Au Yucatan, les villageois avec qui nous avons réalisé des études vivent de l'agriculture et de l'exploitation des ressources de la forêt, comme leurs ancêtres mayas, depuis des millénaires. Mais depuis plusieurs années, la saison sèche est de plus en plus longue et intense. Les cultures en pâtissent et les villageois intensifient leur utilisation de l'écosystème forestier.
Bruno Lamolet : Quand on parle de relations entre sociétés humaines et environnement, on décrit souvent des relations à sens unique où l'un affecte l’autre, l'autre se contentant de subir. Vos travaux montrent que la réalité n'est pas aussi simple.
Sophie Calmé : En effet. Au Yucatan, par exemple, les villageois avec qui nous avons réalisé des études vivent de l'agriculture et de l'exploitation des ressources de la forêt, un mode de subsistance développé par leurs ancêtres mayas et pratiqué depuis des millénaires. Mais depuis plusieurs années, la saison sèche est de plus en plus longue et intense. Les cultures en pâtissent et les villageois intensifient leur utilisation de l'écosystème forestier. De plus, ils ont commencé à faire de l'élevage pour bénéficier des programmes d'aide gouvernementaux. Cependant, le bétail est néfaste pour la forêt, puisqu'il faut déboiser pour ouvrir des pâturages. Cette fragile forêt tropicale est désormais utilisée au-delà de sa capacité à se régénérer. Un tel affaiblissement a des conséquences sur la façon de vivre des gens puisqu'ils dépendent de la forêt. La relation avec leur environnement se transforme. Et pas pour le mieux.
Bruno Lamolet : Pouvez-vous nous parler un peu de ces villageois?
Sophie Calmé : Selon des pratiques ancestrales, ils vivent de la chasse, de la cueillette et d'un type d'agriculture mixte appelée milpa, qui consiste à déboiser une petite parcelle de forêt et à y planter du maïs, de la courge, de la patate douce, des haricots, etc. C’est leur base alimentaire. Puis, après quelques saisons, on abandonne ce champ pour s’installer ailleurs. Il est laissé en jachère, et la forêt reprend ses droits. C'est un système cyclique dynamique et résilient. Cette culture sans irrigation dépend entièrement du cycle des pluies.
Depuis une cinquantaine d'années, avec les changements climatiques, les précipitations ont diminué de moitié.
Bruno Lamolet : Vous disiez que la période de sécheresse s'allonge. Quelles sont les conséquences?
Sophie Calmé : Depuis une cinquantaine d'années, avec les changements climatiques, les précipitations ont diminué de moitié. Il peut se passer de deux à trois mois sans qu'il tombe une goutte de pluie. Les effets sur les milpas sont dévastateurs. Et comme si ce n'était pas suffisant, le maïs local, à cause de l'ouverture des frontières, subit en plus la compétition du maïs américain. Comme ce dernier est subventionné et donc moins cher, les paysans ne sont plus capables d'en vendre. Aujourd'hui, le Mexique importe son maïs... C'est pourtant dans ce pays que l’Homo sapiens l’a domestiqué!
Les gens de la région de Calakmul pratiquent ainsi une agriculture à perte. Cependant, ils bénéficient de programmes d'aide gouvernementaux et se tournent aussi vers d'autres sources de nourriture et de revenus. Par exemple, ils augmentent les activités de chasse commerciale et d'exploitation forestière, notamment du charbon de bois. Or voilà une épreuve de plus pour la forêt, qui souffre déjà de la sécheresse!
Le pire, c'est que les villageois s'improvisent éleveurs pour profiter des subventions du gouvernement mexicain alors qu’ils n'ont aucune compétence dans ce domaine. Il y a toujours eu des poules et quelques cochons en liberté dans les villages, mais pas de pâturages avec des bovins. Les Mayas n’ont jamais été des éleveurs. Et cela occasionne beaucoup de problèmes tant sociaux qu'environnementaux.
Bruno Lamolet : Pouvez-vous les décrire?
Sophie Calmé : D’abord, l'élevage nécessite des espaces importants qu'il faut prendre à la forêt. Pour ce faire, les villageois ne respectent plus l'étape de la jachère comme dans le cycle de la milpa. Ils abattent les arbres après quatre ou cinq ans de régénération au lieu de 20, quand les troncs sont encore petits et faciles à couper. Par conséquent, il y a de plus en plus d'aires déboisées et le sol de ces zones ouvertes ne bénéficie plus de la protection des arbres. Ainsi l'humidité s'évapore plus rapidement, les sols s'assèchent et la forêt se fragilise davantage, de même que les animaux qui y habitent et aussi, en bout de ligne, les villageois qui dépendent de cette forêt et de ses animaux pour leur subsistance. Les programmes d'aide ont vraiment un effet pervers.
Mes collègues et moi avons fait des recherches sur les arbres et les animaux de cette forêt. Quand on observe les ouvertures dans la couronne des arbres, on voit qu'ils ne sont pas en santé. Il y a aussi d'autres symptômes. Par exemple, la dispersion de plusieurs essences d'arbres dépend d’animaux comme le pécari à lèvre blanche, une sorte de sanglier. Il mange leurs fruits et en excrète les graines plus loin. Or cet animal est souvent la proie de chasseurs humains très habiles et est en voie d’extinction. Les arbres « voyagent » donc moins. Avec la sécheresse et le déboisement, tout cela fait en sorte que la forêt de se régénère de plus en plus difficilement et vieillit rapidement.
Conséquence de la réduction de leur habitat forestier, les animaux fréquentent de plus en plus les espaces déboisés et endommagent les milpas. Les prédateurs, comme le jaguar, s'attaquent aux animaux d'élevage. Pour les éliminer, les éleveurs les appâtent avec des carcasses d'animaux empoisonnées. Mais les charognards, comme le vautour pape, en sont aussi victimes. Un écosystème est un réseau, tout est relié et interdépendant.
On ne peut plus réaliser des travaux sur les écosystèmes sans considérer les impacts anthropiques.
Le dindon ocellé paie également le prix quand il s’aventure hors de la forêt. J’ai étudié cet oiseau parce qu'il était endémique dans la région et qu'on le connaissait très peu. Mon objectif était de comparer sa situation dans les réserves protégées et en dehors de ces réserves, là où les gens déboisent. Je me suis alors rendu compte que les dindons ocellés semblaient plutôt bien s'accommoder des aires déboisées. Le problème, c'est que dans ces espaces ouverts, ils deviennent des cibles faciles pour les chasseurs. Des groupes de dindons que j'étudiais ont disparu de cette façon! On ne peut plus réaliser des travaux sur les écosystèmes sans considérer les impacts anthropiques. J'ai donc lancé un projet de gestion de la faune intégrant la chasse, en collaboration avec les villageois, et les chasseurs tout particulièrement.
En définitive, comme les villageois dépendent grandement de la chasse, mais que la faune de la forêt est déjà très affectée, on a proposé aux chasseurs de se restreindre uniquement aux espaces ouverts. C'est un exemple de situation où les humains ont dû s'adapter à un nouveau contexte environnemental, qui est lui-même la conséquence de leurs actions tel le passage à l'élevage. Or, cet élevage est lui aussi une adaptation à une première modification de l'écosystème, la sécheresse, elle-même provoquée par les changements climatiques globaux.
Les jeunes ont plus de ressources, argent et biens matériels, que la génération précédente. Mais ils se sont beaucoup appauvris culturellement.
Sophie Calmé : Les changements en cours sont très inquiétants. Beaucoup d'hommes, souvent des jeunes, quittent la région pour aller travailler aux États-Unis ou autour de Cancún, et envoient ensuite l'argent gagné à la famille. Dans les villages, les femmes ou les parents investissent dans l'élevage parce que ça représente moins de travail. Et pour eux, une vache, c'est un peu comme un compte en banque. En cas de problème, on peut toujours la vendre pour obtenir de l'argent. Quant à ces jeunes hommes qui s'en vont, c'est aussi une brisure dans la transmission du savoir-faire et de la culture. On a donc de plus en plus besoin d'argent pour payer d'autres personnes afin de réaliser un travail qu'on était capable de faire soi-même auparavant.
Bruno Lamolet : Ça ressemble à la situation des Inuits dans le Grand Nord.
Sophie Calmé : Je crois que oui, même si je ne connais pas bien les Inuits. Dans les deux cas, ils ont plus de ressources, argent et biens matériels, que la génération précédente. Mais ils se sont beaucoup appauvris culturellement. Auparavant, ces gens étaient plus polyvalents, plus résilients et mieux préparés à faire face aux aléas de leurs écosystèmes. Aujourd'hui, ils se spécialisent. Des savoirs se perdent. Je le vois de plus en plus chaque fois que je vais au Yucatan. Surtout les jeunes. Je trouve ça tellement triste. Ils ont beaucoup plus de moyens que leurs parents, mais ils sont tellement plus malheureux.
Bruno Lamolet : Comment pourrait-on remédier à cette situation, selon vous?
Sophie Calmé : Concrètement, sur le terrain, je crois qu'il faut regarder du côté de la chasse et de l'écotourisme. Tout d'abord, il existe un gros marché aux États-Unis pour la chasse, celle au dindon ocellé en particulier. Ensuite, pour l'écotourisme, en plus de la forêt elle-même, il existe de superbes sites archéologiques. En outre, dans la réserve protégée, les dindons n'ont plus peur des humains. On peut donc les approcher de très près pour les observer alors que, quand je suis arrivée là-bas la première fois en 1997, ils détalaient. Ces pistes sont intéressantes, car elles mettent en valeur tout l’écosystème forestier et les différents services qu'il rend aux gens de la région. Elles procurent également du travail et des revenus pour les villageois, mais aussi une valorisation de leur savoir-faire et de leur identité, élément essentiel pour contrecarrer la dépression chez les jeunes.
Si on veut qu'il y ait une faune à chasser ou à montrer, il faut la préserver.
Cela dit, pour que cette exploitation de la forêt soit durable, il faut que ce soient les personnes qui en vivent et qui en dépendent qui la gèrent. Ce sont elles qui ont la motivation de veiller à ce qu'il n'y ait pas de surexploitation ni de dilapidation des ressources et qui ont aussi les compétences pour le faire. Si on veut qu'il y ait une faune à chasser ou à montrer, il faut la préserver. D'ailleurs, déjà en ce moment, un chasseur qui abuse est pointé du doigt dans les assemblées communautaires.
De manière générale, il m'apparaît évident que les projets doivent être développés avec Calakmul et non pas parachutés de la Ville de Mexico. Les villageois sont très conscients qu'ils dépendent de la forêt pour leurs besoins en nourriture, en bois ou en plantes médicinales. Ils sont donc les mieux placés pour trouver le meilleur équilibre dans l'exploitation de leur écosystème. Cela a toujours fait partie de leur culture. C'est leur force, leur savoir-faire.
- Sophie Calmé
Université de Sherbrooke
Le parcours de Sophie Calmé traverse plusieurs écosystèmes. Elle a passé son enfance et ses premières années d’université en France, où elle a étudié la biologie. En 1988, la jeune femme débarque au Québec dans le cadre d’un programme d’échange. C’est le coup de foudre! Suivront une maîtrise en écophysiologie végétale, puis un doctorat en foresterie à l’Université Laval. Puis, elle reprend la route et jette son dévolu sur la forêt Calakmul, cogérée par le Canada et le Mexique au Yucatan. Elle y mène ses travaux de recherche comme postdoctorante, puis se joint au centre de recherche El Colegio de la Frontera Norte, du Conseil national de sciences et technologies (CONACYT) du Mexique. Ses travaux sur les dindons ocellés l’amenant alors à côtoyer les gens qui vivent dans cette forêt, elle observe comment leur mode de vie, les écosystèmes et les politiques gouvernementales interagissent en se nuisant profondément. À plusieurs égards, ce ménage à trois rappelle d’ailleurs la triste situation des Inuits du Grand Nord québécois. Aujourd’hui professeure-chercheuse au Département de biologie de l’Université de Sherbrooke, Sophie Calmé poursuit toujours ses recherches au Mexique. Elle s’intéresse maintenant à l’interdépendance entre les sociétés humaines et les écosystèmes ainsi qu’à ses effets sur la faune.
- Bruno Lamolet
Journaliste scientifique
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