Si vous habitez en ville et que vous souffrez d’un problème de santé, vous allez voir le médecin ou, éventuellement, vous vous rendez à l’hôpital. Cependant, si vous habitez une localité isolée à des milliers de kilomètres d’une ville, vous allez où? Peut-être y a-t-il dans cette localité un service de santé de base offrant des soins infirmiers, mais si vous avez besoin de soins spécialisés – en santé mentale, par exemple –, que faites-vous? Cette situation existe en République démocratique du Congo, ou Congo-Kinshasa, comme le rapporte le doctorant Erick Mukala Mayoyo, tout comme au nord du Québec, au Nunavik, comme en témoigne Lucie Nadeau.
Au Québec
Atautsikut, une communauté de pratique du Nunavik
Entretien avec Lucie Nadeau, mené par Valérie Levée
Au Nunavik, entre 2017 et 2019, le taux de suicide était de 177 / 100 000 personnes, largement au-dessus de la moyenne québécoise, qui était de 13 / 100 0001. En raison de leur isolement, les communautés du Nunavik sont parmi les plus mal desservies en soins de santé mentale. Pour pallier cette lacune, il ne suffit pas de faire monter au nord des psychiatres et des psychologues. Il faut aussi consulter les Inuits et développer avec eux les services dont ils ont besoin. C’est l’objectif du projet Atautsikut, dirigé par Lucie Nadeau, pédopsychiatre et professeure agrégée au Département de psychiatrie à l'Université McGill.
Le taux de suicide des Nunavimmiut, les Inuit·es du Nunavik, traduit un mal de vivre engendré par le bouleversement qui a transformé leur mode de vie en moins d’un siècle et l’élan de « colonialité » qui continue à imprimer sa marque occidentale. À cette couche de détresse s’ajoutent les effets déjà bien concrets des changements climatiques, qui transforment physiquement le milieu de vie tout en ayant de sérieux impacts sur la vie quotidienne. Une glace anormalement fragile peut faucher des vies même chez des chasseurs expérimentés, qui se font parfois piéger. Pour ces petites communautés de quelques centaines d’âmes, le deuil et la détresse psychologique sont lourds à porter.
Il existe bien un CLSC dans chacune des 14 communautés du Nunavik où des infirmier·ères, secondé·es par des médecins généralistes et une équipe de travail social, apportent des soins de base. De plus, des psychologues et des psychiatres s’y rendent quelques fois par année et assurent une continuité des soins en télémédecine. Lucie Nadeau, pour sa part, visite cinq communautés deux fois par année, en plus de mener des consultations à distance.
Or, cela ne suffit pas : pour mieux décoder les difficultés vécues par ces populations et mieux y remédier, le personnel de santé devrait être davantage d’origine inuite et les services de santé déployés devraient mieux intégrer la vision de la santé des communautés elles-mêmes2.
Voir la santé mentale autrement
« C’est important d’aller chercher la voix des Nunavimmiut pour savoir ce que signifie pour eux soins de santé mentale », souligne Lucie Nadeau. N’étant pas une Inuite, Lucie Nadeau se défend bien de porter leur voix, même si elle se rend régulièrement au Nunavik depuis une quinzaine d’années. « Dans la vision inuite, la santé mentale n’est pas séparée de la santé physique. La santé se voit de façon globale, en incluant le bien-être et la qualité des relations », dépeint Lucie Nadeau. En conséquence, il existe plusieurs niveaux de soins. « Un jeune qui vit un deuil peut être emmené, par exemple, à la chasse par sa famille. Le territoire comme lieu de ressourcement et la nourriture traditionnelle sont importants pour le processus de guérison, pour eux », poursuit Lucie Nadeau.
Dans cette vision de santé globale et de bien-être, des travailleur·euses communautaires inuit·es sont aussi à l’œuvre pour donner du soutien social, agir en protection de l’enfance ou intervenir en prévention du suicide. Le fait que ce personnel soit parfois sursollicité indique clairement qu’il y a un besoin.
Il découle de cette vision que l’accès aux services de santé mentale doit intégrer l’accès au territoire, à la nourriture traditionnelle, à l’entraide sociale, aux initiatives prises par la communauté pour aider les familles. « Si on veut améliorer l’accès, il faut aussi soutenir les travailleur·euses des communautés, qui ont des charges très lourdes », ajoute Lucie Nadeau.
Pour autant, les Nunavimmiut ne rejettent pas les soins de santé offerts par des spécialistes hors communauté telle la pédopsychiatre Nadeau. « Des jeunes vont régulièrement sur le territoire pour retrouver le bien-être et viennent consulter un médecin pour parler de leur souffrance psychique. Ce que je vois, c’est un désir de profiter de la médecine du sud tout en étant écoutés pour ce qu’ils connaissent de la santé, rapporte la chercheuse. C’est pour ça qu’il faut penser aux différents niveaux d’intervention et réfléchir avec eux pour assurer une cohérence entre les démarches. »
Une communauté de pratique en santé mentale
C’est sur la base de cette réflexion qu’est né le projet Atautsikut3, en 2018, financé par les Instituts de recherche en santé du Canada. L’objectif : mettre en place une communauté de pratique (CdP) en santé mentale et en bien-être jeunesse au Nunavik pour les intervenant·es de première ligne. Le choix du nom Atautsikut, qui signifie « ensemble » en inuktitut, souligne justement le mode d’apprentissage, de soutien et d’intervention de la CdP. Ensemble, les membres de la communauté acquièrent une formation, partagent leurs expériences, se soutiennent dans leur travail et joignent leurs efforts pour améliorer la santé mentale des jeunes. La CdP se veut un lieu de dialogue entre Inuit·es et non-Inuit·es pour favoriser la collaboration entre les services médicaux, sociaux et scolaires.
Concrètement, des rencontres mensuelles de 90 minutes sont organisées sur des thèmes comme la colère, l’attachement, le deuil, les traumas, les comportements de l’adolescent·e, l’art et la guérison. Une formation de base au dialogue est aussi offerte. D’autres thèmes tels que la colonialité et le soutien sont abordés de façon transversale. « Il faut se demander comment les gens de la première ligne peuvent prendre soin de ces personnes malades. Et pour comprendre la souffrance psychique, il faut comprendre l’histoire coloniale et la colonialité, qui continue à travers les structures actuelles », illustre Lucie Nadeau.
Le projet se poursuit jusqu’en 2025 pour multiplier les rencontres au sein des 14 communautés, mais Lucie Nadeau espère bien pérenniser la communauté de pratique au-delà de cette date.
En République démocratique du Congo ou Congo-Kinshasa
Problèmes de santé mentale : pensons aux centres de santé!
Erick Mukala Mayoyo, Université Libre de Bruxelles et Université de Lubumbashi
Faustin Chenge, Université de Lubumbashi
Yves Coppieters, Université Libre de Bruxelles
Aujourd’hui, 22 millions des 95 millions d’habitants de la République démocratique du Congo (RDC) souffrent de problèmes de santé mentale4, a déclaré, le 10 octobre 2022, le ministre de la Santé publique du pays. Ces problèmes soient mineurs, tels que le stress, l’anxiété ou l’insomnie, ou majeurs, comme la dépression, les psychoses ou la schizophrénie. Dans un cas comme dans l’autre, les personnes qui en souffrent ont difficilement accès aux soins offerts par des spécialistes (psychiatres, psychologues…). Ces derniers travaillent uniquement dans des hôpitaux psychiatriques implantés très loin des communautés. D’où, souvent, de graves complications.
Présentement, en RDC, 50 psychiatres (dont une trentaine travaillent à Kinshasa, la capitale du pays) s’occupent de santé mentale. Les soins se donnent uniquement dans six hôpitaux psychiatriques, équipés d’environ 500 lits au total, qui ne peuvent pas couvrir les besoins de toute la population.
Cependant, ces traitements ne sont pas disponibles dans les centres de santé répartis sur tout le territoire. Les malades ainsi que leurs familles ont trois solutions : soit consulter des guérisseur·euses traditionnel·les pour un traitement composé de potions magiques et autres remèdes, soit fréquenter des prêtres et des pasteur·e·s laïques pour des séances de prières, ou encore, combiner les deux solutions. Pourtant, le ministère congolais de la Santé publique indique que le pays dispose aujourd’hui de 133 373 centres de santé, dans lesquels 73 046 infirmier·ères et 9 537 médecins généralistes sont chargés d’offrir des traitements simples pour des maladies bénignes, entre autres des problèmes de santé mentale mineurs. Ces traitements sont efficaces pour ces problèmes, et même rentables en termes de coûts de santé, commencent heureusement à être disponibles dans les centres de santé implantés à proximité des populations.
Que fait actuellement notre équipe en RDC?
Depuis 2011, nous menons une expérience consistant à ajouter les soins de santé mentale dans l’offre d’activités habituellement réalisées en centres de santé, dans le but de faciliter l’accès aux personnes souffrant de problèmes de santé mentale mineurs à des traitements simples, mais efficaces et rentables. La phase pilote de cette expérience s’est déroulée à Lubero dans la province du Nord-Kivu, et la deuxième phase est en cours à Lubumbashi, dans la province du Haut-Katanga.
La phase pilote concernait 18 centres de santé. Au total, 10 médecins et 36 infirmier·ères ont reçu une formation pour renforcer leurs capacités à traiter des problèmes de santé mentale. En outre, 48 agent·es de santé communautaires ont été reçu une formation pendant quatre sessions de deux jours chacune. Les centres de santé ont été approvisionnés en médicaments psychotropes de premier choix. La sensibilisation et la tarification forfaitaire de 20 USD instaurée pour un épisode de problème de santé mentale, bien que jugée encore trop coûteuse par la population démunie, ont encouragé les gens à consulter des médecins spécialistes dans les centres de santé.
La phase de Lubero a montré que le traitement des problèmes de santé mentale mineurs fonctionne bien dans les centres de santé : au total, 3941 personnes ont été soignées dans ces centres pour le stress, l’anxiété, la dépression, les psychoses et bien d’autres problèmes5. Ces chiffres sont encourageants quand on considère que dans d’autres provinces de l’ouest et du centre du pays, pour ces mêmes problèmes de santé, les malades ne reçoivent pas de tels soins en centres de santé.
La phase de Lubumbashi concerne le centre de santé Tshamilemba, où 10 médecins et 15 infirmier·ères reçoivent une formation donnée par trois spécialistes locaux (psychiatre, infirmier en santé mentale et psychologue). La formation théorique et pratique de 120 heures, répartie en sessions de quatre heures par jour, aborde successivement les notions générales de santé mentale, les soins de santé primaires, les principaux problèmes de santé mentale, l’identification de ces pathologies et leurs traitements à l’aide d’un guide de prise en charge destiné aux soignant·es non-spécialistes et au moyen des techniques de soutien psychosocial suggérées dans le guide de l’Organisation mondiale de la santé dénommé Mental health Gap Action Programme (mhGAP). D’autres formations destinées au personnel infirmier, aux médecins, ainsi qu’aux agent·es de santé communautaire porteront sur la sensibilisation à la lutte contre la stigmatisation liée à la santé mentale, les visites à domicile, le suivi postcure, et autres. À ce jour, près de 100 personnes avec des problèmes de santé mentale ont déjà traitées.
L’expérience se montre prometteuse, puisque les traitements proposés dans les centres de santé se révèlent efficaces et rentables. Elle se heurte pourtant à un problème : le faible taux d’utilisation des soins par la population. Par exemple, à Lubero, ce taux était estimé à 7 nouveaux cas pour 1000 habitants par an6, un taux bien en deçà de la prévalence des problèmes de santé mentale mineurs.
Expérience prometteuse, faible utilisation de soins : pourquoi?
La stigmatisation des personnes souffrant de problèmes de santé mentale et de leurs familles constitue présentement un frein. Comme le stipulent les spécialistes7 en ces termes : « [Quand] les malades et leurs familles sont facilement stigmatisés, révéler sa maladie ou un traitement psychiatrique n’est pas chose aisée. La maladie mentale demeure [alors] une maladie qu’encore il faut taire. »
Pour amener les gens à adopter des attitudes positives à l’égard de personnes souffrant de problèmes de santé mentale, les soignant·es devraient sensibiliser l’opinion publique, en commençant par la famille et la communauté proche. Aussi, une formation portant sur les attitudes de stigmatisation et le soutien social des malades sera donnée aux soignant·es et agent·es de santé communautaire.
Enfin, cette expérience augmente l’accessibilité géographique aux traitements modernes de santé mentale en RDC. Ainsi, notre rêve est de voir un jour au moins 90 % des Congolais·es souffrant de problèmes de santé mentale mineurs bénéficier de soins appropriés dans les centres de santé les plus proches. Ce serait formidable!
- 1Lévesque, P., Rassy, J., Genest, C. (2022). Le suicide au Québec : 1981 à 2019 — Mise à jour 2022. Québec, Bureau d’information et d’études en santé des populations, Institut national de santé publique du Québec, 56 p. https://www.inspq.qc.ca/sites/default/files/publications/2842-suicide-quebec-2022.pdf
- 2Nadeau, L., Gaulin, D., Johnson-Lafleur, J., Lévesque, C., Fraser, S. (2022). The challenges of decolonising participatory research in indigenous contexts: the Atautsikut community of practice experience in Nunavik. International Journal of Circumpolar Health, 81(2087846). https://doi.org/10.1080/22423982.2022.2087846
- 3https://atautsikut.com/accueil/
- 4Les problèmes de santé mentale sont des troubles qui perturbent la personnalité de l’individu, sa capacité à gérer sa vie au quotidien et ses interactions avec la société, incluant la détresse psychologique et des troubles psychiatriques (affectant la cognition, les émotions et/ou les comportements) (https://www.mentalhealth.org.uk/your-mental-health/about-mental-health/what-are-mental-health-problems).
- 5Mukala Mayoyo E., Van de Put, W., Van Belle, S., Van Mierlo, B. et Criel, B. (2021). Intégration de la santé mentale dans les services de soins de santé primaires en République démocratique du Congo. Santé publique, 33(1), 77-87.
- 6Loc. cit.
- 7Salat-Baroux, F., Durrleman, A., Barthélémy, C., Bioulac, B., Allilaire, J.-F., Collet, l. et al. (2019). Soigner les maladies mentales : pour un plan de mobilisation nationale. Académie nationale de médecine. https://www.academie-medecine.fr/wp-content/uploads/2019/06/Soigner-les-maladies-mentales.pdf
- Lucie Nadeau, Erick Mukala Mayoyo et Valérie Levée
Lucie Nadeau, pédopsychiatre et professeure agrégée au Département de psychiatrie à l'Université McGill.
Erick Mukala Mayoyo
Erick Mukala Mayoyo est doctorant en santé publique – parcours double diplôme – à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université de Lubumbashi, et ses recherches portent sur l’intégration de la santé mentale dans le système de soins de santé primaires en République démocratique du Congo. Il a été tour à tour coordonnateur de santé mentale dans la province du Kasaï Central, chef de division chargé de formation au programme national de santé mentale, et actuellement chef de division chargé de suivi-évaluation et recherche. Il est également enseignant (chef de travaux) à l’Institut Supérieur des Techniques Médicales de Kananga.Faustin Chenge, Université de Lubumbashi
Yves Coppieters, Université Libre de BruxellesValérie Levée
Après un doctorat en biotechnologie des plantes, Valérie Levée a oeuvré dix ans en laboratoire avant de se tourner vers la communication scientifique. À l'écrit, elle aborde autant la botanique, l’architecture, l’urbanisme, la santé à travers divers magazines comme Quatre-Temps, Formes, Esquisses, L’Actualité, Prévention au travail… Au micro, on peut l’entendre à Moteur de recherche sur Radio-Canada et anime aussi une émission de culture scientifique, Futur Simple, à la radio de CKRL 89,1. Gardant un pied dans le milieu universitaire, elle donne des formations sur la communication scientifique écrite, orale et par affiche avec l’Acfas.
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