La série Seuil critique, par Alain Deneault
- Pourquoi penser la crise économique semble désormais impossible?, 30 septembre 2013
- Juste le ton, 24 novembre 2013
- La révolution au travers de la gorge, 15 février 2014
- Penser à la télévision, 14 avril 2014
Charles Wright Mills décrit dans "Les cols blancs" « un sentiment vague de crainte généralisée — parfois baptisé discernement ou sagesse — une sorte d’auto-inhibition dont l’universitaire finit par n’avoir plus conscience ».
Une règle implicite prévaut dans l’écriture universitaire — et on ne tarde pas à l’expliciter dès lors que quelqu’un y déroge —, à savoir qu’est digne de science une prose dont le ton est neutre, posé et calibré. Du point de vue du style, un propos affichant des prétentions au savoir doit osciller autour de l’axe du juste milieu.
Si ce n’est pas le cas, un malaise s’installe. On appréhendera, avant même d’avoir considéré tout propos, qu’une émotion impérieuse ou un imaginaire débridé nuisent aux exigences d’objectivité de la pensée. Et même si, en connaissance de cause, on viendra à approuver le propos, l’art et la manière nous sembleront si impropres aux exigences du milieu qu’on ne jugera pas possible de le considérer. Éventuellement, on reprendra certaines de ses idées sans s’y référer nommément.
Le ton et les mots
Le ton a d’abord à voir avec le choix de mots. Il sera préférable de recourir à des concepts d’apparence savante pour désigner une chose, ne serait-ce que pour suggérer qu’on n’inscrit pas in situ la pensée que l’on développe. Ne pas parler d’argent, par exemple, mais seulement évoquer la monnaie. Aussi, user de termes qui ne sont pas susceptibles d’être chargés d’émotion dans l’histoire : éviter ainsi de parler des riches, mais dire : les nantis. Ne pas traiter des classes, mais des catégories sociales.
Puis, ne pas accabler de termes crus des acteurs sociaux en vue, surtout s’ils sont puissants, par exemple des multinationales. On pourrait y lire une forme de ressentiment qui contredit l’appel à la neutralité axiologique, comprise selon une lecture étroite du sociologue Max Weber. Pour éviter de susciter d’aussi désagréables impressions, il vaut mieux éviter tout le corpus criminologique — en tous les cas évoquer l’éventualité de méfaits ou d’actes illicites plutôt que de crimes et de pillage. On qualifiera ainsi ces actes seulement dans l’occurrence où des cours de justice se sont déjà prononcées — on pourra alors juger ouvertement « criminel » le comportement d’un Bernard Madoff, par exemple. On aura alors fait fi de la leçon du sociologue Émile Durkheim, laquelle avance que ce qui ressort du crime relève de tous les champs de la pensée et pas seulement du droit.
Enfin, la valeur sûre reste la référence à des concepts déjà éprouvés : s’en tenir aux notions de sécurité d’État ou de contrat social telles qu’arrêtées par la tradition, plutôt que de reprendre à son compte les considérations sulfureuses de penseurs engagés politiquement comme Louise Michel ou Wilhelm Reich.
Aussi, réfléchir les problèmes par rapport à ce que le monde devrait être préférablement (privilégier ainsi les notions plutôt abstraites de normes, de justice et d’éthique communicationnelle), plutôt que de jeter les bases d’une réflexion conceptuelle et circonstanciée sur ce qu’il devient (oligarchie, ploutocratie ou totalitarisme financier). Il est aussi un gage de modération que de fabriquer des substantifs à partir de participes présents, tels que la migrance, la consultance, la survivance, la militance, la gouvernance… Ce temps de verbe est passif et il renvoie par conséquent à un état de fait sans histoire qui se veut rassurant — une fois ramené à un nom, il traite des choses sur un mode désincarné. On comprend ainsi pourquoi, en 50 ans, l’institution universitaire n’a produit aucune thèse sur le rôle de l’empire Desmarais auprès de nos institutions publiques — sujet d’importance s’il en est —, mais une foison de propositions sur les normes à définir dans notre monde.
Le ton et le rythme
Le ton n’est pas seulement affaire de lexique. Il touche au rythme également. Le ton, sitôt qu’on en assume la singularité adaptée à son propos ainsi que le potentiel imaginatif, redéfinit le moule dans lequel on coule la pensée. On échappe alors au « mode » d’écriture si opératoire aujourd’hui en science (mode solution, mode travail, mode communication…), en tant qu’il élabore et structure des mécanismes applicables en toutes circonstances.
À ce mode s’oppose la « modulation » dont parle Gilles Deleuze, en référence à Friedrich Nietzsche (que personne ne voudrait éditer aujourd’hui) : « […] elle trace une ligne toujours bifurcante et brisée, rythmique », comme pour intégrer dans la pensée les contingences de l’histoire, les vicissitudes sociales et autres impondérables dans lesquels les sujets restent en dernière instance les penseurs du monde1.
Ce mode, ce moule, il s’agit également de les concevoir, sitôt qu’on en fait une chose plastique qui relève du travail d’écriture, comme cela qui travaille à la fois la forme et la teneur mêmes d’un propos. Deleuze s’en remet cette fois à Georges Buffon — biologiste, mais aussi auteur d’un célèbre traité sur le style —, à cette analogie qu’il établit entre l’allure d’un texte et la morphologie d’un animal, en forgeant l’expression du « moule intérieur ». La forme témoigne de ce dont un corps ou un texte est capable.
Le ton policé
Les institutions de recherche se confinent à un univers policé. Mille et un détails superficiels déterminent qu’une théorie sera reçue ou non : la tenue vestimentaire, le port corporel, le regard, la modulation de la voix, le débit, la pondération de l’intensité, son genre et sa provenance éventuellement, son âge et bien entendu l’agencement des idées ainsi que le choix des références retenues. Surtout dans les dossiers de subvention et de candidature.
Qui motive le développement de telles mœurs et qui ce ton obligé favorise-t-il? Il n’est pas étonnant qu’un des principaux sociologues américains à s’être posé la question soit aussi un des plus grands stylistes de sa discipline. Charles Wright Mills décrit dans Les cols blancs « un sentiment vague de crainte généralisée — parfois baptisé discernement ou sagesse — une sorte d’auto-inhibition dont l’universitaire finit par n’avoir plus conscience ». C’est un effet de la bureaucratisation de la profession de savant. Un « code de la bienséance universitaire » exerce une forme de « manipulation » sur « la personnalité du rebelle ». Le ton prescrit empêche les professeurs qui l’adoptent de s’éloigner trop des balises que fixe l’idéologie dominante. Il est celui aujourd’hui du professeur-entrepreneur, développant sa clientèle auprès des entreprises privées et d’autres puissances requérant des résultats de recherches, des témoignages d’experts et autres « symboles ».
Références :
- 1. Gilles DELEUZE, Deux régimes de fou, Textes et entretiens, 1975-1995, Paris, Minuit, 2003, p. 346.
- Alain Deneault
Chercheur indépendant
Alain Deneault est docteur en philosophie de l’Université de Paris-VIII. Sa thèse soutenue en 2004 porte sur la redéfinition du concept d’économie au vu du corpus allemand du tournant des XIXe et XXe siècle, notamment l’œuvre de Georg Simmel. En plus d’articles dans des revues scientifiques, il a écrit Noir Canada, Pillage, corruption et criminalité en Afrique (Écosociété 2008) ; Offshore, Paradis fiscaux et souveraineté criminelle (Écosociété / La Fabrique 2010) ; Faire l’économie de la haine (Écosociété 2011) ; Paradis sous terre, Comment le Canada est devenu la plaque tournante de l’industrie minière mondiale (Écosociété / Rue de l’Échiquier 2012) ainsi que "Gouvernance", Le management totalitaire (Lux 2013).
Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n’engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.
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