Pour expliquer la longévité et la fécondité aussi exceptionnelles du laboratoire Cavendish, sans doute unique dans les annales de la science, un premier facteur s’impose d’emblée : ce laboratoire a su consolider, sur plusieurs générations, une solide tradition de recherche.
Trop souvent, notre vision de la pratique scientifique est brouillée par des poncifs tenaces. L’un des plus persistants oppose le théoricien à l’expérimentateur. Alors que le premier jouit du prestige du savant, le second est cantonné dans le rôle de l’expert : on le perçoit comme un assistant, ou pis, un simple exécutant. La réalité, elle, fait fi de cette conception simpliste. Songeons, par exemple, à l’astrophysicien Arthur Eddington (1882-1944), reconnu pour ses travaux théoriques, montant une expédition pour observer l’éclipse solaire de 1919 afin de vérifier les prédictions de la relativité générale. Ou encore, aux célèbres expériences de Michelson et Morley (1881-87), qui ont porté un coup fatal aux théories sur l’existence de l’éther.
Bref, le génie théorique resterait orphelin sans la créativité et le talent de l’expérimentateur, également essentiels au progrès scientifique. Étudions brièvement un exemple susceptible d’enterrer une fois pour toutes cet antagonisme primaire entre raison théorique et instrumentale : le laboratoire Cavendish, du Département de physique de l’Université de Cambridge1.
La vie dans un laboratoire
Dans La vie de laboratoire (1979), les sociologues Bruno Latour et Steve Woolgar ont décidé de prendre comme objet d’études le quotidien du laboratoire du neuroendocrinologue Roger Guillemin, du Salk Institute, à San Diego. Avec la loupe de l’entomologiste, ils ont observé, pendant deux ans, les routines de la pratique scientifique. Cette patiente dissection a mis en lumière les diverses phases menant progressivement à l’obtention d’un prix Nobel. On mesure à quel point un tel ouvrage peut se révéler instructif pour la compréhension des mécanismes de la recherche.
Le Cavendish
Dans l’esprit de Latour et Woolgar, appliquons brièvement ce regard au cas du laboratoire Cavendish. Fondé en 1874, l’établissement est d’abord remarquable par sa longévité. Il doit son nom à William Cavendish, 7e duc du Devonshire et chancelier de l’Université de Cambridge, qui allongea les fonds nécessaires à la construction d’un laboratoire de physique, à condition que l’on y crée une chaire de physique expérimentale. Le premier chercheur à occuper la chaire et à diriger le laboratoire fut James Maxwell (1831-1879), sans doute le physicien le plus marquant du 19e siècle. Malheureusement, mort peu de temps après, il n’eut guère le temps de lui imprimer sa marque. Cependant, loin de démériter, la série de directeurs qui l’ont suivi constitue un véritable who’s who de la physique du 20e siècle. Citons en rafale Lord Rayleigh (1842-1919), qui a donné une première valeur précise du nombre d’Avogadro, et sous la direction de qui le Cavendish a pris son véritable envol, Joseph J. Thomson (1856-1940), découvreur de l’électron, Ernest Rutherford (1871-1937), qui a mis en lumière la fission nucléaire artificielle, Lawrence Bragg (1890-1971), qui fonda le laboratoire de biologie moléculaire de Cambridge, dont émanèrent les fameux clichés qui ont mis Watson et Crick sur la piste de leur retentissante découverte2, ainsi de suite…
Pour un seul laboratoire, c’est déjà exceptionnel. Mais la fécondité du Cavendish est plus remarquable encore. En effet, les quatre directeurs suivants ont tous obtenu le Nobel3. Et si l’on en croit le site du laboratoire, hébergé par l’Université de Cambridge, 25 autres Nobel y ont été, d’une manière ou d’une autre, associés!4
Une première cause
Pour expliquer une longévité et une fécondité aussi exceptionnelles, sans doute unique dans les annales de la science, un premier facteur s’impose d’emblée : ce laboratoire a su consolider, sur plusieurs générations, une solide tradition de recherche. En effet, selon la doctrine épistémologique du philosophe et logicien hongrois Imre Lakatos (1922-1974), les scientifiques travaillent en général dans le cadre de programmes de recherche qui, au fil du temps, impriment une direction et un cadre précis à leurs travaux. Depuis le début du XIXe siècle, on exigeait du physicien anglais non seulement une excellente maîtrise des mathématiques avancées, mais aussi la capacité de les appliquer à d’exigeantes questions pratiques. En témoigne le fameux Cambridge Mathematical Tripos, dont les épreuves étaient d’une difficulté proverbiale, et où l’on devait résoudre des questions pointues de mécanique, d’hydrostatique, d’optique, etc.5 Le Cavendish, sans rejeter cette orientation, l’infléchit vers la recherche de pointe, ce qui allait devenir la marque de commerce de la physique anglaise jusqu’à la période de l’entre-deux-guerres6. Voici un exemple précis de ce type de filiation. Au moment de son arrivée au Cavendish, en 1895, Rutherford s’intéressait au développement d’un nouveau type de détecteurs d’ondes radio7. Mais au laboratoire, on préconisait alors l’exploration d’avenues plus « nobles ». C’est pourquoi, sur le conseil de Thomson, son troisième directeur, il abandonna cette filière, dans laquelle il espérait pourtant déposer un brevet8, pour jeter son dévolu sur l’ionisation des gaz, un domaine qui catalysa ses recherches sur la structure de l’atome et lui ouvrit les portes de la célébrité9.
Un second facteur
Ce qui nous amène à notre deuxième facteur explicatif, la qualité de l’instrumentation. Comme le laboratoire de Lavoisier, qui disposait d’appareils de mesure et d’observation uniques pour son époque, le Cavendish s’est longtemps distingué par une technologie particulièrement sophistiquée. Ainsi, si Thomson orienta les travaux de Rutherford vers l’ionisation des gaz, c’est entre autres parce qu’il pouvait compter sur les services d’un souffleur de verre exceptionnellement doué, Ebenezer Everett. Ce véritable artiste pouvait, en effet, répondre à des commandes spécialisées, telle celle d’ampoules cathodiques d’une remarquable régularité10. Cette culture particulière alliant étroitement recherche de pointe, mathématiques avancées, techniques de haut vol et expérimentations aussi habiles que créatives, donnait au Cavendish un immense avantage comparatif. En effet, alors que les autres laboratoires anglais développaient surtout la recherche technologique, afin de répondre aux exigences de la société industrielle qui étendait peu à peu son emprise sur l’Europe entière, le Cavendish continuait à travailler dans le sillage de la nouvelle physique expérimentale.
Des conséquences dommageables
Comme on le constate, le cas du Cavendish bouscule le simplisme de certains mythes tenaces : pour évaluer le progrès des connaissances, on ne peut se limiter aux avancées théoriques, fussent-elles dûment confirmées. Je pense que cette absence d’intérêt pour les techniques expérimentales vient du fait que nous sommes prisonniers de la spécialisation et du cloisonnement des savoirs. Malheureusement, du point de vue universitaire, l’histoire des sciences et l’histoire des techniques constituent, de nos jours, deux spécialités distinctes qui s’ignorent superbement. Et si la première, à présent, fait par bonheur partie du curriculum collégial et universitaire, il n’en va pas de même de la seconde, toujours réduite à la portion congrue. De sorte que nous souffrons d’une perception tronquée de chacune de ces deux histoires, comme d’ailleurs des technosciences en général.
Mais j’avancerais une autre explication de cette situation dommageable, explication sans doute plus lourde de conséquences : le mythe forgé autour de la figure du savant qui le place tout en haut de l'échelle mentale. Cette hiérarchie inconsciente, fleurant un élitisme suranné, est favorisée par l’image romantique du génie, issue des domaines artistique et littéraire, mais spontanément reportée sur la figure du scientifique. De sorte que l’opposition du scientifique et du technicien, du théoricien et de l’expérimentateur, constitue seulement une retombée parmi d’autres de l’abîme séparant, dans nos esprits, le savant-intellectuel et l’expert. Pourtant, férus de technologie, nombre de grands scientifiques furent aussi des inventeurs passionnés. Ce fut le cas de Newton et Einstein, et cela ne les a pas empêchés de compter parmi les plus grands physiciens de l’histoire, bien au contraire! Sauf que, officiant hors des laboratoires universitaires, ils avaient par bonheur échappé à l’insularité disciplinaire... Comme quoi la devise du Cavendish devrait encore alimenter notre réflexion en 2012 : « Physics is what physicists do »!
- 1Je remercie Richard Simard, du Laboratoire de simulation et d’optimisation de l’Université de Montréal, qui a attiré mon attention sur cet exemple intéressant.
- 2On sait que c’est l’étude de ces clichés, réalisés par Rosalind Franklin grâce à la technique de diffraction par rayons X mise au point par Bragg, qui a mené à la détermination de la structure hélicoïdale de l’ADN, base de toute la biologie moléculaire actuelle.
- 3Rappelons que ce prix prestigieux a été créé en 1905, soit 26 ans après la mort prématurée de Maxwell.
- 4On peut en consulter la liste sur cette page du site : http://www.phy.cam.ac.uk/history/nobel.php . Notons que certains d’entre eux n’ont pas été attribués en physique. C’est le cas pour Watson et Crick, qui, comme on le sait, ont reçu le Nobel de médecine.
- 5D’ailleurs, plusieurs directeurs du laboratoire, tels Maxwell, Lord Rayleigh et J. J. Thomson, avaient, lors de leurs études, terminé premiers au Tripos. Certains historiens britanniques, dont Andrew Warwick (Masters of Theory: Cambridge and the Rise of Mathematical Physics, Univ. of Chicago Press, 2003), ont même établi un lien entre la tradition du Tripos et la naissance de la physique mathématique dans l’Angleterre victorienne du 19e siècle.
- 6En fait, c’est le développement de la physique quantique qui entraîna le relatif déclin de l’école anglaise, trop attachée à la conception de modèles mécaniques, peu compatibles avec la nouvelle physique.
- 7Rappelons que l’Allemand Heinrich Hertz (1857-1894), qui venait de mourir, avait été le premier à mettre en évidence l’existence du spectre électromagnétique (dont font partie les ondes radio), en s’appuyant sur les théories révolutionnaires de Maxwell.
- 8La télégraphie sans fil, ancêtre de la radio, sera inventée par Marconi dès l’année suivante.
- 9Il vaut la peine de noter, en passant, que Rutherford chercha ensuite à implanter ce modèle de travail dans son laboratoire de l’Université McGill, où il travailla de 1898 à 1907.
- 10À la liste des bénéficiaires d’un tel talent, sans doute faudrait-il ajouter ici le nom de Wilson, puisque c’est au Cavendish qu’il développa sa fameuse chambre à bulles. Sur l’importance de cette filière technologique, consulter « La ?vraie? physique de Cambridge », dans XIXe siècle : Les premiers grands laboratoires, Cahiers de Science & Vie, no 51 (série « 1000 ans de sciences », no IX), juin 1999, pp. 50-55.
- Jean-Claude Simard
UQAR - Université du Québec à Rimouski
Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.
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