Le dessein intelligent abandonne le fixisme intégral du créationnisme antérieur et se coule en apparence dans le moule évolutif. Mais en réalité, ses partisans tirent parti des limites de la théorie pour invoquer une cause supérieure.
Au moment où j’écrivais ces lignes, le 17 février dernier, je suis tombé sur cette nouvelle : le Heartland Institute, basé à Chicago, aurait payé un consultant pour monter un programme destiné aux écoles. Issu de l'industrie du charbon, parfois engagé par le Bureau de l'information scientifique et technique du Département américain de l’énergie, ce consultant a reçu un mandat précis : lutter contre la thèse attribuant les actuels changements climatiques à l’action humaine.
Ainsi, trop souvent, les écoles deviennent un champ de bataille pour la propagation de positions financées par des organismes totalement étrangers à la science. Et l'un des cas les plus patents du genre est le fameux « dessein intelligent ».
On peut évidemment aborder cette mise en cause directe de l’évolutionnisme du point de vue de la science, ou encore, en proposer une analyse épistémologique – ce que j’ai d’ailleurs fait à l’occasion. Mais comme le disait le philosophe Schopenhauer, rien n’est plus frustrant que d’entreprendre une discussion sereine pour ensuite constater, au fil de l’échange, que vous affrontez non pas une attitude rationnelle, mais une volonté. Votre interlocuteur ne cherche nullement à établir les faits, mais à défendre une position préétablie, une vérité qui, à ses yeux, ne souffre aucune contestation.
Le dessein intelligent est un exemple de telles positions. C’est pourquoi, à mon avis, il n’est pas toujours nécessaire de faire appel aux données scientifiques ou à l’analyse logique pour en discuter. En fait, un examen attentif des revers juridiques ou des avatars sociaux de l’antiévolutionnisme américain peut se révéler très instructif. Je crois même qu’on peut expliquer par ce moyen ses plus importantes transformations depuis un siècle. On illustrera ici cette thèse en proposant une périodisation adéquate du phénomène. Et pour ce faire, rien ne vaut le domaine de l’enseignement, prétexte passionnel par excellence.
Le procès du singe
Dès son introduction en sol américain, le darwinisme rencontre des vents contraires. Mais c’est seulement en 1923 que le débat prend une tournure légale, cristallisée autour de l’école. Cette année-là, l’Oklahoma vote un amendement interdisant l’achat par l’État de manuels inspirés des thèses de Darwin, et des enseignants du Kentucky et du Tennessee sont expulsés pour avoir défendu des positions favorables à l’évolutionnisme. Destinées à exclure la théorie de l’évolution des salles de classe, ces premières mesures vont servir de modèle à plusieurs autres États de la fameuse Bible Belt, dont l’Arkansas, le Mississippi, la Géorgie, le Kansas, la Caroline du Nord et même la Floride et l’Ohio, pourtant guère associés au Sud profond.
En 1925, le débat fait sa première incursion en cour. John Scopes, un professeur de sciences naturelles de Dayton, au Tennessee, décide en effet de vérifier la portée de la loi Butler, adoptée par son État. Celle-ci interdit la présentation de la théorie darwinienne dans les écoles publiques. Appuyé par l’influente American Civil Liberties Union, basée à New York, il ose donc enseigner, en pleine connaissance de cause, la théorie de l’évolution.
Comme il s’y attendait, on le traîna en cour. Cette action en justice, largement médiatisée — c’était la première fois qu’un procès était retransmis par la radio nationale –, est devenue célèbre sous le nom de « procès du singe »1. Le tout se termina sans réel gagnant : Scopes fut certes condamné à payer 100 $ d’amende, mais la décision fut ensuite infirmée en appel.
Le jugement de 1968
Par la suite, pendant près de 30 ans, on n’alla guère solliciter les juges, mais on s’affaira sur le terrain. Les antiévolutionnistes, qui continuaient de défendre leurs croyances, en vinrent même à exiger des modifications... aux manuels de biologie.
C’est alors que se produisit un événement apparemment sans lien : le lancement du premier satellite par les Soviétiques (Spoutnik, 1957). Cette avancée technologique inédite allait provoquer chez les Américains un choc salutaire aux retombées inattendues. En effet, inquiets du retard pris par leur pays, des scientifiques proposèrent des programmes pédagogiques renouvelés dans trois domaines névralgiques, soit les mathématiques, la physique et la biologie. Un don de 7 millions de dollars de la National Science Foundation permit, entre autres, d’élaborer le Biological Sciences Curriculum Study (BSCS), un document qui allait servir de guide aux futurs auteurs de manuels de biologie des high schools2.
On s’en doute, ce regain de l’approche rationnelle n’allait pas passer comme lettre à la poste. Il fallait s’y attendre, les nouveaux manuels furent vivement critiqués par les antiévolutionnistes. C’est pourquoi Susan Epperson, une enseignante de biologie de l’Arkansas, décida de retourner devant les tribunaux. Son but : contester la constitutionnalité d’une vieille loi antiévolutionniste de son État (1928).
L’affaire aboutit en Cour suprême, laquelle rendit son jugement en 1968. Dorénavant, de telles législations seraient interdites, parce que contraires à l’esprit de la Constitution américaine, dont le 1er amendement, le Bill of Rights, garantit la neutralité et la laïcité de l’État. À partir de ce moment, l’opposition à l’enseignement scientifique de l’évolution devenait illégale.
La réplique fondamentaliste
Devant cette situation inédite, le fondamentalisme se métamorphosa : comme on ne pouvait plus interdire les manuels et les cours sur l’évolution, on décida de présenter désormais la croyance littérale à la Bible comme une approche aussi rigoureuse que l’approche scientifique. Ce fut le début d’une nouvelle stratégie : la fameuse « science créationniste ».
À l’évidence, accoler science et création constitue un oxymore. La méthodologie empirique de la science en limite la pratique aux faits sis dans l’espace et le temps. Quant à la création du monde, pour peu, évidemment, qu’on l’admette, elle constituerait plutôt un acte unique et surnaturel dépassant toute vérification possible.
Cela n’empêcha pas les « créationnistes » d’exiger, sur la foi de l’égalité postulée entre science et croyance, une présentation équilibrée (balanced treatment) dans les écoles publiques3. C’est ainsi que les fondamentalistes réussirent à faire édicter, à la fin des années 1970, des lois imposant un traitement « équitable » en Arkansas et en Louisiane. Ce qui nous amène justement à un deuxième moment décisif, le procès tenu en Arkansas, en 1981.
Un tournant historique
Ce troisième procès se déroula dans la petite localité de Little Rock et, en référence au Procès du singe, on le surnomma « Scopes II ». Au terme de débats houleux, le juge Overton trancha nettement en faveur de l’évolutionnisme et déclara inconstitutionnelle la loi de l’Arkansas, ce qui invalidait du même coup la loi similaire de la Louisiane.
Voulant préserver sa juridiction, ce dernier État se tourna alors vers la Cour suprême. Ce moment historique survint en 1987 et, la chose était prévisible, la plus haute cour du pays confirma le jugement de Little Rock4.
La situation devenait délicate pour les intégristes. En vertu du premier jugement de la Cour suprême (1968), ils ne pouvaient plus faire voter des lois interdisant l’enseignement de l’évolution. Et voilà qu’avec le résultat du procès Scopes II, un créationnisme usurpant le titre de science était exclu à son tour.
Refusant de désarmer, ils s’adaptèrent rapidement à ce nouvel échec juridique. Changeant leur fusil d’épaule, ils adoptèrent une troisième et dernière stratégie : la mise en cause de l’évolutionnisme lui-même et l’exploitation de ses lacunes intrinsèques. C’est justement le fameux dessein intelligent, dernier avatar de l’antiévolutionnisme américain.
Le dessein intelligent et le procès de Dover
Le dessein intelligent abandonne en effet le fixisme intégral du créationnisme antérieur et se coule en apparence dans le moule évolutif. Mais en réalité, ses partisans tirent parti des limites de la théorie pour invoquer une cause supérieure qui orienterait spirituellement l’évolution de la matière et expliquerait le surgissement de ses étapes décisives, ce qu’ils appellent les moments de « complexité irréductible » – par exemple, la mécanique parfaitement réglée de l’ADN ou encore l’extrême raffinement du cerveau humain. On comprend que les détracteurs du dessein intelligent dénoncent une telle « explication » alternative, de nature religieuse, et déplorent ce recours à un « God of the gaps ».
Le problème, car problème il y a, c’est que les partisans du dessein intelligent persistent à présenter leur position comme une thèse rigoureuse. En effet, puisque la causalité transcendante qu’ils postulent est selon eux inhérente au processus évolutif, et qu’elle « explique » mieux certains accroissements de la complexité, elle acquiert à leurs yeux le statut de théorie scientifique!
L’identification farfelue du dessein intelligent à une théorie scientifique ne constitue bien sûr qu’une nouvelle modulation, plus subtile, des présomptions du créationnisme antérieur. Seulement, au lieu de situer l’action providentielle au début de l’Univers, on la reporte sur les moments successifs de l’histoire de la vie. C’est ce qu’a parfaitement compris la cour de l’État de Pennsylvanie.
Dans la ville de Dover, les partisans du dessein intelligent avaient investi le conseil scolaire (school board) et voté en faveur de l’enseignement de leur « théorie » dans les cours de biologie. En décembre 2005, le tribunal leur a opposé une fin de non-recevoir, tranchant en faveur des évolutionnistes et expulsant fermement cette croyance des salles de classe de l’État.
Pour l’instant, la Cour suprême américaine n’a pas eu à se prononcer sur la question, mais si elle le fait, il est fort probable qu’elle penche dans le même sens, ne serait-ce qu’en vertu de la jurisprudence. Comme les deux épisodes antérieurs de l’antiévolutionnisme américain, les lois rétrogrades (1923-1968) ou la prétendue science créationniste (1968-1987), l’avatar du dessein intelligent prendrait ainsi place au rayon des stratégies caduques.
Pour ne pas conclure
Depuis cinquante ans, les jugements des tribunaux ont invariablement débouté les fondamentalistes, récusant successivement la constitutionnalité de leur position (1968), sa scientificité (1987) et son caractère confessionnel (2005). Les trois étapes de cette périodisation ne démontrent évidemment pas la fausseté intrinsèque de la croyance religieuse. Cela dit, sans verser dans le scientisme, on notera cependant que ce n’est jamais une bonne idée de confondre science et croyance, encore moins de vouloir imposer la seconde dans les salles de classe en général et les cours de biologie en particulier. Science, religion et politique constituent un mélange particulièrement détonnant, qu’il faut manier avec d’infinies précautions. Lorsque l’on prétend traiter les trois de front, voire, comme les antiévolutionnistes, les marier, il vaut mieux assurer ses arrières et bien distinguer les divers magistères. Sans quoi on aura vite fait de se retrouver devant la cour ou, à défaut, devant le tribunal de la raison. Et aucun des deux ne pardonne volontiers à ceux qui, sciemment ou non, entretiennent la confusion des genres et... la mauvaise foi.
- 1Pour une présentation chronologique détaillée et une analyse en profondeur du procès, consulter Gordon Golding, Le procès du singe. La Bible contre Darwin, Bruxelles, Éditions Complexe, coll. « La mémoire du siècle », année 1925, 1982.
- 2Sur cet important épisode, voir l’excellent ouvrage d’Edward J. Larson, Evolution, New York, Modern Library, 2004, en particulier le chapitre 11 intitulé « Modern Culture Wars ».
- 3Sur le caractère extravagant d’une telle prétention, voir les excellentes analyses de l’épistémologue Pierre Thuillier (Darwin & Co, Bruxelles, Éditions Complexe, 1981, pp. 152 ss), ou encore, celles du paléoanthropologue Pascal Picq (Lucy et l’obscurantisme, Paris, Odile Jacob, coll. « Poches », 2008, pp. 157-203).
- 4Sur les conséquences du jugement de 1981, on lira avec profit Et Dieu dit : « Que Darwin soit! », Paris, Seuil, 2000, pp. 120-157, du grand paléontologue S. J. Gould, qui y témoigna à titre d’expert.
- Jean-Claude Simard
UQAR - Université du Québec à Rimouski
Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.
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