En France, tu jouis du même traitement que celui reçu en Angleterre trois ans plus tôt par Pocahontas. Accueilli parmi l’élite, tu es baptisé avec pompe et ton parrain est le prince de Guéménée, un proche de la famille royale.
Les immigrés clandestins ont toujours été un problème aux Etats-Unis. Demandez à n'importe quel Indien!, Robert Orben
Ahinsistan, tu es né en pays innu au nord du grand fleuve, peut-être l’année où Samuel de Champlain fonda Québec. Tu es connu sous plusieurs autres noms – Patetchoanen, Atetkouanon, Pastedechouan –, mais l’histoire retiendra surtout ton nom de baptême, Pierre-Antoine Pastedechouan. Épargné par les épidémies faucheuses qui ravagent les Premiers Peuples, ton enfance est celle d’un petit Montagnais nomade : tu joues, tu apprends, tu travailles, tu voyages, tu as faim, tu partages. Jusqu'à onze ans, tu mènes une vie normale encadrée par de nombreux repères. Mais le nouveau pacte de ton peuple avec les Français va briser ce fil. Amérindiens et Français mettent en place leurs stratégies d’alliance. Les Français ont besoin d’interprètes pour mener à bien l’évangélisation amérindienne et leur commerce. Ton peuple souhaite profiter des retombées de cet accord. Les frères Récollets te remarquent. Tu deviens un de ces médiateurs potentiels. On te fait découvrir la France. Ta famille semble d’accord avec cette « adoption », une pratique commune chez les Premiers Peuples. Tu es probablement heureux de partir à la découverte d’un nouveau monde. Hélas, tu ignores encore les ravages d’une acculturation à laquelle tu ne survivras pas, bientôt coincé entre deux cultures.
À la cour de France
En France, tu jouis du même traitement que celui reçu en Angleterre trois ans plus tôt par Rebecca Rolfe1 (alias Pocahontas). Accueilli parmi l’élite, tu es baptisé avec pompe et ton parrain est le prince de Guéménée, un proche de la famille royale. Avec son concours, tu poursuis durant cinq ans des études apparemment profitables dans un monastère des Récollets près d’Angers.
On ne sait rien sur ces années du passage à l’adolescence dans la douceur du val de Loire. Souffres-tu de l’éloignement des tiens? Subis-tu la tutelle religieuse avec plaisir? T’es-tu fait quelques amis? Ta sexualité s’est-elle épanouie? La chasse et la pêche te manquent-elles? Aimes-tu ton nouveau pays?
Quoi qu’il en soit, après cinq ans, tu maîtrises le français et le latin. On souhaite maintenant ton retour en Nouvelle-France afin que tu participes à l’évangélisation de tes congénères. Cela te déplaît, car tu te sens désormais plus français qu’amérindien. On t’attribue même cette parole cruelle pour ta famille innue : « Mais mes pères, pourquoi voulez-vous m’envoyer chez les bêtes qui ne connaissaient pas Dieu? » Tu es finalement confié en 1626 au récollet Joseph de la Roche Daillon, qui rejoint le Canada avec toi.
Le choc du retour
Sous le choc, devenu presque étranger à ta propre langue et dédaignant probablement la religion de tes ancêtres, tu te réfugies chez les Récollets dans leur couvent de la rivière Saint-Charles. Ta mission t’attend : tu seras un outil d’évangélisation pour tes frères et sœurs. Mais, avant tout, tu dois renouer avec ta langue maternelle. Plus ou moins malgré toi, tu retournes chez les tiens près du grand fjord. Ta famille élargie et tes trois frères t’accueillent : le chaman Carigouan – aussi craint que respecté et qui va exercer sur toi une grande influence –, Mestigoït et Sasousmat.
Malheureusement, plus ou moins affranchi de ton identité religieuse traditionnelle et privé du savoir-faire permettant d’assurer la survie du groupe, tu ne fais que cohabiter avec les membres de ta tribu. Imbibé de deux cultures aux antipodes, tu n’appartiens plus à aucune. Mais la colonie est petite et ta réintégration parmi les tiens préoccupe sûrement tout autant Champlain et les Récollets que ta famille. En 1629, la conquête de Québec par les frères Kirke te réserve également une mauvaise surprise.
L’interprète des Anglais et des Français
Québec, qui a été évacuée par Champlain, les Récollets et ses colons, passe aux mains des Kirke. Avec tes frères et de rares Français réfugiés en pays indien, tu participes probablement au commerce des fourrures avec les nouveaux « maîtres ». Hélas, un Français, passé aux Anglais, révèle ton existence. Tu nies d’abord connaître les langues anglaise, française ou latine. Rien n’y fait pourtant : tu dois accepter le rôle d’interprète attribué par les conquérants. Encouragé à faire la traite en Mauricie, tu quittes Québec avec les marchandises qui te sont confiées et tu en profites pour disparaître. C’est durant ces années que tu délaisses progressivement le vernis européen acquis durant tes années de jeunesse. Tu redécouvres les us et coutumes innus; tu abandonnes partiellement la foi, la morale et les traditions françaises.
Au retour des Français, en 1632, tu redeviens interprète, mais le cœur n’y est plus. Tu perds rapidement la confiance du commandant suppléant Émery de Caën. Dominé par l’alcool, et piètre chasseur, tu te réfugies chez les Jésuites, qui tiennent désormais la place des Récollets. Au cours du long hiver qui suit, tu enseignes l’innu au père Paul Le Jeune, un des Français ayant le plus marqué ta courte vie.
Cette vie devenue trop casanière ne te satisfaisant pas, tu retournes auprès de tes frères. Le Jeune t’accompagne pour parfaire sa connaissance du montagnais. On ignore la nature de tes rapports avec lui, mais tu sembles avoir développé une certaine complicité avec cet homme d’Église qui sera tour à tour le meilleur rédacteur des Relations des Jésuites et le supérieur de son ordre pour le Canada. Ton frère Carigouan voit les choses autrement. Sa détestation des Français et de Le Jeune et l’emprise que celui-ci exerce sur toi font que tu seras de peu d’utilité pour ton dernier mentor. Pis, la longue partie de chasse organisée par tes frères vire au désastre, mène Le Jeune presque à l’agonie et met fin à tes rapports privilégiés avec les Jésuites.
Le tragique du dernier voyage
Les trois dernières années de ta vie sont une véritable descente aux enfers. Tu parviens tant bien que mal à t’insérer dans la vie innue. Tu aurais eu jusqu’à cinq femmes. La mieux connue est la fille du chef Manitougatche. C’est un choix normal, puisque son père entretient jusqu'à sa mort des liens étroits avec les Français de Québec. Elle te quitte cependant très vite. Tu te maries à nouveau, mais rien n’y fait. Ton alcoolisme et ton impossible insertion en pays innu font de toi un objet de risée aussi bien pour les hommes que pour les femmes.
Puis vient là ta mort. Que fais-tu seul en forêt? As-tu été abandonné par les tiens? Pratiquais-tu une chasse de subsistance pour laquelle tu n’as jamais été doué? As-tu succombé à une ivresse perpétuelle? Là, au milieu de l’inquiétante forêt, paniques-tu devant l’inévitable? Penses-tu à ton Dieu ou à tes Dieux? Crains-tu l’enfer? Es-tu réfugié dans un abri? Ressens-tu la douleur du froid, l’engourdissement du corps, la chaleur hallucinée, le sommeil libérateur? Nous ne le saurons jamais. Mais nous nous souviendrons du petit Ahinsistan métamorphosé en un Pierre-Thomasé écartelé entre ses origines innues et le vieux monde. D’autres Amérindiens ont vécu le même parcours que toi : certains sont morts avant même leur arrivée en France; d’autres sont revenus au Canada armés du même bagage que toi; quelques-uns ont su conjuguer, comme Amantacha, ce qu’ils étaient et ce qu’ils sont devenus. Ton caractère t’a entraîné ailleurs…
Note :
- 1. Pastedechouan n’est pas Rebecca Rolfe (alias Pocahontas). Nous ne possédons aucun portrait du jeune homme. Quant à une mise en image réaliste des Innus, de leur culture matérielle et de leur tradition vestimentaire au moment du contact, nous véhiculons depuis trop longtemps une iconographie fantaisiste ou anachronique.
Références :
- Emma Anderson, La Trahison de la foi, le parcours tragique d'un converti autochtone à l'époque coloniale, Québec, Presses de l’Université Laval, 2009, 336 p.
- Emma Anderson et Ray Taras (entrevue), The Betrayal of Faith, mercredi 9 avril 2008, série Authors Interviews
- Thomas Grassmann, « Manitougatche (Manitoucharche, Manitouchatche, « La Nasse »), baptisé Joseph », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003, consulté le 14 nov. 2013.
- Thomas Grassmann, « Pastedechouan », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003, consulté le 14 nov. 2013.
- Elsie McLeod Jury, « Carigouan (Carigonan) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003, consulté le 16 nov. 2013.
- Léon Pouliot, « Le Jeune, Paul », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003, consulté le 16 nov. 2013.
- Nametau innu : mémoire et connaissance du Nitassinan, consultation : 2013-11-14.
- Bruce G. Trigger, « Amantacha, Louis de Sainte-Foi », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003, consulté le 14 nov. 2013, .
- Claude-Armand Piché
Chercheur indépendant
Claude Armand Piché est détenteur d’un baccalauréat en urbanisme, d’une maîtrise en muséologie et d’un doctorat en histoire de l’Université du Québec à Montréal. Basé à Montréal, ce dernier travaille présentement à deux ouvrages consacrés à l’histoire montréalaise.
Note de la rédaction :
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