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Annette Boudreau, Université de Moncton

En 2022, le balado Parler mal est diffusé sur les ondes de Radio-Canada. Ses instigateurs, Bianca Richard et Gabriel Robichaud, deux artistes acadiens, m’avaient invitée à intervenir dans l’émission à titre de sociolinguiste. Après l'écoute du balado, la directrice des Presses de l’Université d’Ottawa m’invita à écrire un ouvrage de vulgarisation dans leur collection 101 pour mieux faire connaître l’insécurité linguistique. C’est ainsi qu’est né L’insécurité linguistique dans la francophonie.

Insécurité linguistique

L’insécurité linguistique renvoie à l’impression de ne pas parler comme on le devrait ou selon la norme prescrite dans certaines situations, de ne pas être à la hauteur, de se sentir illégitime à cause de sa manière de parler. Elle est particulièrement forte chez les francophones qui vivent dans des milieux où ils sont minoritaires, en raison des discours négatifs véhiculés sur leurs pratiques langagières.

L'ouvrage décrit des phénomènes linguistiques fréquents et pas toujours évidents à expliquer. Pourquoi cette personne, pourtant compétente dans sa langue, ne prend-elle pas souvent la parole en public ? Pourquoi telle autre, qui pourtant s’exprime beaucoup dans les conversations familières, se tait quand la situation est plus formelle ? Pourquoi cette autre encore ne trouve plus les mots qu’elle utilise souvent devant des personnes qui usent d’un français plus prisé que le sien ? Pourquoi des francophones du Canada parlent-ils souvent en anglais lors d’interactions avec des francophones d’ailleurs ? Un concept comme l’insécurité linguistique permet de répondre en partie à ces questions.

Je reviens sur l’histoire de la notion, sur les travaux pionniers qui l’ont fait connaître, sur ses liens avec les idéologies linguistiques. J’ai écrit ce livre pour agir sur les idées reçues et répandues voulant que les gens ne s’expriment pas, parce qu’ils parlent mal, ne savent pas parler ou parlent un charabia. 

Si je travaille sur le sujet depuis trente ans, c’est parce que cette insécurité linguistique, je l’ai rencontrée chez mes étudiants, à l’Université, dans ma famille, dans mon milieu et parce que j’ai vu trop de gens avoir honte de leur manière de parler, une honte qui mène parfois au silence. J’ai sans doute aussi étudié le sujet pour tenter de mieux comprendre ce sentiment d’illégitimité qui était aussi le mien, illégitimité décrite dans À l’ombre de la langue légitime : l’Acadie dans la francophonie (publié chez Classiques Garnier en 2016). La première phrase de mon essai – « Depuis aussi longtemps que je me souvienne, j’ai eu l’impression de ne pas parler le français comme il fallait » – en est révélatrice.

Si l’insécurité linguistique est présente dans toutes les communautés linguistiques, elle est plus présente dans la francophonie qu’ailleurs. Les francophones se posent constamment des questions sur la qualité de leur français, sur les fautes commises, sur leur statut de francophones. Le titre de l’ouvrage du sociolinguiste camerounais Valentin Feussi (2008), Parles-tu français ? Ça dépend… illustre parfaitement le phénomène. L’interrogation sur l’état du français oral et écrit fait fréquemment l’objet de reportages dans les médias francophones, surtout au Québec. Le discours sur le français en péril et sur sa piètre qualité est récurrent depuis plusieurs siècles au Canada français.

Si j’ai écrit ce livre, c’est pour décrire le phénomène certes, mais aussi pour agir sur la situation, pour montrer que le français est pluriel, qu’il se décline de différentes façons dans le monde, qu’il varie selon les situations de communication et selon le milieu social dont est issue la personne ou encore selon le métier exercé, quoique cette distinction est plus forte en Europe francophone qu’ailleurs. J’ai voulu montrer qu’il est possible d’agir sur l’insécurité linguistique, de la vaincre ou du moins de l’atténuer. Si on peut nommer un malaise, un premier pas est franchi vers une forme d’émancipation. Nommer les différentes discriminations qui nous entourent a constitué une étape importante pour lutter contre ces dernières – je pense aux discriminations contre les personnes de couleur, contre les immigrants, les immigrantes, les femmes. Nommer le mal-être linguistique est également essentiel pour arriver à le combattre; savoir identifier l’insécurité linguistique fait partie du processus. Savoir qu’il existe différentes manières de parler le français peut inciter les personnes à se dire en français, à moins craindre les jugements négatifs sur leurs pratiques linguistiques.

Si j’ai écrit ce livre, c’est pour décrire le phénomène certes, mais aussi pour agir sur la situation, pour montrer que le français est pluriel, qu’il se décline de différentes façons dans le monde, qu’il varie selon des situations de communication et selon le milieu social dont est issue la personne ou encore selon le métier exercé, quoique cette distinction est plus forte en Europe francophone qu’ailleurs.

Dans ce petit ouvrage, j’ai aussi traité de la glottophobie, notion développée par le sociolinguiste Philippe Blanchet en 2016 et qui renvoie aux discours négatifs qui circulent sur les langues, et aux discriminations liées aux manières de parler des gens. Agir sur l’insécurité linguistique veut également dire sensibiliser les gens aux conséquences possibles de leurs commentaires sur les pratiques linguistiques. Si les francophones au Canada construisent leur identité à partir de leur langue – et c’est le cas pour une grande majorité d’entre eux – alors les jugements portés sur leur manière de parler peuvent les atteindre profondément. Certains personnes préféreront parler en anglais plutôt que prendre le risque de faire rire d’eux en français. Les commentaires comme, Il parle un français dégénéré ! Il a un accent à couper au couteau ! Il a un accent anglais ! Ce n’est pas un vrai francophone ! exercent une influence sur les comportements linguistiques des gens qui reprennent ces discours et se les attribuent sans nécessairement en avoir conscience. Ainsi les énoncés suivants sont les conséquences des premiers : je n’ai pas osé ouvrir la bouche, je n’ai rien dit de peur de fauter, j’ai eu peur de prendre la parole par peur d’être jugé, j’ai honte de ma langue, je n’ai pas de langue.

L’insécurité linguistique touche à la construction de soi et des autres. La prise en compte de celle-ci permet de mieux comprendre les dynamiques langagières qui se jouent au quotidien; elle peut expliquer pourquoi la personne parle comme elle parle. Elle lève le voile sur des pratiques langagières parfois opaques, comme le silence, l’hypercorrection ou son contraire, l’usage délibéré de formes stigmatisées par exemple, forme de pied de nez aux discours normatifs. Son examen est indispensable à la compréhension de nombreux phénomènes langagiers et à la réduction des discriminations liées aux différentes manières de parler. C’est pourquoi j’ai écrit ce livre.

[L'examen de l'insécurité linguistique] est indispensable à la compréhension de nombreux phénomènes langagiers et à la réduction des discriminations liées aux différentes manières de parler. C’est pourquoi j’ai écrit ce livre.


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