Si le poker était marginal avant les années 2000, il est aujourd’hui le troisième jeu de hasard et d’argent le plus populaire au Québec. Ces joueurs représentent près de 5% de la population – l'équivalent de 18 Centres Bell pleins à craquer. Sans surprise, pour certains d’entre eux, le château de cartes s’effondre : endettement, conflits familiaux, anxiété, dépression. Mais pourquoi certains joueurs vivent-ils ces problèmes et d’autres, non?
La passion, un moteur motivationnel
Saviez-vous que 75 % de la population est « passionnée » au moins une fois dans sa vie? Jeune ou moins jeune, femme ou homme et quel que soit le continent, on se passionne d’écologie, de cuisine, de musique… « Je n’ai pas de talents spéciaux. Je suis juste passionnément curieux », disait Albert Einstein. Et depuis les années 2000, le chercheur en psychologie, Robert Vallerand, précurseur du concept de passion en psychologie, identifie la passion comme un formidable moteur motivationnel. Mais quand on est passionné des jeux d’argent, peut-on l’être dans l’harmonie sans être dévoré?
De la passion
La passion a été étudiée en philosophie par Aristote, Descartes, Nietzsche ou encore Spinoza, et elle a été souvent dépeinte comme une émotion inhérente à l’expérience humaine amenant les individus à s’engager avec énergie dans des activités. Ce n’est que depuis peu que la psychologie s’intéresse à ce concept de manière empirique en le définissant comme « une forte inclination vers une activité qui définit la personne en elle-même, qu’elle aime ou qu’elle adore, qu’elle trouve importante et qu’elle considère avec sérieux, et dans laquelle elle investit du temps et de l’énergie » (Robert Vallerand, 2015 – traduction libre). L’objet de passion peut être une activité comme l’enseignement, un objet comme les timbres, une personne comme une célébrité ou même une cause comme la protection de l’environnement. Dans cette perspective, la passion est considérée comme un construit motivationnel qui peut encourager le bien-être des individus et une vie équilibrée, mais également un comportement persistant et rigide amenant des conséquences négatives, comparable à de la compulsion.
Selon le professeur Vallerand, la passion peut prendre deux formes distinctes. La passion harmonieuse, enflammée, mais raisonnable; la passion obsessive, intense et démesurée. La première est équilibrée tandis que la seconde est dévorante. Différents domaines tels que les recherches sur les jeux d’argent ont étudié ces deux formes pour mieux comprendre les comportements des joueurs et prévenir les éventuelles conséquences négatives d’une passion dévorante. En tant que candidate au doctorat en toxicomanie, je me suis inscrite dans la lignée de ces travaux, et j’ai réalisé une étude sur la « passion » du jeu auprès de 159 joueurs de poker au Québec.
L’étude en question
Si avant les années 2000 le poker était encore marginal, il est aujourd’hui le troisième jeu de hasard et d’argent le plus populaire au Québec, après la loterie et les machines à sous. Réunis, les joueurs de poker québécois représentent l’équivalent de 18 Centres Bell pleins à craquer (386 000 personnes environ, soit près de 5% de la population). Alors que poker rime souvent avec célébrité et jet set, pour certains joueurs le château de cartes s’effondre avec à la clé, une véritable descente aux enfers appelée des « problèmes de jeu ». Ces joueurs vivent de l’endettement, des conflits familiaux, de l’anxiété ou encore de la dépression. Mais pourquoi certains joueurs vivent ces problèmes et d’autres, non? La passion dévorante qu’est la passion obsessive augmente-t-elle le risque d’avoir des problèmes de jeu au poker?
Comme chercheuse en toxicomanie, supervisée par Magali Dufour et Élise Roy de l’Université de Sherbrooke, je me suis intéressée à cette question dans le but d’améliorer la prévention et les modes d’intervention auprès des joueurs. Pour ce faire, nous avons réalisé une étude mixte comprenant deux phases consécutives. Les deux phases se complétaient et chacune comprenait une méthode, des outils et des analyses spécifiques pour garantir la fiabilité des résultats.
Dans la première phase, 159 joueurs de poker du Québec ont été rencontrés deux fois à un an d’intervalle. Ils ont complété des questionnaires qui nous ont permis d’évaluer leur passion du poker et la présence ou non de problèmes de jeu, mais aussi de cumuler d’autres indices : jouaient-ils à d’autres jeux de hasard et d’argent, éprouvaient-ils de l’anxiété et de l’impulsivité? Des analyses statistiques ont ensuite été réalisées pour déterminer le lien entre les deux types de passions et les problèmes de jeu, tout en prenant en compte les autres indices qui auraient pu également avoir une influence. Les passions obsessive et harmonieuse influencent-elles les problèmes de jeu?
Pour la deuxième phase, parmi les 159 joueurs, 12 ont été rencontrés de nouveau pour recueillir leur point de vue sur la passion et son lien avec leurs habitudes de jeu. Nous leur avons demandé s’ils se définissaient comme passionnés de poker et comment l’une ou l’autre des deux formes influençait leurs comportements de jeu. Une analyse pour extraire les thèmes récurrents du discours des joueurs a été menée.
La première phase a fourni des résultats à un niveau statistique, permettant de comprendre l’influence de la passion du poker. Est-ce que l’une ou l’autre des formes de passion augmente le risque d’avoir des problèmes de jeu? La seconde phase, quant à elle, complète la première grâce à des entretiens avec les joueurs et permet de renforcer la valeur des résultats statistiques.
Deux phases, un même constat
Les deux phases de l’étude ont mené au constat d’un même problème : la passion obsessive est risquée, mais ce n’est pas le cas de l’harmonieuse. D’après l’évaluation des 159 joueurs, la passion obsessive mesurée initialement augmente de deux fois le risque d’avoir un problème de jeu un an plus tard. Les joueurs rencontrés dans la seconde phase affirment être passionnés ou l’avoir été et considèrent que ce terme correspond exactement à ce qu’ils vivent au poker. Ils confirment que la passion harmonieuse reste équilibrée avec les autres activités de la vie du joueur, contrairement à l’obsessive. Selon leur point de vue, un joueur de poker peut favoriser la passion harmonieuse au détriment de l’obsessive en suivant ces deux conseils :
1. Être discipliné en jouant régulièrement et en mettant à jour ses connaissances, être sérieux dans sa manière de jouer en ne consommant ni alcool ni drogues pendant une partie de poker, et s’appuyer sur les probabilités et non sur le hasard pour faire ses choix stratégiques. Cela permet au joueur de contrôler ses émotions tout en ne favorisant pas l’émergence de problèmes de jeu. Le témoignage de ce joueur l’illustre :
« Comme j’étais passionné, je prenais ça au sérieux. Je dois être dans mon meilleur état mental quand je joue. Je veux avoir bien dormi, je veux avoir toute ma tête. Donc quand je suis fatigué, quand je sens que je ne joue pas bien parce que j’ai perdu une main et que je suis fâché, je ne veux pas jouer dans cet état-là. »
2. Ne pas délaisser son réseau social en continuant à sortir avec des amis ou en passant du temps avec sa famille et son conjoint :
« Si la personne laisse tout de côté pour jouer au poker alors qu’elle a des enfants à charge ou une copine, s’il ne rentre pas parce qu’il a un tournoi et qu’il ne voit jamais sa copine, ça devient dangereux. »
Le concept de « passion » pour sensibiliser les joueurs
Novatrice par l’utilisation du concept de passion et d'une méthode mixte1, cette étude a permis de faire avancer les connaissances sur les joueurs de poker à risque d’avoir des problèmes de jeu. L’utilisation de deux phases complémentaires dans cette étude donne confiance dans les résultats obtenus. Selon les résultats, le joueur passionné obsessif est accaparé par le poker, ce qui augmente le risque d’avoir des problèmes de jeu. Toutefois, ce n’est pas le cas de la passion harmonieuse. Les auteurs ont donc suggéré :
- d’utiliser le terme « passion » pour interpeller les joueurs sur leur expérience et leurs habitudes de jeu. Cela permettrait aux joueurs de ne pas se sentir jugés;
- d’utiliser le terme « passion » pour parler des conséquences négatives vécues par les joueurs et augmenter leur réceptivité aux messages de prévention;
- de développer des stratégies de jeu responsable pour encourager la passion harmonieuse, soit une passion équilibrée où l’on ne délaisse pas ses autres activités;
- d’étudier la passion obsessive dans les prochaines recherches auprès des joueurs de poker et plus largement des joueurs de jeux de hasard et d’argent.
Les revues scientifiques Journal of Gambling Studies, International Gambling Studies et Journal of Gambling Issues ont récemment publié les résultats de cette étude.
Les auteurs espèrent sensibiliser les joueurs de poker, décideurs et chercheurs aux risques de la passion obsessive. Au poker, l’important est de continuer à goûter à d’autres plaisirs pour encourager la passion harmonieuse et ne pas se faire dévorer par sa passion.
- 1« Les méthodes mixtes, c’est la combinaison des méthodes quantitatives et qualitatives dans un même projet de recherché », selon Pénélope Daignault, professeure au Département d'information et de communication de l’Université Laval. http://www.acfas.ca/publications/decouvrir/2016/05/avez-dit-methodes-mixtes
- Adele Morvannou
Université de Sherbrooke
Psychologue clinicienne de formation qui a exercé en psychiatrie adulte en France, Adèle Morvannou a repris ses études en sciences de la santé spécialisation toxicomanie à l’Université de Sherbrooke en 2013. Sous la supervision de Magali Dufour et Élise Roy, elle s’intéresse dans sa thèse à la passion du jeu chez les joueurs de poker. Ses intérêts sont variés : l’étude des jeux de hasard et d’argent, le concept de « passion », les dépendances comportementales, la vulgarisation scientifique, l'entraide entre étudiants et la collaboration étudiants-direction de recherche. Ayant à coeur la défense des intérêts étudiants, elle siège à divers comités. Elle réalisera bientôt un stage post-doctoral qui portera sur la population trop souvent négligée que sont les femmes participant aux jeux d'argent.
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