privé. Cette politique, drainant une main-d’œuvre employée à des coûts extrêmement bas, révèle déjà clairement ses impacts sur la tendance globalement à la baisse des rémunérations du travail, au Canada comme dans les pays ayant adopté ce même type de mesure.

Cette politique, drainant une main-d’œuvre employée à des coûts extrêmement bas, révèle déjà clairement ses impacts sur la tendance globalement à la baisse des rémunérations du travail, au Canada comme dans les pays ayant adopté ce même type de mesure.

Bibliographie :
  • Citoyenneté et immigration Canada (CIC). 2013a. « Canada. Résidents permanents par catégorie, 2008-2012 ». Page consultée le 9 décembre 2019.
  • Citoyenneté et immigration Canada (CIC). 2013b. « Canada. Entrées totales de travailleurs étrangers selon la province ou le territoire et la région urbaine, 2008-2012 ». Page consultée le 9 décembre 2019.
  • Citoyenneté Immigration et citoyenneté (CIC). 2016. « Faits et chiffres 2015. Aperçu de l’immigration-résidents temporaires-Mises à jour annuelles ». Page consultée le 9 décembre 2019.
  • Institut de la Statistique du Québec (ISQ). 2012. Un portrait des résidents temporaires au Québec de 2000 à 2010. Page consultée le 9 décembre 2019.
  • Leblanc, Sophie. 2010. « Réseaux de production et immigration. Les Boliviens à Sào Paulo ». Montréal : Université du Québec à Montréal.
  • OCDE. 2018. Perspectives des migrations internationales 2018.
  • Pellerin, Hélène. 2012. « De la migration à la mobilité : changement de paradigme dans la gestion migratoire. Le cas du Canada ». Revue européenne des migrations internationales Vol. 27 (2): 57‑75.
  • Potot, Swanie. 2013. « Construction européenne et migrations de travail ». Revue européenne des sciences sociales 51‑1 (1): 7‑32.
  • Schwenken, Helen. 2005. « The Challenges of Framing Women Migrants’ Rights in the European Union ». Édité par Christine Catarino, Mirjana Morokvasic, et Marie-Antoinette Hily. Revue Européenne Des Migrations Internationales, Femmes, genre, migration et mobilités, 21 (1): 177‑94.
  • Soussi, S. A. 2019. Le travail migrant temporaire et les effets sociaux pervers de son encadrement institutionnel. Lien social et Politiques, (83), 295–316.
  • Soussi, S. A. 2016. « Migrations du travail et politiques publiques : vers une informatisation internationale du travail ». Revue Internationale de Politique Comparée, 33 (2): 225‑47.
  • Soussi, Sid Ahmed. 2013. « Les flux du travail migrant temporaire et la précarisation de l’emploi : une nouvelle figure de la division internationale du travail », Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, 8, 2 : 145‑170.
  • Walia, Harsha. 2010. « Transient servitude: migrant labour in Canada and the apartheid of citizenship ». Race & Class 52 (1): 71‑84.
  • 1Soussi, 2016; Pellerin, 2012
  • 2Soussi, 2019
  • 3OCDE, 2018
  • 4Potot, 2013
  • 5ISQ 2012
  • 6CIC, 2013a
  • 7CIC, 2013b
  • 8Soussi 2019 : 299
  • 9Schwenken, 2005
  • 10Leblanc, 2010
  • 11Walia, 2010
  • 12Soussi, 2013

  • Sid Ahmed Soussi
    Université du Québec à Montréal

    Sid Ahmed Soussi est professeur au dépt de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), chercheur membre du Groupe interdisciplinaire sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS) et de l’axe travail et emploi du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES). Ses publications portent sur les migrations internationales du travail et les flux du travail migrant temporaire en tant que nouvelle figure de la division internationale du travail ainsi que sur le mouvement syndical international et les normes de régulation internationale du travail.

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