Si les individus se désintéressent du bien commun, les institutions peuvent générer des effets négatifs désastreux, comme la corruption à grande échelle. Si au contraire les individus se prennent en main, elles peuvent avoir un effet levier fantastique pour accomplir de grandes choses.
De la tragédie du Lac Mégantic et de la question des responsabilités
Johanne Lebel : La tragédie du Lac Mégantic est, il me semble, une belle occasion de réfléchir sur la question de la responsabilité sociale. Et à ce grand jeu du « qui est responsable de quoi », il me semble qu’on s’y perd aisément. D’entrée de jeu, j’identifie deux types de responsabilité dans le cas de la tragédie de Lac-Mégantic : l'une facilement saisissable, celle d’une entreprise négligente. Et l’autre plus difficile à penser, qui tient à notre mode de vie irresponsable.
Christian Nadeau : J’en ajouterais une troisième, la responsabilité institutionnelle. De fait, je ne vois pas comment il pourrait y avoir de responsabilité collective plus efficiente que celle des institutions. Mais n’allons pas trop vite, et commençons par les deux premiers types.
Est-ce que l’entreprise a pris toutes les précautions? A-t-elle véritablement joué au delà des règles ou est-ce qu’elle s’en est tenue à une application stricte, tout en ayant participé auparavant à l’appauvrissement, par la puissance des lobbys, de règles d’ensemble qui auraient peut-être permis d’éviter cet accident? C'est un premier aspect. Et, il y a, de fait, une responsabilité de l’ensemble des individus liée, par exemple, à la surconsommation de pétrole qui caractérise notre mode de vie. Mais il y a très certainement aussi un ensemble de règles, de précautions, de dispositifs législatifs qui font l’objet d’une responsabilité collective au-delà du mode de consommation des individus, et cette responsabilité ne doit pas être pensée de manière indépendante de la responsabilité individuelle. Nous y reviendrons.
Dans les deux premiers cas, on parlerait davantage de responsabilité négative. Du côté de l’entreprise, certaines choses n’ont pas été faites, et elle est donc passible d’une sanction; morale ou juridique, cela reste à voir. La même chose de notre côté. Nous aurons tendance à nous blâmer, par exemple, pour notre surconsommation.
De la responsabilité positive
J. Lebel : Il y aurait donc une responsabilité positive?
C. Nadeau : Oui, et elle est de l’ordre de ce que nous pourrions faire pour modifier cet état de choses. Si nous sommes effectivement blâmables de ne pas avoir fait quelque chose, c'est bien la preuve que nous pouvions le faire ou que nous pouvions faire plus que simplement respecter les règles en présence. Il ne suffit pas d’agir dans la peur des lois ou des sanctions. Il faut agir pour transformer les choses. Le gros problème, lors des tragédies, c'est qu’on pense uniquement de manière rétrospective. On cherche le coupable.
Il ne suffit pas d’agir dans la peur des lois ou des sanctions. Il faut agir pour transformer les choses.
La question prospective est évacuée, et c’est ce qui me semble être le cas pour la tragédie de Lac Mégantic, dont on a parlé énormément, mais qui semble presque oubliée aujourd’hui, tout à coup. Alors que face aux très sérieux problèmes liés aux questions énergétiques – climat, transport, infrastructures, etc. –, il y a énormément de choses que nous sommes en mesure de faire. Mais c'est comme si c’était trop complexe et, du coup, nous baissons les bras. C’est là un type de responsabilité dite générale, ou pour le dire autrement, il s’agit là vraiment de ce que nous pourrions nommer la responsabilité collective.
De la déresponsabilisation
J. Lebel : Cette responsabilité, parce que justement elle est générale, me semble difficile à assumer.
C. Nadeau : C'est en effet beaucoup plus facile de penser en termes de sanctions ciblées que de responsabilités générales. Quand on dit : « Voilà, ceci n’a pas été fait », on identifie des gestes précis. « A » produit « B », « B » est condamnable et donc la personne à condamner, c'est le responsable de « A ». Lorsqu’on est dans le prospectif, on est dans ce qu’on appelle en philosophie morale l’ordre du surérogatoire. C'est louable, mais ce n'est pas absolument nécessaire.
J. Lebel : Et ce n’est pas pris au sérieux.
C. Nadeau : Voilà. Souvent, quand j’aborde en public les enjeux de guerre et de paix, qui sont mon principal objet de recherche, un auditeur va me lancer ironiquement « Bravo, Monsieur Nadeau, quel grand naïf vous êtes… Dans le fond, ce que vous voulez, c'est la paix dans le monde… eh bien, moi aussi! ». Le problème, c'est qu’on évacue ainsi toute la question.
On se donne un certain nombre de règles, et on les fait valider par la société civile pour assurer un certain fondement démocratique. Une fois ces règles posées, on n’a plus qu’à sanctionner les coupables, et nous voilà exonérés de nos responsabilités. Mais vous voyez bien que tout cela, très souvent, ne conduit qu’à une forme de déresponsabilisation. Ce qui s’est passé pour Lac Mégantic, c'est exactement ça. Les sanctions n’auront absolument aucun effet. Le gouvernement disait au départ que ce ne seraient pas les Québécois qui auraient à payer la facture. Maintenant, on considère que nous n'avons pas le choix.
Nous devons aussi changer de manière radicale notre rapport aux ressources énergétiques.
Ainsi, ces règles qui paraissaient suffisantes, en réalité ne le sont pas du tout. Or, nous ne pouvons pas abandonner la partie pour autant. Nous devons lutter pour mettre en place des mesures législatives qui garantiront une responsabilité réelle des entreprises. Mais nous devons aussi changer de manière radicale notre rapport aux ressources énergétiques. Pour le dire autrement : nous ne pouvons pas nous permettre de simplement faire porter le blâme aux autres et nous en laver les mains. Nous sommes tous dans le même bateau.
De la responsabilité individuelle
J. Lebel : Et qu'en est-il de la responsabilité individuelle, comment doit-on la penser, quel est son poids?
C. Nadeau : Si je raisonne en termes de choix de vie, la responsabilité collective devient une agrégation des responsabilités individuelles. Et certains vont être plus vertueux que d’autres. Pendant des années, je n’ai pas utilisé de voiture. Je pourrais avoir l’impression d’avoir fait ma part, mais avec quatre voyages en avion par année, je n’ai guère de leçons à donner. Et même si j’étais un être moral exceptionnel, qui ne cause aucun mal à personne de quelque manière que ce soit, cela ne m’affranchirait pas de mes responsabilités à l’égard d’autrui. Ce serait trop facile!
J. Lebel : La vertu ne suffit pas.
C. Nadeau : Eh non. De plus, cela rend le tout très aléatoire, c’est une sorte de responsabilité en forme de vœu pieux. Le grand danger, c'est alors de devenir moralisateur : ne fais pas ceci, ne fais pas cela, etc. Cela ne conduit qu’à des changements cosmétiques, rien de bien concret. Au contraire, s’il y a des politiques publiques, alors là, ça ne repose plus seulement sur les individus, mais sur la collectivité. Je peux vouloir prendre les transports en commun, mais s’il n’y a pas de véritable politique publique de transports en commun, si collectivement on n’a pas pris ce virage, individuellement, je suis coincé à l’arrêt. Voilà où se situe la responsabilité institutionnelle ou organisationnelle. Cette responsabilité est celle de l’État, certes, mais aussi celle de toute autre forme d’organisation. Si les individus se dotent d’organisations et leur attribuent des responsabilités, des mandats, cela fait en sorte que la responsabilité n’est plus aléatoire, mais véritablement structurelle.
Si les individus se dotent d’organisations cela fait en sorte que la responsabilité n’est plus aléatoire, mais véritablement structurelle.
De la responsabilité des institutions
J. Lebel : Vous semblez accorder une grande importance à cette forme de responsabilité
C. Nadeau : Pour moi, c'est celle qui compte en priorité, et dans mon travail, comment dire, c’est devenu presque un leitmotiv. En revanche, la deuxième responsabilité, celle des individus, ne s’efface pas pour autant. Pourquoi? Parce que ce sont eux qui construisent et maintiennent les institutions. Les institutions disparaissent, si on s’en désinvestit. Et justement parce qu’elles ont des fonctions sociales extrêmement importantes, elles doivent être sous la surveillance constante des citoyens. Pensons à la disparition de la chaîne culturelle de Radio Canada. Bon nombre de mes collègues ont dit : « Bah, de toute façon, ce n'est pas une grande perte, il ne s’y passait rien d’intéressant ». Scandalisé, je me disais plutôt : « Eh bien non, c'est parce qu’on n’a pas su l’investir ». Et maintenant, si nous voulions construire quelque chose de semblable, il faudrait repartir à zéro.
J. Lebel : Cela vaut-il toujours la peine d’acheter son café équitable?
C. Nadeau : Bien sûr. Quand je donne mes cours, je dis à mes étudiants : « Je ne sais pas si vous en êtes conscients, mais comme probablement vous tous, je suis habillé en made in Torturie ». Si je suis conscient des sweatshops qui nous habillent à bon compte, je peux changer des choses. Il faut être cohérent. Ce que j’exige des institutions, je dois l’exiger de moi même.
J. Lebel : On est « engagé » malgré nous?
C. Nadeau : Eh oui. Il faut laisser les individus vivre la vie qu’ils veulent vivre, mais l’engagement minimal que je leur demande, et qui m’apparaît absolument nécessaire, c'est qu’ils aient ces liens de solidarité, qu’ils fassent en sorte de se protéger mutuellement. Et c'est ce type de responsabilité qui, à mon avis, donne une légitimité à la responsabilité collective institutionnelle.
J. Lebel : On peut donc distinguer ces deux échelles de responsabilité, l’individuelle et l’institutionnelle, mais on ne peut les dissocier.
C. Nadeau : En effet, et avant même de leur demander d’être des citoyens écoresponsables dans leur quotidien, je leur demanderais d’être des citoyens responsables dans l’espace public, d’être alertes et actifs par rapport aux choix publics. Si tu ne te soucies pas des politiques publiques au sujet de l’environnement, par exemple, alors il n’est pas étonnant que se produisent des tragédies écoénergétiques comme celle de Lac-Mégantic, qui ont un impact énorme. Tout seul, tu ne peux pas y arriver, d’accord, mais le poids de ton engagement va probablement surpasser les petits gestes concrets réservés à ta vie personnelle et qui font en sorte que tu t’estimes satisfait.
Les institutions sont comme des coefficients, elles permettent de multiplier l’action variable de l’individu.
Les institutions sont comme des coefficients, elles permettent de multiplier l’action variable de l’individu. Si les individus se désintéressent du bien commun, les institutions peuvent générer des effets négatifs désastreux, comme la corruption à grande échelle. Si au contraire les individus se prennent en main, elles peuvent avoir un effet levier fantastique pour accomplir de grandes choses.
J. Lebel : Et si on investissait les politiques publiques en grand nombre?
C. Nadeau : Imaginons quatre millions de citoyens qui, en lisant cet entretien, se disent : « Mais c'est bien vrai, je veux m’engager ». Les instances publiques devraient alors évoluer pour accueillir véritablement la participation citoyenne. Avec un groupe de collègues, en vue d’un colloque à venir cet automne, nous nous posons précisément cette question. Notre diagnostic : ce n’est pas la mobilisation au Québec qui pose problème, c’est la faiblesse des instances de délibération. Les événements du printemps étudiant l’ont montré, il est possible de mobiliser une très grande partie de la population lorsqu’il y a crise politique, par exemple. Le véritable enjeu est toutefois de faire en sorte que ce qui est dit dans la rue se transpose non pas simplement dans les urnes, mais dans les politiques publiques.
De l'investissement des institutions
J. Lebel : Les citoyens ont donc un pouvoir qu’ils ignorent ou négligent?
C. Nadeau : Ils peuvent en avoir un. À cet égard, j’aime beaucoup la théorie de l’autorité chez Hobbes, malgré ses côtés un peu choquants. À la question : que signifie l’autorité du Léviathan, c'est-à-dire celle de l’État, il répond : l’auctoritas, c'est-à-dire le fait d’autoriser, être l’auteur de X. À partir du moment où les acteurs consentent, de manière passive ou active, alors ils autorisent l’État, ils sont les auteurs des gestes du Léviathan. Ils sont sa source de légitimité. On le voit, notre absence de consentement ne suffit pas à nous décharger de notre responsabilité. Si nous refusons d’accorder notre consentement, nous devons alors traduire ce refus en actes, en déclarations. S’opposer lorsque le pouvoir ne correspond plus à ce pour quoi il est institué : c’est le sens profond et révolutionnaire de la pensée politique de John Locke. Dire, comme grand nombre de citoyens, « Ah moi, ça m’intéresse pas, la politique », c'est oublier que la politique s’occupe de nous. La passivité est un geste. Ne pas agir a des conséquences très importantes.
Dire, comme grand nombre de citoyens, "Ah moi, ça m’intéresse pas, la politique", c'est oublier que la politique s’occupe de nous. La passivité est un geste. Ne pas agir a des conséquences très importantes.
J. Lebel : Est-ce qu’on pourrait dire alors que face aux redoutables forces de « dérèglementation », celles de ces puissantes entreprises qui jouent selon leurs propres règles dans un espace au-delà des États de droit — car c’est ce que l’on perçoit aussi derrière cette tragédie —, notre pouvoir se trouve dans les institutions, que l’on investira en sortant dans la rue ou autrement?
C. Nadeau : Investir les institutions ne signifie pas uniquement, loin de là, investir les partis politiques. Cela signifie redonner un sens à l’idée de société civile, ou de ce qu’on pourrait nommer la civilité ou l’éthos politique. Cela passe par un très grand nombre d’organisations qui ensemble pourront restituer un pouvoir réel aux citoyens, lesquels se voient désappropriés chaque jour un peu plus du droit de décider pour eux-mêmes ce que sera leur avenir.
- Christian Nadeau
Université de Montréal
Né en 1969, Christian Nadeau enseigne l’histoire des idées politiques et la philosophie morale et politique contemporaine au Département de philosophie de l’Université de Montréal depuis 2002. M. Nadeau est directeur de la revue Philosophiques depuis 2010 et codirecteur de la collection PolitiqueS aux éditions Classiques Garnier. Il travaille, dans une perspective historique, sur Machiavel, Jean Bodin et Hobbes, ainsi que sur la tradition républicaine depuis la Renaissance. Il mène également des recherches en philosophie contemporaine sur la justice d’après-guerre, sur la question de la responsabilité collective et sur les théories de la démocratie. En plus de travaux sur l’immigration et sur des problèmes en justice environnementale, il prépare un livre sur la justice transitionnelle en contexte d’après-guerre ainsi que deux autres essais, l’un portant sur les dérives sécuritaires au Canada et l’autre sur le rôle des institutions dans les questions de justice sociale.
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