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Catherine Ouellet-Courtois, Université de Montréal

Force est de constater que même la thérapie jugée comme étant la plus efficace pour les troubles alimentaires fait fi de la composante socioculturelle de cette pathologie. On cherche à traiter les femmes atteintes en essayant de leur faire comprendre qu’elles accordent trop d’importance à la minceur, pour ensuite les réinsérer dans un contexte où on les incite à reproduire les comportements spécifiques à leur trouble.

DC - Catherine Ouellet-Courtois
  Crédits : Catherine Ouellet-Courtois

Un trouble propre à une culture

On assiste aujourd’hui à une explosion des troubles alimentaires : selon certaines études, les comportements jugés problématiques auraient doublé en l’espace d’une décennie1. Dans les pays occidentaux, près de 10 à 12 % des femmes répondent aux critères diagnostiques indiquant la présence de ce trouble2. Les statistiques canadiennes soulignent la disparité des sexes dans cette problématique : 9 personnes sur 10 sont des femmes3. Notons que, contrairement à l’universalité d’autres troubles de santé mentale4, la prévalence élevée des troubles alimentaires chez les femmes est spécifique non seulement à notre société occidentale, mais également à notre époque5,6. Une étude historique de l'épidémiologie des troubles alimentaires a démontré que, sur une période de 40 ans, l’incidence des troubles alimentaires chez les femmes entre 20 et 30 ans avait augmenté de 6.28% entre 1950 et 1964 à 17.70% entre 1980 et 19927.

Le poids de notre société

Notre société occidentale est obsédée par la minceur féminine. Il ne suffit que d’être moindrement exposé aux médias et aux produits de consommation de masse pour faire ce constat. La minceur est une aspiration, un idéal jamais véritablement atteint et perpétuellement à poursuivre. L’estime de soi chez la femme est d’ailleurs fortement liée à la forme corporelle8. Les médias contribuent grandement à l’insatisfaction des femmes en imposant des standards de beauté inatteignables. Une étude importante à cet égard est celle de Anne E. Becker : Television, disordered eating, and young women in Fiji: Negotiating body image and identity during rapid social change9. Cette chercheuse de l’Université Harvard a effectué un suivi longitudinal sur la population des îles Fidji après l’arrivée de la télévision nord-américaine sur le territoire en 1995, alors que les habitants n’avaient jamais été exposés aux médias occidentaux auparavant. L’incidence des troubles alimentaires était alors pratiquement nulle. En 1998, trois ans plus tard, 11,3 % des adolescentes rapportaient pratiquer au moins un comportement alimentaire problématique (p. ex., vomissements) pour perdre du poids, et 74 % d’entre elles se sentaient « trop grosses ». En 2007, le pourcentage de comportements du trouble alimentaire autorapportés avait grimpé à 45 %. En effet, plusieurs auteurs soulignent le danger que présente pour les femmes l’exposition aux publicités et aux médias10.  

L’éléphant dans la pièce

Bien que différents traitements pour les troubles alimentaires existent, les recherches soulignent la nécessité d’élaborer de nouvelles pistes d’intervention afin de pallier les résultats insatisfaisants des approches actuelles. La thérapie cognitivo-comportementale est considérée comme la plus efficace, bien que près de la moitié des personnes atteintes ne pourront atteindre une rémission complète ou maintenir cette rémission suite au traitement11. Parmi les différents objectifs, cette thérapie vise à convaincre la personne qu’il est dans son intérêt de recommencer à s’alimenter normalement et instaure donc un programme alimentaire précis. Par ailleurs, la thérapie cherche à renverser les croyances de la personne, notamment l’importance indue accordée au poids et à la forme corporelle11.

Force est de constater que même la thérapie jugée comme étant la plus efficace pour les troubles alimentaires fait fi de la composante socioculturelle de cette pathologie. On cherche à traiter les femmes en essayant de leur faire comprendre qu’elles accordent trop d’importance à la minceur, pour ensuite les réinsérer dans un contexte où on les incite à reproduire les comportements spécifiques à leur trouble. On affuble ces femmes d’étiquettes comme « anorexiques » ou « boulimiques », alors que les propos des médias, de l’entourage professionnel tout comme personnel, laissent croire que déroger de la minceur n’est pas une option. D’une part, on considère le comportement comme un problème; d’autre part, on promeut son résultat. On cherche à réparer la femme, mais non le contexte socioculturel qui la brise.

La thérapie pour les troubles alimentaires présente donc un enchevêtrement aberrant de paradoxes. Il serait donc pertinent de se concentrer sur le caractère politique et social du corps afin de mettre en lumière les causes des troubles alimentaires et de porter un regard différent sur les manières de les traiter. La recherche pourrait notamment bénéficier d’une lecture féministe des troubles alimentaires.

Pour une lecture féministe des troubles alimentaires

L’approche féministe cherche à élargir les causes des troubles alimentaires en ajoutant aux facteurs psychologiques les dimensions socioculturelles12. Selon cette approche, la société patriarcale13 favoriserait l’objectivation de la femme, créant ainsi des relations inégalitaires de pouvoir. C’est dans cet imaginaire collectif que s’inscrit un système de justification idéologique de féminité : les femmes sont naturellement plus menues, plus faibles. Par conséquent, on les pousse à s’assujettir à une image où elles sont plus passives et dociles14. La minceur s’est démocratisée avec l’idée que les femmes détiennent le pouvoir de correspondre à cette image et de ressembler aux mannequins affichées dans les magazines, tant qu’elles font preuve d’assez de volonté. Le corps se voit donc codifié, monnayé et réduit à l’état d’objet.

Naomi Wolfe15 – auteure, consultante politique américaine et ambassadrice de la troisième vague féministe –  parle d’un mythe de la beauté : l’émancipation des femmes à la fin du 20e siècle aurait progressé en parallèle avec des idéaux inatteignables imposés par une société patriarcale. Elle avance que ce mythe réduit le pouvoir des femmes : « Une société obnubilée par la minceur féminine n’indique pas une obsession de la beauté féminine, mais plutôt une obsession à vouloir maintenir l’obéissance des femmes. Le régime alimentaire est le plus puissant sédatif politique dans l’histoire de la condition féminine : une population qui souffre dans le silence reste contrôlable » [traduction libre]. Selon Naomi Wolfe, l’idée de « qualification professionnelle de beauté » [traduction libre] fait en sorte que les femmes doivent consacrer temps et argent afin de répondre aux critères de beauté imposés par le marché du travail – une femme se doit non seulement d’être compétente, mais également belle, jeune et mince. Sandra Lee Bartky (1988)16, philosophe à l’Université de l’Illinois (1935-2016), fait référence au « corps docile » de Foucault afin d’expliquer comment le corps de la femme est réglementé par des normes de dite féminité, concept selon lequel le corps doit être « amélioré » par le maquillage, l’exercice physique, les régimes et la chirurgie afin d’être jugé comme socialement apte. En bref, la tyrannie de la minceur soumet les femmes à des normes sociales qui laissent entendre que le recours à la chirurgie esthétique ou aux régimes alimentaires est un choix. Ces diktats donnent lieu à une aliénation du corps féminin et brident la liberté des femmes. Les constructions sociales du genre et du corps féminin infléchissent le comportement des femmes selon ces normes, parfois jusqu’à la genèse d’un trouble alimentaire.

Briser les chaînes des constructions patriarcales

Les troubles alimentaires découlent d’enjeux socioculturels et, par conséquent, pourraient grandement profiter d’une société féministe. Une telle société se traduit notamment par une représentation plus réaliste et inclusive des corps de femmes, toutes tailles confondues. Il faut bien comprendre que si le trouble alimentaire est une « maladie » elle est sociale avant d’être mentale. Par conséquent, cette conscientisation dans l’étude des troubles alimentaires permettra d’agir en prévention et non seulement en traitement. La lutte des femmes ne devrait plus se faire contre leur corps, mais bien contre les constructions sociales inadéquates et débilitantes de la beauté et de la féminité. Il est temps de dénoncer les standards de beauté imposés aux femmes par notre société de masse. Par le fait même, nous permettrons aux femmes de s’affranchir de leurs complexes liés à leur forme corporelle et nous évincerons le malaise sociétal duquel découlent les troubles alimentaires.

  • 1Hay, P. J., Mond, J., Buttner, P., & Darby, A. (2008). Eating disorder behaviors are increasing: findings from two sequential community surveys in South Australia. PloS one, 3, 1541.
  • 2Stice, E., Marti, C. N., Shaw, H., & Jaconis, M. (2009). An 8-year longitudinal study of the natural history of threshold, subthreshold, and partial eating disorders from a community sample of adolescents. Journal of Abnormal Psychology, 118, 587.
  • 3Statistique Canada. (2013, May 13). Partie 1, Anorexie mentale. Section D, Troubles des conduites alimentaires.
  • 4Kessler, R. C., Aguilar-Gaxiola, S., Alonso, J., Chatterji, S., Lee, S., Ormel, J., ... & Wang, P. S. (2009). The global burden of mental disorders: an update from the WHO World Mental Health (WMH) surveys. Epidemiology and Psychiatric Sciences, 18, 23-33.
  • 5Baxter, A. J., Patton, G., Scott, K. M., Degenhardt, L., & Whiteford, H. A. (2013). Global epidemiology of mental disorders: what are we missing?. PLoS One, 8, e65514.
  • 6Fairburn, C. G., & Cooper, Z. (2011). Eating disorders, DSM–5 and clinical reality. The British Journal of Psychiatry, 198, 8-10.
  • 7Rosenvinge, J. H., & Pettersen, G. (2015). Epidemiology of eating disorders part II: an update with a special reference to the DSM-5. Advances in Eating Disorders: Theory, Research and Practice, 3, 198-220.
  • 8Irving, L. M. (1990). Mirror images: Effects of the standard of beauty on the self-and body-esteem of women exhibiting varying levels of bulimic symptoms. Journal of Social and Clinical Psychology, 9, 230-242.
  • 9Becker, A. E. (2004). Television, disordered eating, and young women in Fiji: Negotiating body image and identity during rapid social change. Culture, Medicine and Psychiatry, 28, 533-559.
  • 10Stephens, D. L., Hill, R. P., & Hanson, C. (1994). The beauty myth and female consumers: The controversial role of advertising. Journal of Consumer Affairs, 28, 137-153.
  • 11a11bFairburn, C. G. (2008). Cognitive behavior therapy and eating disorders. New York: Guilford Press.
  • 12Fredrickson, B. L., & Roberts, T. A. (1997). Objectification theory: Toward understanding women's lived experiences and mental health risks. Psychology of Women Quarterly, 21, 173-206.
  • 13Le concept de patriarcat est utilisé par les théories féministes afin de désigner un système social d’oppression des femmes par les hommes. La version contemporaine du concept de « patriarcat » a été élaborée à la fin des années 1960, alors que le marxisme teintait fortement les analyses féministes, afin de mettre en évidence l’oppression spécifique aux femmes au-delà de la lutte des classes. Pour une lecture approfondie sur le sujet, veuillez consulter l’ouvrage du sociologue Pierre Bourdieu faisant état des causes de la domination des hommes sur les femmes dans toutes les sociétés humaines [Pierre Bourdieu (1998), La domination masculine. Paris : Le seuil, coll. Liber].
  • 14Hesse-Biber, S., Leavy, P., Quinn, C. E., & Zoino, J. (2006). The mass marketing of disordered eating and eating disorders: The social psychology of women, thinness and culture. In Women's Studies International Forum (Vol. 29, No. 2, pp. 208-224). Pergamon.
  • 15Wolf, N. (1991). The beauty myth: How images of beauty are used against women. New York : William Morrow and Company.
  • 16Bartky, S. L. (1988). Feminism and Foucault: Reflections on resistance. Boston : Northeastern University Press.

  • Catherine Ouellet-Courtois
    Université de Montréal

    Catherine Ouellet-Courtois est étudiante au doctorat au Centre d’études sur les troubles obsessionnels-compulsifs et tics de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal ainsi qu'au Département de psychologie de l’Université de Montréal. Sous la direction du chercheur Dr Kieron O'Connor, Mme Ouellet-Courtois mène des travaux qui abordent les processus de pensée chez les personnes atteintes d’un trouble alimentaire ou d’un trouble obsessionnel-compulsif. Lorsqu’elle sera diplômée, elle souhaite travailler dans le développement de thérapies cognitives basées sur les données probantes visant à traiter ces deux troubles. 

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