Les femmes ne savent pas lire les cartes routières! Poncif commode, ce préjugé fait ombre à l’incroyable diversité de la cartographie contemporaine, trop souvent réduite à guider des capitaines solitaires.
La politique des cartes
Vingt ans à peine nous séparent de l’exposition The Power of Maps présentée par la Smithsonian Institution à son musée de New York. Organisée dans le cadre des activités visant à marquer les 500 ans de la « découverte » de l’Amérique, celle-ci proposait au grand public une réflexion tonique sur la subjectivité cartographique d’hier comme d’aujourd’hui, à mille lieues du simple déchiffrage cartographique.
Le commissaire Denis Wood cherchait à démontrer que non seulement les cartes, à l’instar de la peinture, offrent un point de vue, mais également que celles-ci servent à mieux établir le pouvoir du groupe associé à sa production. Et Wood de renchérir : « en nous proposant une réalité qui ne peut exister en l'absence de cartes — un monde fait de limites cadastrales et de droits de vote, de secteurs de taxation et de zonage —, ces dernières incarnent et diffusent les champs d’intérêt de leurs créateurs ».
En simplifiant les caractéristiques d’une évolution autrement complexe, trois temps forts semblent marquer la genèse et l’histoire de la cartographie : le temps de l’incertitude, celui de la précision et le temps de la mise en abyme.
Le temps de l’incertitude
Marqué par la confection de cartes à la rigueur scientifique discutable, faute de techniques adéquates, ce temps couvre cinq ou six millénaires. De la première carte mésopotamienne connue (2,350 av. J.-C.) aux cartes approximatives de l’arpenteur bas-canadien Joseph Bouchette (1814-1831), la représentation du monde doit composer avec des techniques limitées. Puis, le produit de ce travail cartographique a presque toujours pour objet un travail graphique réalisé sur une surface plane, imprimée ou non (peau animale, parchemin, papier, etc.). Amorcé dès le 18e siècle, le déclin de cette manière de faire se poursuivra jusqu’au début du 20e siècle.
Le temps de la précision
La précision s’impose au cours de la même période. Tout en ayant recours aux mêmes techniques de confection et de reproduction que la période précédente, les cartes découpent désormais avec exactitude l’espace terrestre, et ce, grâce à un bouquet de techniques d’arpentage et de mesure permettant un relevé fiable des contours et des espaces à cartographier. Qu'il s'agisse de cartes militaires, routières, touristiques ou d'atlas, le professionnel et l'amateur disposent enfin de sources d'information fiables.
Le temps de la mise en abyme
Enfin, le temps de la mise en abyme met en doute l’objectivité traditionnellement liée aux outils cartographiques de la période précédente. L’exposition The Power of Maps appartient à ce mouvement de questionnement des pratiques cartographiques anciennes et comme contemporaines. En effet, chaque carte présentée à New York fait l’objet d’une étude soignée de son origine, de ses tenants et aboutissants techniques et de ses a priori idéologiques. Finalement, le temps de la mise en abyme a su profiter de la double révolution numérique et Internet. Celle-ci a permis un accès inégalé aux cartes déjà produites dans le monde entier, une cueillette de l’information grandement facilitée et une conceptualisation à vitesse « grand V » de nouveaux produits cartographiques.
Le pôle numérique
La numérisation et Internet amènent, en effet, la confection de cartes virtuelles qui bouleversent de plusieurs manières l’univers des représentations cartographiques. L’arrivée massive de données produites et traitées par ces outils numériques permet ainsi aux cartographes de produire plus rapidement et plus simplement des outils aux thématiques très variées, et dont la diffusion peut être instantanée. Bien sûr, les exemples de Google Maps et du Guidage par Satellite (GPS) viennent immédiatement en tête, avec leurs applications devenues universelles. Mais, le numérique transforme aussi en profondeur le travail du chercheur. À titre d’exemple, la qualité du regard critique posé par The Power of Maps est n’est possible que grâce à un accès rapide et à un accès convivial à des banques d’information aussi bien cartographique qu’écologique, économique, politique ou sociologique.
Pour les historiens, par exemple, la numérisation et Internet permettent la production d’atlas consacrés aux cartes anciennes d’exception et à la genèse de celles-ci. Un accès facilité aux banques de données et la mise en ligne d’une profusion de cartes permettent également désormais de produire à moindre coût de riches ouvrages rassemblant les meilleurs exemples de celles-ci.
Le quotidien mis à la carte
La Nouvelle histoire, ce bouleversement épistémologique qui a placé l’histoire sociale à l’avant-plan de l’historiographie moderne, bénéficie largement de ces nouveaux moyens. La collecte massive d’information (recensement, sondage, annuaire téléphonique, etc.), mais surtout la possibilité de les traiter et de créer rapidement de nouvelles formes de visualisation, permet un programme de représentation mettant l’accent sur une connaissance plus fine des indices socio-démographiques, et ce, aux dépens des traditionnelles cartes d’histoire politique ou économique.
À titre d’exemple, les deux cartes tirées de la série What the Yellow Pages Reveals about New Orleans. Il s’agit des cartes Musical Instruments Stores per 100,000 Population et Music Producers, Consultants, and Services offrent une image contrastée de la réputation culturelle de la métropole louisianaise . En effet, le recensement de ces catégories de rubriques associées à 35 centres urbains clés étasuniens établit hors de tout doute – et d’un seul coup d’œil – que la réputation musicale de La Nouvelle-Orléans ne repose plus, en simplifiant un peu, que sur un groupe de musiciens trop souvent mis en scène dans le seul vieux quartier de la ville. À l’inverse de Nashville et des métropoles de New York ou de la côte ouest, La Nouvelle-Orléans semble donc peu concerner par le travail de création et de diffusion lié la musique populaire et au jazz contemporain. C.Q.F.D.
Le pays de l'utopie
Si l’impact de la nouvelle cartographie sur le travail du chercheur n’est plus à démontrer, il est trop tôt pour évaluer les conséquences de cette révolution sur le grand public. Traditionnellement associée à un pensum, la lecture des cartes est soudain facilitée par un accès convivial et illimité aux systèmes cartographiques Google, Bing ou GPS. Principalement utilisés pour localiser une destination et y mener, ces outils privilégient naturellement une échelle toujours plus grande (idéalement une échelle aussi près que possible du ratio 1/1, plus facilement assimilable) et une prise en charge du client toujours plus étroite (hors du GPS point de salut, comme en témoignent plus d’une histoire de conducteurs égarés).
Ce nouveau rapport à la représentation du monde sera-t-il porteur d’une alphabétisation cartographique générale, prélude à une meilleure compréhension des cartes d’histoire? Rien n’est moins certain! En attendant, les cartes conservent pour ceux qui aiment s’y plonger un attrait et une magie toujours renouvelée, comme nous le rappelle Oscar Wilde : « Aucune carte du monde n'est digne d'un regard si le pays de l'utopie n'y figure pas ».
Notes :
- 1. Allan Pease, Pourquoi les hommes n'écoutent jamais rien et les femmes ne savent pas lire les cartes routières, Paris, Éditions First, 2006, 390 p.
- 2. The Power of Maps, Cooper-Hewitt National Museum of Design (New York), 6 octobre 1992-7 mars 1993. Le chargé de projet de cette exposition est également l’auteur de The Power of Maps, New York, Guilford Press, 1992, 248 p.
- 3. books.google.ca/books/about/The_power_of_maps.html
- 4. Quelques titres produits au cours des dix dernières années : Bleu, Joan, Atlas Maior of 1665, Cologne et Paris, Taschen, n.d., 207 p.; Clark, John O. E., 100 Maps. The Science, Art and Politics of Cartography throughout History, New York, SterlingPublishing, 2005, 255 p.; Cohen, Paul E. and Henry G. Taliaferro, American Cities. Historic Maps and Views, New York, Assouline Press, 2005, 205 p.; Edwards, Melissa, The Geist Atlas of Canada, Meat Maps and Other Strange Cartographies, Vancouver, Arsenal Pulp Press, 2006, 128 p.; Harris, Nathaniel, Mapping the World : Maps and their History, San Diego, Thunder Bay Press, 2002, 304 p.; Hayes, Derek, Historical Atlas of Canada : Canada’s History Illustrated with Original Maps, Vancouver et Seattle, Douglas et McIntyre et University of Washington Press, vers 2002, 272 p. ; Howells, Tom, et Duncan McCorquodale, Mapping America. Exploring the Continent, Londres, Black Dog Publishing, 2010, 239 p.; L’Italien, Raymonde, Jean-François Palomino et Denis Vaugeois, La Mesure d'un continent. Atlas historique de l'Amérique du Nord, 1492-1814, Paris et Québec, Presse de l’université Paris-Sorbonne et Septentrion, 2008, 298 p. ; Murray, Jeffrey S., Terra Nostra. Les cartes du Canada et leurs secrets, Québec, Septentrion, 2006, 192 p. ; Riffenburgh, Beau, The Men who Mapped the World, Londres, Sevenoaks, 2011, 96 p.; Short, John Rennie, The World Through Maps. A History of Cartography, Toronto, Firefly Books, 2003, 224 p.; Smart, Lez, Maps that Made History, Richmond (UK), The National Archives, 2004, 191 p.; Swift, Michael, Mapping the World, Edison (NJ), Chartwell Books, 2006, 256 p.
- 5. Richard Campanella, Geographies of New Orleans, Lafayette (LA), Center for Louisiana Studies (University of Louisiana), 2006, p. 180.
- 6. www.evene.fr/citations. Consultation : 2011-10-29.
- Claude-Armand Piché
Chercheur indépendant
Claude Armand Piché est détenteur d’un baccalauréat en urbanisme, d’une maîtrise en muséologie et d’un doctorat en histoire de l’Université du Québec à Montréal. Basé à Montréal, ce dernier travaille présentement à deux ouvrages consacrés à l’histoire montréalaise.
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