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Céline Saint-Pierre, UQAM, Jean-Philippe Warren, Université Concordia
La grande difficulté des sciences sociales par rapport à d’autres sciences appliquées, c’est qu’elles agissent sur des représentations et des discours – et non pas, comme les ingénieurs civils, sur des matériaux et des objets.

[Cet échange entre Céline Saint-Pierre et Jean-Philippe Warren a été publié sous le titre « De l'utilité des sciences sociales» dans Découvrir, en novembre-décembre 2009. La rédaction]

Introduction

L’objet d’étude des sciences sociales n’est pas de tout repos! Le problème, pour paraphraser le sociologue Pierre Bourdieu, c’est qu’il parle... Il tend aussi à s’agglomérer en communautés de millions d’agents dont l’évolution depuis plus d’un siècle sidère par son accélération exponentielle. Les sciences qui tentent de saisir ces sociétés d’humains ont tout un défi à relever.

Le Magazine de l'Acfas a invité deux sociologues à réfléchir ensemble aux enjeux que soulève la production de connaissances sur cet objet que sont les sociétés, quand les connaissances produites se destinent à l’objet même...

Les deux sociologues

Les recherches de Céline Saint-Pierre ont porté sur les transformations du travail, les changements technologiques et organisationnels, les classes sociales et les mouvements sociaux, les politiques et les pratiques en éducation. Tout au long de sa carrière, elle a expérimenté de première main les pratiques de transfert de connaissances. Aujourd’hui professeure titulaire retraitée de l’UQAM, elle contribue toujours sur de multiples scènes aux  transformations sociales de la société québécoise.

Les objets des travaux de Jean-Philippe Warren, professeur à l’Université Concordia, sont multiples : les sociétés amérindiennes, les arts, l’Église catholique, la Révolution tranquille, l’histoire des sciences sociales, etc. Une perspective cependant traverse l’ensemble : celle du changement social. Aussi, il considère la société canadienne, et québécoise, comme un excellent laboratoire pour analyser les problématiques qu’ont à résoudre nos sociétés démocratiques contemporaines.

Johanne Lebel : Comment se sont joués les rapports entre les sciences sociales et la société au cours du dernier siècle?

Jean-Philippe Warren : Au tournant du 20e siècle, il y avait déjà au Québec un petit noyau de praticiens de sciences sociales qui se posaient des questions semblables aux nôtres. Ils tâchaient eux aussi d’arrimer la connaissance objective des faits sociaux à une réforme de la société. « Diffusons la science sociale, s’enthousiasmait Léon Gérin, et la science sociale nous sauvera! »

La grande différence, bien sûr, c’est qu’aucun de ces pionniers ne donnait des cours dans une université. Aujourd’hui, les enseignants et enseignantes de sciences sociales constituent plus du quart du corps professoral des établissements d’enseignement supérieur. Cela les place dans une position ambigüe parce que, grosso modo, l’université peut être à la fois envisagée comme une institution publique (du point de vue de l’État), privée (du point de vue de ses gestionnaires) et indépendante (du point de vue de ses professeurs). De là de nombreux tiraillements, à l’évidence.

Céline Saint-Pierre : Les sciences sociales, comme disciplines universitaires, ont décollé avec la Révolution tranquille, période de grands bouleversements sociaux. Et ce décollage a eu lieu parce qu’on avait besoin d’elles pour déchiffrer les mutations et prendre rapidement les décisions appropriées. On a fait appel aux recherches des économistes, urbanistes, sociologues, politologues, historiens...

J.-P. Warren : Tu as raison de le souligner : ce fut comme un « âge d’or » des sciences sociales. La mue de la société canadienne-française en société québécoise a suscité un appui constant des sciences sociales -- que ce soit du côté des CÉGEPS, des CLSC, des CRSSS et autres acronymes.On avait réussi alors à combiner les trois pôles essentiels de nos disciplines : La promotion personnelle – réaliser une carrière professionnelle, comme dans n’importe quel autre métier. La recherche de la vérité pour la vérité – faire progresser les connaissances scientifiques. Et le désir d’ancrer les savoirs dans les besoins de la collectivité – participer activement à l’évolution sociale.

C’est ainsi qu’en devenant professeur, on croyait à cette époque servir la société par la production de connaissances empiriques « pures ». Les chercheurs vivaient dans l’illusion de pouvoir se situer en dehors des idéologies, de travailler dans un « vide idéologique », comme le disait Fernand Dumont. Ils avaient l’impression que le simple fait d’être payé pour analyser positivement la réalité, c’était participer au changement social.Aujourd’hui, nous ne sommes plus aussi certains de savoir comment combiner ces trois dimensions de nos pratiques. Certains soutiennent que l’université s’est retirée dans une tour d’ivoire. D’autres prétendent que les universitaires sont soumis à trop de sollicitations venant de la société. Cette tension, bien que féconde, doit être résolue. Comment accorder la carrière des individus avec la pertinence de leurs recherches, mais aussi avec le progrès de la science? Un chercheur n’échappe pas à l’obligation de scientificité ou d’utilité. N’est-ce pas Durkheim qui disait que la sociologie ne vaudrait pas « une heure de peine » si elle devait être étudiée en vase clos? Il faut que… que…

C. Saint-Pierre : ...que les acteurs sociaux puissent s’approprier les connaissances. 

J.-P. Warren : Exactement.

C. Saint-Pierre : J’ai étudié la sociologie dans les années soixante, et quand je suis entrée à l’Université de Montréal, il y avait un débat, notamment porté par Marcel Rioux, autour des sciences sociales aseptiques. On confondait selon lui objectivité et neutralité. Il a beaucoup contribué à cette prise de conscience du rôle dynamique des sciences sociales dans l’évolution de la société. À cette époque, comme aujourd’hui, on se demandait jusqu’où la définition de nos objets de recherche devait être arrimée aux besoins sociaux. Certains disaient : ce n’est pas mon problème, je définis mon objet selon mes critères, au nom de la liberté de l’intellectuel. D’autres, et j’en étais, se préoccupaient beaucoup de l’utilité, en essayant d’éviter d’être instrumentalisés ou utilitaristes. Faire passer nos savoirs dans la connaissance commune faisait partie de nos priorités. Aujourd’hui, le défi est autre.

J.-P. Warren : Quand les notions des sciences sociales sont récupérées par les acteurs sociaux, quand ils se les approprient, le savoir des sciences sociales est parfois modifié, transformé, traduit, voire trahi, ce qui exacerbe certaines incompréhensions entre les chercheurs et le grand public.

C. Saint-Pierre : Les acteurs sociaux doivent cependant reconnaître les exigences propres à la recherche. Par exemple, elle a son temps spécifique de production, mais il est souvent bousculé sous des prétextes d’urgence, ce qui oblige trop souvent les chercheurs à produire des analyses non accompagnées de recherches  approfondies. J’interviens souvent pour dire : « Vous admettez qu’un chercheur en médecine ou en physique réalise de longs travaux, qu’il vérifie et expérimente, alors que quand vous demandez une expertise des sciences sociales sur un problème social complexe – sur le décrochage scolaire, par exemple –, vous vous attendez à des diagnostics immédiats, à des opinions spontanées. » 

Se pose la question de la traduction et du transfert des résultats de recherche, sans trahir la démarche scientifique. À quel moment cela devient-il risqué? La traduction des résultats est une expertise en soi. Je siégeais récemment à un comité, dans une université, qui se demandait comment aider les chercheurs à réaliser ce transfert, mais aussi, si c’était la mission de l’université de le faire... Celui qui traduit dans le transfert peut aussi être celui qui produit la connaissance, mais pas nécessairement, car cela exige du temps et une expertise spécifique. On en est rendu là, je pense : créer le métier d’agent de transfert, une sorte de médiateur entre les chercheurs et les utilisateurs.

Johanne Lebel : Comment penser l’utilité des sciences sociales?

J.-P. Warren : Il faut être prudent quand on parle d’utilité, car chacune des disciplines doit réfléchir à ces questions par elle-même et convenir de solutions qui lui sont propres. Les sciences sociales, c’est un monde très hétérogène.

C. Saint-Pierre : On parle des sciences sociales, mais en vérité, il faut faire des distinctions entre elles : criminologie, sociologie, anthropologie, économie, histoire, éducation, relations industrielles, etc.

J.-P. Warren : Les besoins, les aspirations, les dynamiques sont très différents. On le sait, il y a des disciplines qui sont plus technocratiques, d’autres plus critiques. Il y a des départements davantage quantitatifs que qualitatifs. Certains privilégient la recherche dite désintéressée, d’autres la recherche-action. Le problème, c’est qu’on a tendance à projeter sur les autres disciplines notre propre idéal. L’économiste reprochera à l’anthropologue d’être centré trop exclusivement sur l’histoire de vie, alors que le second questionnera les modèles désincarnés de l’économiste qui se réfugie dans des modèles abstraits… Il faut déplorer cet « ecological fallacy ». Je reconnais toutefois que la question de l’utilité – comme celle de la vérité – est centrale à l’ensemble des disciplines.

 

 

C. Saint-Pierre : Les résultats sont-ils utiles, utilisés, utilisables? Voilà une des problématiques qui rejoint en effet toutes les sciences sociales.

J.-P. Warren : La grande difficulté des sciences sociales par rapport à d’autres sciences appliquées, c’est qu’elles agissent sur des représentations et des discours – et non pas, comme les ingénieurs civils, sur des matériaux et des objets. C’est normal. La demande pour des urbanistes, des muséologues, des enseignants ou des gens en communications accompagne la montée d’une « société de services », c’est-à-dire une société postindustrielle où l’on contrôle de l’information et manipule des symboles. Dans ces conditions, le premier rôle des praticiens des sciences sociales, ce n’est pas d’étudier la société, mais, concrètement, de la produire – même si, dans les faits, l’un ne va pas sans l’autre.

C. Saint-Pierre : Le regard des sciences sociales permet une mise à distance. Notre rôle, c’est de dévoiler la société à elle-même. Un sociologue, une politologue ou un historien vont mettre à nu ce qu’est cette société dans son développement, sa production, sa reproduction, sa névrose. Il va déconstruire le sens des interactions humaines et sociales et rendre explicites les rapports de pouvoir et de classe. 

J.-P. Warren : C’est pourquoi l’utilité des sciences sociales ne doit pas être définie en termes uniquement empiriques. Les tableaux statistiques nous apportent une connaissance précieuse, mais on oublie que l’utilité des sciences sociales se situe très souvent sur un plan théorique. L’inconscient freudien a permis une véritable révolution. De même, récemment, l’idée de « capital social ». Aujourd’hui, bien des gens « parlent » le jargon des sciences sociales sans le savoir, comme monsieur Jourdan!

C. Saint-Pierre : « Quel est le bien livrable des recherches en sciences sociales? », nous demandent les organismes subventionnaires. La réponse est difficile, car la transformation sociale n’est pas un bien facilement saisissable et elle ne se réalise pas dans le court terme. Il faut qu’il y ait appropriation des connaissances par les acteurs sociaux, qui eux vont « livrer » quelque chose par la suite. Notre « bien livrable » à nous est de l’ordre de la connaissance. Par exemple, quand on fait de la formation dans les grandes entreprises sous la forme de transfert de connaissances, c’est l’individu en tant qu’acteur social qui change sa vision des choses, et il est difficile de faire ressortir le volet « changement de comportement, de mentalité » dans les mesures de productivité. Ces changements sont pourtant aussi essentiels à l’évolution de l’entreprise.

Souvent, le discours des sciences sociales ressemble au langage du citoyen, ce qui laisse une impression de facilité dans la production des connaissances et pourrait faire douter de leur crédibilité scientifique. Il m’arrive d’avoir à spécifier que ce que je dis n’est pas une opinion personnelle, mais bien un résultat de recherche et une interprétation sociologique. Par exemple, on ne devient pas spécialiste de l’éducation parce qu’on a fréquenté l’école. Au Québec, les chercheurs ont encore un travail de conviction à faire à propos de la scientificité des sciences sociales. La validité de nos résultats de recherche continue d’être remise en question.

J.-P. Warren : La plupart des gens doutent de la scientificité des sciences sociales, ce qu’exprime bien l’expression « sciences molles ». Elles accoucheraient de savoirs flous et peu fiables. Le degré d’objectivité qu’atteignent les sciences politiques n’est effectivement pas le même que celui de la chimie moléculaire, mais pas pour des raisons de méthode ou d’épistémologie, comme on continue à le prétendre, mais à cause de leur objet même. Cet objet change selon les lieux géographiques, il change aussi dans le temps, tandis qu’un atome se fout d’être à Montréal ou Tokyo ou de vivre au Moyen-Âge. De plus, l’atome ne remet pas en question le savoir qu’on produit à son sujet. Cette dernière caractéristique est très importante : l’objet des sciences sociales – les personnes humaines – ne peut être écarté des discussions sur l’utilité des savoirs produits par les sciences sociales. Nous avons un devoir démocratique par notre objet même.

Johanne Lebel : La recherche en sciences sociales peut-elle encore se faire en français?

J.-P. Warren : C’est un défi monumental, peut-être même voué à l’échec.

C. Saint-Pierre : Pour être reconnus dans la compétition internationale, les jeunes chercheurs de toutes disciplines n’ont plus le choix et doivent publier dans les revues internationales de langue anglaise. En sciences sociales notamment, cela prive les communautés locales de connaissances importantes, car le chercheur n’a ni le temps ni la motivation de produire une version en langue française de ses travaux.

J.-P. Warren : J’irais même plus loin. Pour publier dans ces revues, il est préférable de ne pas parler des sociétés locales. Les revues américaines, par exemple, ne sont pas intéressées par ce qui se passe en dehors des États-Unis. Pour accéder à l’international, il faut donc abandonner en règle générale non seulement la langue française, mais l’étude de la société québécoise. Le phénomène est perceptible dans le titre même des revues scientifiques. Dans les années trente, les nouvelles revues universitaires arboraient les mots « Canada français » dans leur titre, puis, dans les années soixante, ces mots furent remplacés par le mot « Québec ». Aujourd’hui, on privilégie l’absence de lieu. Par exemple, la Revue québécoise de science politique a changé son nom pour Politique et société. Cette tendance rend encore plus difficile l’établissement de passerelles entre les chercheurs et le grand public. Le savoir tend à s’éloigner, pour ainsi dire, des besoins et des aspirations de la communauté immédiate. Si, pour devenir international, il faut publier en anglais des articles sur des phénomènes délocalisés, comment en arriver au transfert des connaissances des sciences sociales vers les acteurs d’ici?

C. Saint-Pierre : D’autant que la démocratie suppose des citoyens éclairés. Des lieux comme l’Institut du Nouveau Monde peuvent servir de passerelles entre les chercheurs et les citoyens.

Johanne Lebel : En conclusion, quels sont présentement les défis premiers pour les sciences sociales?

C. Saint-Pierre : Le sociologue français Jean-Michel Berthelot, dans son livre Les vertus de l’incertitude, fait ce constat qui résume bien ma pensée : « Sous toutes ses espèces, le savoir des sciences sociales fonctionne par incorporation. Il ne joue sa fonction médiatrice qu’appropriée par les acteurs, retraduit dans le langage de leurs intérêts et de leurs passions et indexé à la spécificité de leur situation. » C’est une préoccupation majeure qui devrait habiter les praticiens des sciences sociales lorsqu’il est question de l’utilité du savoir de leurs disciplines.

J.-P. Warren : Il faut aujourd’hui plancher sur deux choses : augmenter la présence des sciences sociales dans l’élaboration des politiques publiques et continuer à promouvoir la pertinence sociale des travaux de recherche. Les chercheurs doivent continuer d’être de commerce inconfortable et de rappeler les vérités qu’on préfère occulter.C. Saint-Pierre : Ce ne sont pas des sciences de complaisance, ce sont des sciences réflexives. Aucune question ne doit être tabou. Là où elles sont les plus utiles, c’est quand elles contribuent à révéler la société à elle-même, sous tous ses angles et dans tous ses recoins, avec la distance critique requise. 


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