"Rien en biologie n’a de sens, si ce n’est à la lumière de l’évolution". Souvent citée, cette phrase du généticien Theodosius Dobzhansky (1900-1975), l’un des fondateurs de la Théorie synthétique, illustre l’importance névralgique de l’idée d’évolution pour les sciences de la vie
.Charles Darwin ayant posé les bases de la théorie moderne de ces sciences, ses travaux sont exposés dans tout manuel de biologie qui se respecte, fût-il issu de l’ordre d’enseignement secondaire, collégial ou universitaire. Mais le Darwin qu’on y présente est-il le Darwin historique? La théorie exposée est-elle celle qu’il professait vraiment, ou s’agit-il d’un archétype dont on aurait arrondi les angles et éliminé les contradictions?
Darwin contre Lamarck
Quand, dans L’origine des espèces (1859), Darwin propose sa théorie révolutionnaire, il n’a qu’un véritable rival1, le Français Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829), qui a présenté ses idées transformistes dès 1800 dans son Discours d’ouverture du Cours de l’an VIII. Il s’agit là d’une opposition devenue classique, parfois résumée en une formule lapidaire : est-ce l’usage qui crée l’organe (Lamarck), ou l’organe qui crée l’usage (Darwin)? En effet, selon Lamarck, c’est l’usage ou le défaut d’usage qui détermine les modifications porteuses d’évolution, présidant soit à l’apparition des organes, — c’est le cou allongé de la girafe, — soit à leur disparition — ce sont les pattes atrophiées du serpent.
L’optique de Lamarck implique que les modifications acquises soient transmissibles, et donc héréditaires, sans quoi leur cumul ne pourrait jamais engendrer de nouvelles espèces. Chez Darwin, au contraire, ce sont les modifications apparues à la naissance qui, en conditionnant l’adaptation de l’organisme à son environnement, déterminent sa survie et, par voie de conséquence, sa reproduction. Comme ces variations2 infimes sont innées, elles seront nécessairement transmises à la descendance, ce qui résout d’emblée le problème auquel donne lieu la position lamarckienne. Comme Darwin ajoute à son hypothèse nativiste les concepts féconds de lutte pour la vie et de sélection naturelle, appuyant le tout sur une impressionnante somme d’observations et d’expérimentations, on considère habituellement qu’il a corrigé la vision lamarckienne, et fourni du même coup à la théorie naissante de l’évolution une trame claire et précise, assortie de bases solides.
Une opposition moins limpide qu’il n’y paraît
C’est cette version que retiennent en général les manuels. Or, en histoire des sciences, les choses sont rarement aussi tranchées. En effet, si l’on consulte le chapitre 5 de L’origine des espèces, on constate avec surprise que s’y superposent concepts novateurs et explications parfaitement lamarckiennes. Ainsi, dans ces pages, les notions darwiniennes de sélection naturelle et de lutte pour la vie3 se combinent allègrement aux notions « lamarckiennes » d’usage créateur des organes ou d’hérédité de l’acquis. Plus étrange encore, ce chapitre a été modifié entre la première édition, où les notions lamarckiennes jouaient un moindre rôle, et les éditions successives, particulièrement la cinquième4. Que s’est-il passé? Atteint par une soudaine illumination, Darwin aurait-il donc, révisant et peaufinant son texte, décidé de revenir à une version antérieure du transformisme? En fait, les choses sont nettement plus complexes.
Gradualisme et uniformitarisme
À la suite de la publication de la première édition de l’ouvrage, William Thomson, futur Lord Kelvin, adressa à Darwin une objection sévère. Selon ses calculs, appuyés sur des arguments thermodynamiques, l’âge de la Terre devait osciller entre 20 (valeur minimale) et 200 (valeur maximale) millions d’années. Or, l’évolutionnisme darwinien prévoyait des modifications graduelles et lentes, issues de variations infimes, dont le cumul finissait par engendrer de nouvelles espèces. C’est le principe du « gradualisme », qu’on résume volontiers par une maxime latine: natura non facitsaltum, la nature n’opère pas par sauts. Par ailleurs, Darwin avait aussi emprunté à Charles Lyell (1797-1875), son ami géologue, un second principe, « l’uniformitarisme », lequel affirme que les causes agissant aujourd’hui sont celles-là mêmes qui ont modelé la surface de la Terre en son lointain passé. En d’autres termes, aucun cataclysme n’aurait entraîné de soudains changements évolutifs. Fort bien. Mais la conjonction de ces deux principes supposait des processus extrêmement lents, et par conséquent des durées vertigineuses5. Comment accorder alors la jeunesse relative de la Terre (jeune d’un point de vue cosmique, s’entend) avec les prévisions de la théorie? Soit la Terre était bien plus ancienne, ce qui, selon Lord Kelvin, contredisait les données de la physique6, soit il fallait adjoindre un autre mécanisme à celui de la sélection naturelle. Darwin opta pour le second parti.
Ajouter un peu de Lamarck...
Et c’est ainsi que, pour accélérer à la fois les taux de changement organique et les processus de spéciation, il crut nécessaire d’accentuer les aspects lamarckiens de sa théorie, une position qu’il maintint d’ailleurs sans faillir jusqu’à la toute fin de sa vie. Voici ce qu’il écrit à ce propos dans le chapitre 4 de La filiation de l’homme (The Descent of Man, 1872), l’ouvrage postérieur où il applique son naturalisme à l’être humain : « J’admets maintenant […] que, dans les premières éditions de L’origine des espèces, j’ai sans doute attribué un
trop grand rôle à l’action de la sélection naturelle. […] Que l’on me permette de dire, à titre d’excuse, que j’avais deux objectifs en vue : montrer d’abord que les espèces n’ont pas fait l’objet d’une création séparée, ensuite que la sélection naturelle a bien été l’agent principal des changements, bien qu’elle ait été largement aidée par les effets héréditaires de l’habitude, et, dans une moindre mesure, par l’action directe des conditions environnantes7. »
Un Darwin idéal contre le Darwin réel
Comme on le constate, en opposant sans nuances darwinisme et lamarckisme, on commet une erreur évidente. Du strict point de vue historique, c’est indéfendable. Cependant, diverses stratégies sont possibles si l’on veut rescaper Darwin et préserver l’intégrité de sa théorie, ou du moins l’idée inaltérée que l’on s’en fait. On peut, par exemple,prétendre que, dans L’origine des espèces, son intention initiale était de présenter la sélection naturelle et la lutte pour la vie comme les véritables mécanismes évolutifs, le rôle des facteurs lamarckiens constituant seulement de dommageables résidus, dont il n’eût jamais ensuite exagéré la portée sans les diverses objections qu’on lui avait adressées. Dans cette foulée, on peut même estimer qu’une telle scotomisation va dans le sens de l’histoire, puisque le lamarckisme est aujourd’hui largement discrédité8. Autrement dit, en séparant le bon grain de l’ivraie, on contribue àaffranchir le véritable esprit de la théorie de sa pernicieuse gangue littérale,de sorte qu’on peutensuite jouer un Darwin idéal contre le Darwin réel. Évidemment, c’est là faire bon marché de la teneur même des textes. C’est pourtant la solution retenue par à peu près tous les manuels de biologie utilisés dans nos établissements d’enseignement… que leurs auteurs soient ou non conscients du problème.
Un révisionnisme historique
Est-ce une stratégie acceptable? En un sens, oui, car le but d’un manuel de science n’est pas de refléter la réalité historique ou le cheminement souvent tortueux des idées importantes, mais d’offrir plutôt un aperçu de l’état actuel des recherches, un abrégé qui soit à la fois ordonné, pratique et facilement assimilable, bref, d’interpréter le passé en fonction des nécessités du présent. Soit, un tel révisionnisme privilégie l’aspect novateur de la théorie darwinienne pour mieux écarter le reste, plutôt gênant. Et, ce faisant, on pratique bien sûr une lecture orientéede l’histoire, ne retenant commodément du passé que les idées annonciatrices d’avenir. (On a pu qualifier de telles opérations, courantes en science, de « rétrodiction historique ».) C’est une façon bien peu scientifique de pratiquer l’histoire, on en conviendra sans peine. Sans compter qu’un regard malicieux pourrait ne voir là qu’une sélection… non naturelle de certaines idées darwiniennes parmi d’autres. À la décharge des rédacteurs de manuels, reconnaissons cependant que parfois, une simplification efficace représente le prix à payer pour assurer la progression des apprentissages. Simplement, pour l’historien des sciences, certains prix paraissent plus élevés que d’autres…
Une histoire de vainqueurs
On affirme parfois que l’histoire militaire est écrite par les vainqueurs. Apparemment, cela vaut aussi pour l’histoire des sciences. Aussi, en terminant, laisserai-je la parole à Loren Eiseley, professeur d’anthropologie et historien des idées. Parlant de l’héritage controversé de Lamarck, il écrivait : « Il est ironique que, de celui qui a entrevu tant de vérités, l’on ne retienne que la seule perpétuation d’une erreur — l’hérédité des caractères acquis — que partageait pourtant aussi Charles Darwin, son héritier intellectuel9. » On ne saurait mieux dire.
Notes :
- 1. On connaît l’anecdote liée à Alfred Wallace (1823-1913), qui, en expédiant à Darwin un bref manuscrit exposant une théorie semblable à la sienne, l’a obligé à précipiter la rédaction de son ouvrage majeur. Sans cet aiguillon, il aurait sans doute retardé encore la publication de L’origine des espèces, longtemps différée. Aussi la théorie de la sélection naturelle aurait-elle pu s’appeler la théorie de Wallace-Darwin. Mais comme Wallace le reconnut lui-même plus tard avec un fair-play tout britannique, son petit texte ne pouvait décemment rivaliser avec le monumental ouvrage de son confrère…
- 2. Contrairement à ce qu’on croit habituellement, Darwin n’a jamais parlé des mutations au sens où nous l’entendons de nos jours, une notion introduite bien plus tard seulement (1900) par le néo-darwinien de Vries. Darwin ignorait d’ailleurs le mécanisme qui présidait à l’apparition des variations. Il faudra attendre Mendel pour le décrire (1865), mais les travaux de cet obscur moine morave demeureront totalement inconnus à son époque, et ils ne seront redécouverts et révélés que longtemps après la mort de Darwin, entre autres par de Vries justement.
- 3. On associe fréquemment le nom de Darwin à un autre concept-clé, sans doute le plus connu, celui-là même qui symbolise habituellement sa théorie: la survie du plus apte (survival of the fittest), que l’on assimile plus ou moins à la sélection naturelle. Or, il faut savoir que, contrairement à ce qu’on croit habituellement et à ce que laissent entendre la plupart des manuels et même des histoires des sciences, cette formule-choc n’est pas de Darwin lui-même; ill’a empruntée au philosophe et sociologue Herbert Spencer (1820-1903). Notons d’ailleurs au passage que l’expression « hérédité de l’acquis », qui symbolise pour sa part la théorie opposée, n’est pas davantage due à la plume de Lamarck…
- 4. L’ouvrage majeur de Darwin a connu six éditions de son vivant. La sixième et dernière, remodelée en 1876, date de 1872, soit dix ans avant la mort de son auteur. Quant à la cinquième, sans doute la plus lamarckienne de toutes, elle parut en 1869, et c’est elle qui introduit l’expression survival of the fittest.
- 5. Dans son ouvrage, Darwin tablait sur une échelle approximative de 700 millions d’années.
- 6. On estime aujourd’hui l’âge de la Terre à quelque 4,5 milliards d’années. Quant à la vie, elle serait apparue environ 700 millions d’années plus tard. Du simple point de vue thermodynamique, Lord Kelvin avait raison. Toutefois, il ne pouvait alors tenir compte de la radioactivité naturelle du sol, découverte seulement vingt ans après la mort de Darwin, laquelle, en ralentissant la vitesse de refroidissement de la planète, invalidait les calculs du physicien.
- 7. The Descent of Man, Princeton, UniversityPress, 1981, p. 152-153; note trad.
- 8. Certaines recherches actuelles en épigénétique tendent à le réhabiliter, mais pour l’instant, elles demeurent assez marginales.
- 9. Loren EISELEY, Darwin’s Century : Evolution and the Men Who Discovered It, New York, Doubleday & Company (Anchor Books), 1961, p. 204.
- Jean-Claude Simard
UQAR - Université du Québec à Rimouski
Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.
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