Ce qui garantit la résilience d'un collectif innovant, c’est sa capacité à marier les opposés et la diversité. Mais, c'est aussi sa capacité à combiner les plus gros acteurs aux plus petits, les idées nouvelles de la périphérie à celles plus conventionnelles du cœur du réseau.
Une économie fondée sur la connaissance
L'un des faits marquants de nos économies contemporaines est que leur performance est fondamentalement adossée à la connaissance. Cela vaut pour tous les échelons, les pays, les territoires et les organisations. Autrement dit, ceux qui « gagnent », ou qui ne décrochent pas, sont ceux qui ont la capacité 1) de produire des connaissances, 2) de mélanger ces savoirs et 3) d'identifier des opportunités de marché pour les valoriser. C'est ce que l'on appelle l'économie fondée sur la connaissance. Évidemment, rien n'est simple, car à ces trois étapes correspondent des acteurs souvent différents. Et de l'organisation de ce collectif dépend la capacité à durer.
La science des réseaux a permis de faire avancer de façon notable la compréhension de cette chaîne de valeurs. Nous présentons quelques-uns des résultats les plus remarquables en prenant appui sur l'économie numérique.
Un collectif est un réseau
L'innovation et la fabrication d'une nouveauté, qu’il s’agisse d’un produit ou d’un service, sont une combinaison d’une somme de connaissances aujourd’hui générées en grande partie dans un circuit hautement compétitif d’universités. Qui sait agencer et mélanger ces connaissances de manière originale crée de la valeur. Et en économie, la valeur, c'est déjà un marché et presque déjà un profit.
Une articulation efficace entre les organisations qui produisent et celles qui utilisent des connaissances garantit d'avoir un peu d'avance en identifiant des combinaisons originales.
De fait, on perçoit immédiatement qu'une articulation efficace entre les organisations qui produisent et celles qui utilisent des connaissances garantit d'avoir un peu d'avance en identifiant des combinaisons originales, de celles qui peuvent créer des innovations de rupture.
Ces producteurs et utilisateurs sont les nœuds d'un réseau. Le lien entre ces nœuds peut être formel, informel, économique ou social. La nature du signal ou de l'interaction est donc très variable, et elle est fonction de ce qui fonde le réseau. Ce peut être un projet de recherche collaboratif, une relation de sous-traitance, ou encore, un échange d'idées.
Un réseau innovant et créateur
« La » structure du réseau peut à elle seule expliquer la raison pour laquelle des collectifs font mieux que d'autres1. Autrement dit, l'adaptation, l'anticipation et plus justement la résilience sont des qualités qui dérivent des propriétés de cette structure.
Ce qui garantit la résilience du collectif, c’est sa capacité à marier les opposés et la diversité. C'est aussi sa capacité à combiner les plus gros acteurs aux plus petits, les idées nouvelles de la périphérie à celles plus conventionnelles du cœur du réseau. Cette configuration assure une tension entre le conformisme et la prise de risque, une efficacité et de l'audace. Formellement, on dit de ces réseaux qu'ils sont dissassortatifs. C'est une propriété mathématique du graphe qui identifie une hétérophilie structurelle. Pour le dire plus simplement, les nœuds qui concentrent beaucoup de liens sont connectés à des nœuds qui en concentrent peu et inversement.
Prenons en exemple la Silicon Valley, un territoire mondialement connu pour ses grands acteurs – Université de Stanford, Google, Cicso, Orable, Apple, Adobe, Facebook, Twitter –, mais aussi pour sa constellation de start-up innovantes. Les services et les produits massivement utilisés par le marché mondial sont collectivement fabriqués par cet écosystème des plus efficaces. Même si la partie visible se réduit souvent aux grands noms précités, toutes ces organisations fonctionnent en réseau à l'échelle du territoire californien, et ce réseau est lui-même articulé à un réseau américain, puis mondial.
La configuration particulière de ce réseau est une articulation efficace entre ceux qui produisent des connaissances (l'université), ceux qui expérimentent (les entrepreneurs), ceux qui accompagnent (les investisseurs) et ceux qui vendent mondialement (les grands acteurs).
La Californie s'apparente à un gigantesque laboratoire vivant où l'on expérimente et prototype collectivement.
Ici, la résilience de la Silicon Valley se traduit comme une capacité du collectif à absorber les soubresauts d'un environnement incertain, du point de vue tant de la technologie que de la concurrence, mais aussi de celui des modèles d'affaires ou du comportement des consommateurs… Mais mieux, c'est une capacité du collectif à s'affranchir de ces contraintes en créant des nouveaux marchés avec des innovations de rupture ou créatives. Par exemple, aujourd'hui, l'on ne sait rien ou presque du potentiel marchand des lunettes du type de celles que fabrique Google, les Google Glass. On ne sait pas quels formats de service sont acceptables pour l'usager ni comment monétiser les nouveaux formats, on ignore si les usagers sont prêts à payer pour un dispositif pour le moins intrusif, etc. Bref, l'incertitude est grande. Alors, une entreprise comme Google réalise des programmes de recherche tous azimuts, seule ou en interaction avec d'autres acteurs du territoire ou d'ailleurs. Cela passe par la réflexion très en amont sur le transhumanisme, soit cette fusion de l'humain et de la machine, à des expérimentations plus en aval sur les formats de service acceptables par l'usager. Ces relations servent par essai/erreur et apprentissage à itérer le produit et les services afin de définir ce que les consommateurs seront prêts à accepter. Au fond, la Californie s'apparente à un gigantesque laboratoire vivant où l'on expérimente et prototype collectivement.
Il a fallu du temps pour arriver à ce niveau de performance, presque un siècle si l'on considère que l'ouverture de l'Université de (Leland) Stanford en 1891 est un acte fondateur. Toutefois, rien ne garantit la pérennité de cette performance tant les tensions sont fortes dans la Silicon Valley. Des tensions qui sont d'ailleurs à chercher moins du côté de la mécanique de ce collectif que du côté social et politique2. Les inégalités de revenus, la gentrification rapide de San Francisco, les tensions sur le marché du travail sont des crises ponctuelles qui pourraient être durables et remettre en cause l'équilibre du territoire.
Un réseau innovant sans créativité
La configuration de la FIGURE 2 renvoie au verrouillage que connaissent bien des territoires ou des organisations. Ici, c’est le poids de l'histoire qui l'emporte et ce n'est pas nécessairement au bénéfice du collectif. Dans cette configuration, l'histoire a fabriqué des relations fondées sur la confiance entre un groupe d'acteurs, mais l'on sait qu'en découlent aussi l'endogamie, la sédimentation et l'inertie. Cela veut dire que l'on fabrique de l'innovation, mais que la culture du risque, de l'échec, de la remise en question a presque disparu d'une structure où la rente et la culture de la rente dominent. Bien souvent, l'on retrouve ces structures sur des territoires qui ont des histoires longues avec leur industrie : la chimie ou l'automobile, entre autres. Le poids du passé limite la prise de risque de gros acteurs en place qui sont mal ou très peu connectés à une périphérie plus agile.
Le poids du passé limite la prise de risque des gros acteurs en place qui sont mal ou très peu connectés à une périphérie plus agile.
L’innovation qui en émerge est au mieux incrémentale, mais sans forte imagination, sans réelle créativité. Ici, de façon dominante, l'on exploite ce que l'on sait faire au cœur de la structure et l'on écoute très peu la périphérie bruyante où sont concentrés les nouveautés, les marginaux, les explorateurs et la dissonance. Il y a comme une coexistence de la périphérie et du cœur, mais le maillage est peu efficace. Ainsi, les projets de la périphérie restent de petite taille et peinent à passer à l'échelle suivante, et la prédominance des acteurs du cœur étouffe dans l'œuf toute créativité remettant en cause les normes établies par et pour le cœur.
Théoriquement, on dit de ces réseaux qu'ils sont assortatifs. Autrement dit, on identifie ici une homophilie structurelle, à savoir que les acteurs qui concentrent beaucoup de relations sont maillés entre eux alors que ceux qui en concentrent peu sont également maillés entre eux. Bref, il y a comme une consanguinité structurelle. Aujourd'hui, nous savons mesurer cette propriété et estimer son impact sur l'adaptation du collectif aux changements de l'environnement.
En résumé, plus les réseaux sont assortatifs et moins ils s'adaptent aisément à l'environnement. Manque d'agilité, manque de souplesse, manque d'exploration3. Nombreux sont les territoires et les organisations qui sont conscients de leur immobilisme et du poids de l'histoire associé à une certaine bureaucratie de l'innovation. La rhétorique autour de « l'open innovation » est souvent la prise de conscience d'une relative inertie dans les pratiques et qu'il faut « s'ouvrir ». Autrement dit d'une organisation du collectif qui s'apparente à cette configuration.
Évidemment, la question du « comment fait-on? » pour sortir de cette configuration est une interrogation ouverte qui conduit à des travaux et des réflexions en plein essor. En particulier, nous travaillons présentement sur le rôle joué par les tiers-lieux, les espaces de co-working, les laboratoires de fabrication numérique (fab labs), les dispositifs intermédiaires qui permettent sans doute de rendre les territoires plus résilients. L'idée est la même pour les organisations qui, en leur sein, ouvrent ce type de lieux qui favorisent la créativité, le mélange et l'innovation.
Un réseau avec bruit sans innovation
La configuration de la FIGURE 3 représente un collectif où le bruit peut dominer. Il peut être créatif, mais le tout manque d'ordre et d'organisation Il s'agit ici de parcelle de connaissances exploratoires ou d'idées, mais avec une absence notoire de structuration du collectif. C'est à dire qu'il y a très peu de liens, voire absence totale de liens. Le système reste verrouillé dans un état où la créativité est dominante, mais le passage à l'échelle, par regroupement et par combinaison, est difficile. Au fond, rien ne se standardise véritablement. Ainsi, dans ce cadre-là, animer et fabriquer de l'intelligence collective au sens ici de soutenir la capacité d'un collectif à fabriquer de l'innovation créative est une question de liens, de tissage de relations et de sutures. De la chirurgie microéconomique en somme.
L'économie numérique : avant tout une affaire de collectif
Les marchés numériques sont profondément concernés par cette mécanique de l'innovation collective. Mais cette innovation n'est aucunement réductible à la technologie.
Aujourd'hui, un service numérique gagnant est avant tout la synthèse réussie d'un ensemble varié de connaissances. Certes, il faut de la technologie, mais aussi une sensibilité artistique pour définir les parcours utilisateurs à travers la scénarisation d'expériences (User Experience ou UX); il faut un regard usager qui très tôt sera en mesure de dire ce qu'il souhaite ou ne souhaite pas (innovation ascendante et conception orientée usager); et il faut définir un modèle d'affaires qui le plus souvent est très instable au moment du lancement du service. Ainsi, il faut beaucoup de diversité, de tensions et de synthèse pour fabriquer un service numérique.
Il faut beaucoup de diversité, de tensions et de synthèse pour fabriquer un service numérique.
Il faut également beaucoup d'agilité pour s'adapter rapidement à un environnement économique pour le moins incertain et absorber des comportements volatils, pour affronter ou supporter des cycles de vie parfois très courts et une concurrence passablement rude. C'est la raison pour laquelle les configurations dissassortatives (FIGURE 1) sont les mieux adaptées à l'environnement numérique. La plasticité de la structure assure une certaine forme d'efficacité. À l'inverse, l'on comprend que des réseaux très assortatifs (FIGURE 2) sont en peine, car les processus lourds, les prises de décision souvent bureaucratiques et au fond les routines installées ne sont pas toujours en phase avec un rythme d'innovation qui s'est considérablement accéléré.
L'avènement de l'intelligence collective des makers
La production collaborative portée par les makers est un autre exemple d'intelligence collective. Ce qui pourrait bien être un raz de marée bouscule radicalement les structures en place et remet en question les fondements mêmes du comportement innovant. En effet, souvent réunis au sein de fab labs, les makers soudent, coupent, impriment en 3D, testent, mélangent, coconstruisent, prototypent et utilisent de l'électronique ouverte.
Ce mode de fonctionnement où la coordination indirecte est très présente n'est pas sans rappeler la stigmergie que manifestent les insectes sociaux. Ainsi, selon les règles de l’open source où chacun met à la disposition de la communauté ce qu'il fait, les traces des uns servent la construction et l'avancée des autres. Partant de ce principe, les makers bricolent des objets nouveaux, refabriquent des objets existants, redonnent vie à des objets anciens. C'est un collectif très proche de celui de la FIGURE 3 : beaucoup de créativité individuelle, du bruit aussi, mais parfois des créations qui restent marginales, car le passage à l'échelle suivante et à la standardisation reste difficile. Ce « saut quantique » nécessite de l’énergie, de la structuration et de la hiérarchisation, des compétences et des rôles. Mais c'est aussi une intelligence collective en construction et en cela, elle est fascinante à observer et à étudier à travers la science des réseaux.
Notes :
Références :
- ANDERSON, C. (2012). Makers: The New Industrial Revolution, Crown Business.
- BUSINESS INSIDERS (2013). « Welcome to the jungle: The Largest Homeless Camp In Mainland USA Is Right In The Heart Of Silicon Valley », 7 septembre.
- CRESPO, J., R. SUIRE et J. VICENTE (2014). « Lock-in or lock-out: How structural properties of knowledge networks affect regional resilience », Journal of Economic Geography, 14, p.199-219.
- CRESPO J., R. SUIRE et J. VICENTE (2013). Network structural properties for cluster long run dynamics. Evidence from collaborative R&D networks in the european mobile phone industry.
- SUIRE, R., et J. VICENTE (2014). « Life cycle of cluster or cluster for life: critical factors for resilience », Entrepreneurship and Regional Development, 26, p.142-164.
- Raphaël Suire Professeur·e d’universitéUniversité de Rennes 1
Raphaël Suire est Maitre de Conférences en économie à l’Université de Rennes 1 et chercheur au sein du CREM-CNRS. Il est également chercheur associé au groupe MOSAIC d’HEC Montréal. Ses travaux de recherche portent sur l’analyse des réseaux appliquée à l’économie numérique et l’économie géographique. Il a notamment publié dans le Journal of Economic Geography, Regional Studies, Economics of Innovation and New Technology, Entrepreneurship and Regional Developement, Journal of Socio-Economics. .Il a co-fondé et est administrateur de la Cantine Numérique Rennaise et directeur du programme de Master "Economie et Conseil en TIC et e-business" de l’Université de Rennes 1.
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