Chaque année, l'Institut du Nouveau Monde (INM) et Somme toute/Le Devoir publient L’état du Québec, un ouvrage s'intéressant aux débats qui animent la société québécoise. Son objectif : contribuer au renouvellement des idées, pour renforcer la participation citoyenne à la vie démocratique. Avant-propos de Josselyn Guillarmou, codirecteur de cette nouvelle édition portant sur la place des émotions dans le climat social et culturel du Québec de 2025.
Le Québec s’est allongé sur le divan à fleurs bleues – ça prenait ça pour trouver les bons mots et se libérer de son malaise social et politique. Comment en était-il arrivé là? En colère, fier, coupable, empathique, nostalgique, cynique, à boutte, et tout cela en même temps. Comme si le moment était venu de se défaire du trop-plein d’une société longtemps associée au consensus, à la retenue, et à la bienveillance.
Et si pour saisir cette nouvelle réalité, il fallait d'abord se pencher sur les émotions elles-mêmes?
Il faut dire que les émotions ont longtemps été dévalorisées dans la pensée occidentale, ou du moins laissées aux domaines de la médecine et de la psychologie. Depuis la Grèce antique, on oppose le pathos (l'émotion) au logos (la raison), renforçant l’idée que l’émotion est davantage instinctive et personnelle plutôt que culturelle et collective. Cependant, depuis le « tournant affectif » des années 1990, les sciences sociales réévaluent la place des émotions, notamment dans les discours publics et les mobilisations citoyennes. Ce tournant est d’autant plus pertinent que l'étymologie du terme « émotion » renvoie à l'idée de mouvement affectif, soudain et intense, révélant ainsi sa capacité à transformer les individus et les sociétés – pour le meilleur, mais aussi parfois pour le pire… Aujourd'hui, elles sont vues comme de véritables leviers d’action face à l’apathie ambiante.
Il faut dire que les émotions ont longtemps été dévalorisées dans la pensée occidentale, ou du moins laissées aux domaines de la médecine et de la psychologie. Depuis la Grèce antique, on oppose le pathos (l'émotion) au logos (la raison), renforçant l’idée que l’émotion est davantage instinctive et personnelle plutôt que culturelle et collective.
Ces derniers temps, notre roue des émotions a pas mal vrillé.
La légèreté, la confiance et l’optimisme, on dirait que c’était avant. Avant que la polarisation ne devienne le fil conducteur de notre époque, que les changements climatiques ne dérèglent nos perspectives d’avenir et que nos services publics ne s’épuisent, rendant notamment l’accès aux soins en santé mentale presque impossible.
La dernière année a été marquée par des deuils collectifs, notamment ceux de Karl Tremblay et Jean-Pierre Ferland, deux icônes de la scène musicale québécoise. D’autres ont pleuré l’écrivaine et sociologue Caroline Dawson qui a touché le cœur du Québec à travers le récit de son exil familial et de sa quête d’identité. C’est une année où des milliers de travailleuses et travailleurs syndiqués ont pris la rue pour de meilleures conditions de travail dans les secteurs essentiels et où les agricultrices et agriculteurs ont fait converger leurs tracteurs pour manifester dans plusieurs régions du Québec. Au même moment, le projet du troisième lien entre Québec et Lévis, tour à tour promis, définitivement enterré puis relancé, a incarné la valse-hésitation de nos dirigeantes et dirigeants sur la mobilité, dans un débat d’amour et de haine pour l’auto solo, (jadis) symbole de liberté individuelle devenu l’expression de notre dépendance aux énergies fossiles. Ces derniers mois, on a aussi vu des personnes élues s’invectiver et d’autres démissionner dans un climat tendu au sein des conseils municipaux, avec la population et les médias. En toile de fond, l’actualité internationale a divisé l'opinion publique face à l’horreur au Moyen-Orient, se manifestant jusque sur les campus de nos universités. Au fédéral, le Parti conservateur de Pierre Poilièvre a grimpé dans les sondages, capitalisant notamment sur le « gros bon sens » d’une droite qui brasse tantôt la crise des opioïdes, tantôt les questions de genre, l’immigration ou la pénurie de logements. Cette année, on garde aussi en mémoire l'envolée de Marc-Antoine Dequoy des Alouettes devenu, dans le feu de l’action, le porte-étendard de la langue française dans un Canada des deux solitudes, alors que sur la scène mondiale, la petite fille de Charlemagne a retrouvé la lumière aux Jeux olympiques de Paris, chantant pour un monde qui, malgré tout, continue de tourner et de se passionner pour les exploits sportifs. De l’autre côté de la frontière, la campagne présidentielle s'est enflammée, Donald Trump échappant à des tentatives d’assassinat et Kamala Harris prenant la place d'un Joe Biden effacé, comme l’éclipse totale qui a brièvement plongé notre bout de terre dans l'obscurité.
La légèreté, la confiance et l’optimisme, on dirait que c’était avant. Avant que la polarisation ne devienne le fil conducteur de notre époque, que les changements climatiques ne dérèglent nos perspectives d’avenir et que nos services publics ne s’épuisent, rendant notamment l’accès aux soins en santé mentale presque impossible.
Finalement, rien de nouveau sous le soleil car l’histoire du Québec n’est pas faite que de sérénité, d’assurance et de satisfaction… en tout cas pas en tout temps ni pour tout le monde.
Si on a historiquement carburé à la fierté, l’espoir et l’audace, le Québec a aussi vécu pas mal de honte, d’impuissance et de douleur, au rythme des victoires des uns et des larmes des autres, des luttes sociales, des avancées et des reculs pour nos droits et libertés et des tragédies qui ont marqué nos imaginaires. Les cordes sensibles du Québec, c’est la Révolution tranquille, la crise d’Octobre et l’application de la Loi sur les mesures de guerre, la Superfrancofête en 1974, les débats sur la loi 101, les référendums pour l’indépendance de 1980 et 1995, l’échec de l’accord du Lac Meech, la résistance des Mohawks à l’été 1990, la tuerie de Polytechnique, la Saint-Jean sur les Plaines, la grève étudiante de 2012, Lac-Mégantic, l’attaque de la grande mosquée de Québec, les déchirements autour de la Charte des valeurs québécoises, la Commission Charbonneau, le mouvement #MoiAussi, la marche pour le climat en 2019, la mort de Joyce Echaquan et les controverses pour la reconnaissance du racisme systémique. Sans oublier tous les autres moments qu’on a mis sous le tapis, qui ont déchiré des familles, fait se lever le Salon bleu, électrisé les foules et laissé une empreinte indélébile sur notre identité collective.
Dans quel climat émotionnel vivons-nous aujourd’hui au Québec? Comment les émotions s’expriment-elles au sein de notre société? Quelle place occupent-elles dans la prise de décision publique, face aux grands défis auxquels nous sommes confrontés?
Pour cette nouvelle édition de L’état du Québec, nous avons réuni une psychologue spécialiste des traumatismes, un sondeur, des journalistes, le Grand Chef du Conseil de la Nation Atikamekw, une députée à la Chambre des communes, un ex-vice-président de la commission Laurent, un maire devenu commentateur politique, un conseiller politique devenu chercheur, une journaliste devenue mairesse, un chercheur devenu député, une porte-parole de parti politique redevenue agricultrice, des politologues, des juristes et des sociologues, une épidémiologiste prête pour les prochaines élections fédérales, une sociolinguiste acadienne, une médecin de famille pratiquant à Whapmagoostui, des personnalités dont la voix porte dans les domaines de la santé mentale, du logement et de la culture, et les jeunes des partis politiques représentés à l’Assemblée nationale du Québec. Ensemble, ils et elles nous parlent avec cœur et rigueur de ce qui nous lie, des manières d’embrasser nos émotions et de réenchanter notre vie démocratique.
L’état du Québec 2025 n’est ni un livre de développement personnel ni un bilan de santé sur l’état de notre société. Ce sont des rencontres, un espace de dialogue et des réflexions qui nous offrent des perspectives tantôt critiques, tantôt audacieuses, mais toujours éclairantes sur les choix politiques qui s’offrent à nous. Dans cette nouvelle édition, la quarantaine d’autrices et d’auteurs traversent le miroir pour nous parler des fractures idéologiques qui divisent notre société, de notre (in)capacité à dialoguer et de notre confiance en berne à l’égard des institutions démocratiques. Plusieurs abordent les manières de gouverner avec sincérité face à la complexité grandissante de notre monde. D’autres échangent sur les façons dont les crises internationales s’immiscent dans nos réalités quotidiennes. On analyse l’économie comportementale et on décortique les mécanismes qui font qu’un drame ou une affaire médiatisée peuvent être à l’origine d’une réforme du droit. Des cris du cœur se font entendre pour la protection de la jeunesse, la sauvegarde de nos services sociaux et pour répondre à la crise en santé mentale en même temps que celle du logement. Nos contradictions sont également scrutées face à notre système d’immigration, au nationalisme et à notre désir d’indépendance, à notre rapport à la langue française et à la mort dans le sport-spectacle de la boxe, alors qu’une contributrice pose la question : « Je me souviens… mais de quoi? ». Enfin, un collectif sur les émotions se devait de parler de culture et d’espoir dans l’avenir avec la perspective des jeunes générations qui redonnent confiance dans un Québec vif, passionné, audacieux et amoureux.
L’état du Québec 2025 n’est ni un livre de développement personnel ni un bilan de santé sur l’état de notre société. Ce sont des rencontres, un espace de dialogue et des réflexions qui nous offrent des perspectives tantôt critiques, tantôt audacieuses, mais toujours éclairantes sur les choix politiques qui s’offrent à nous.
Voilà qui offre de l’espoir, comme une gigue citoyenne, une soif de joie, d’élan démocratique, de rire ensemble, de liesse populaire, pas une injonction au bonheur, mais une forme d’exigence, d’optimisme, de sérieux, de participation et de travail pour faire advenir une société qui se construit sur les faits, les données et les sciences, mais se laisse aussi parler d’amour.
Alors que la séance touche à sa fin, le Québec a relevé la tête et a demandé : « Sommes-nous une société émotive? ». La blouse blanche a griffonné dans son carnet avant de répondre : « À la semaine prochaine… »
- Josselyn Guillarmou
Institut du Nouveau Monde (INM)
Josselyn Guillarmou est chargé de projet, publications et contenus à l’Institut du Nouveau Monde (INM). Titulaire d'un baccalauréat en droit de l'Université de Bordeaux et d’une maîtrise en science politique et relations internationales de l’UQAM, il s’est spécialisé dans les domaines des migrations et des frontières internationales, de la liberté d’expression, de la littératie numérique, des libertés en ligne et du développement des médias. Il a travaillé trois ans en tant que consultant auprès de l’UNESCO à Paris. À l’INM, il codirige L’état du Québec, mène des consultations publiques sur divers sujets de société et anime des projets en éducation à la citoyenneté.
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