La pandémie de COVID-19 a rappelé une évidence incontournable connue depuis des siècles sinon des millénaires : en l’absence d’un remède, seul le confinement peut freiner la propagation d’une épidémie. L’idée lancée par le président français Emmanuel Macron que « le virus ne connaît pas les frontières » est en effet absurde, car un virus ne vit que dans les corps qui eux circulent et peuvent être bloqués aux frontières. Travaillant à un ouvrage sur Galilée, nous nous sommes plongés dans sa correspondance, et on y découvre des indications intéressantes sur la manière dont les épidémies de peste bubonique – fréquentes à son époque – étaient perçues et contrôlées grâce justement aux confinements imposés à la population.
Publication et propagation
Les désagréments divers causés par la peste ont affecté Galilée à des moments décisifs de sa carrière, soit la préparation et la publication, en février 1632, de son fameux Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde. Installé depuis 1610 à Florence à titre de mathématicien et philosophe du Grand Duc de Toscane, Ferdinand II, il travaille à cet ouvrage depuis des années et demande en 1630 la permission de le publier à Rome. Pour ce faire, il se rend dans la capitale des États du Vatican pour discuter des conditions de publication avec le responsable de la censure, le père Niccolo Riccardi, qui est par ailleurs le frère de Caterina, l’épouse de Francesco Niccolini, ambassadeur du Grand Duc à Rome, chez qui loge Galilée pendant son séjour romain, d’avril à juin. Les discussions vont bon train, mais à l’automne, la peste se mêle de la partie et rend les échanges de documents difficiles. Pis encore, en octobre 1630, son technicien souffleur de verre meurt de la peste, tout comme 12,000 personnes au cours de cette vague qui se termine au milieu de l’été. La fille de Galilée, sœur Marie Céleste, cloitrée dans un couvent proche de Florence, l’enjoint alors de prendre toutes les précautions pour se protéger de ce danger et lui rappelle surtout, dans sa lettre du 18 octobre 1630, que le meilleur remède est « la contrition et la pénitence ». Confronté à la persistance de l’épidémie qui retarde la publication, Galilée propose à Riccardi, appuyé par l’épouse de l’ambassadeur, de faciliter les choses en transférant le dossier à l’inquisiteur local de Florence, ce que le père Riccardi finit par accepter à condition que le censeur soit, comme lui, un dominicain.
L’ouvrage est ainsi finalement imprimé à Florence au début de 1632, avec l’accord de l’inquisiteur local. Le Secrétaire d'État du Grand Duc – nous dirions aujourd'hui ministre des Affaires extérieures – écrit alors à son ambassadeur à Rome le 23 mars 1632 qu'il « en a fait relier quelques exemplaires de façon élégante » pour les offrir à des personnages romains importants, dont le Cardinal Francesco Barberini, neveu du pape, et son premier ministre, pour ainsi dire. La peste sévissant à nouveau, le Secrétaire se demande s'il peut expédier les livres. L’ambassadeur lui répond qu’il serait plus sage « de reporter l’envoi jusqu'au mois de mai », date à laquelle il espère que la libre circulation sera rétablie et la peste jugulée. « À l'heure actuelle, écrit-il, les livres ne peuvent pas être retirés des hangars sans avoir été parfumés, leurs couvertures arrachées et brûlées ainsi que les cordes d'emballage et tout ce qui pourrait être considéré contagieux ». [Si le COVID-19 a entrainé la fermeture des librairies, on peut peut-être se consoler en pensant qu’on a au moins évité de brûler des livres!]
La peste sévissant à nouveau, [le Secrétaire d'État du Grand Duc] se demande s'il peut expédier les livres. L’ambassadeur lui répond qu’il serait plus sage « de reporter l’envoi jusqu'au mois de mai », date à laquelle il espère que la libre circulation sera rétablie et la peste jugulée.
Divines sentences
Fin mai, Benedetto Castelli, le plus important disciple de Galilée et professeur à Rome, lui fait savoir que les livres sont finalement arrivés et que le Cardinal Barberini lui a prêté la copie qu’il a reçue. Leur nombre reste toutefois limité et ce n’est qu’en juillet que l’ouvrage a été suffisamment diffusé pour créer une tempête dans la ville. Le pape est en colère quand il réalise que cet ouvrage de celui qu’il considère comme un ami pose de graves problèmes théologiques, et il fait interdire sa vente. L’Inquisition fait alors enquête et informe le pape que Galilée, contrairement à ce qu’il avait promis en 1616, défend bel et bien les idées de Copernic. Dès septembre 1632, le célèbre savant est alors sommé de se rendre immédiatement à Rome pour répondre aux questions des Inquisiteurs qui le soupçonnent fortement d’hérésie. Âgé de 68 ans et de santé fragile, il fait tout en son possible pour retarder son départ, invoquant sa mauvaise santé et la difficulté du voyage en temps de peste, mais rien n’y fait. L’inquisition le réclame d’urgence. Il quitte finalement Florence le 20 janvier, mais il doit se soumettre à une quarantaine à Ponte Centino à la frontière entre le Grand-Duché de Toscane et les États Pontificaux. Ses amis tentent de faire diminuer cette période d’attente et son ami Geri Bocchineri, secrétaire du Grand-Duc et dont la sœur a marié le fils de Galilée, lui fait savoir de Florence le 3 février qu’il écrira « à l'ambassadeur Niccolini pour lui dire qu'on est surpris que la concession générale faite à tous les membres du clergé de n’attendre que 5 jours, ne lui ait pas été accordée ». Galilée arrive finalement à Rome le 13 février dans la litière que l’Ambassadeur lui avait envoyée à la frontière.
[...] ce n’est qu’en juillet que l’ouvrage a été suffisamment diffusé pour créer une tempête à Rome. Le pape est en colère quand il réalise que cet ouvrage de celui qu’il considère comme un ami pose de graves problèmes théologiques, et il fait interdire sa vente. L’Inquisition fait alors enquête et informe le pape que Galilée, contrairement à ce qu’il avait promis en 1616, défend bel et bien les idées de Copernic.
Une fois installé à Rome, Bocchineri le tient au courant de l’évolution de l’épidémie à Florence. Il l’informe que « les femmes et les enfants de moins de 15 ans ne peuvent pas sortir de leur maison pour une période de 10 jours ». Le 19 mai il donne plus de détails : « Chaque jour on envoie à l'hôpital 10, 12, 15, ou 18 malades, mais on arrive rarement à 18. À Florence meurent chaque jour 1,2, 3, et parfois 4 personnes. On est rarement arrivé, à ce que je sache à 5, et très rarement à 4. Habituellement 1, 2 ou 3 personnes meurent chaque jour. Les femmes ne peuvent pas sortir en carrosse et doivent rester à la maison, mais les choses vont mieux puisque des personnes guérissent maintenant à l'hôpital. Les fermiers ne sont pas admis à Florence sauf ceux qui apportent de la nourriture et, bien sûr, on continue à introduire de nouvelles ordonnances. Samedi, ajoute-t-il, il y aura une procession de la statue miraculeuse de La Vierge d'Impruneta (village situé à environ 30 km de Florence), et on organisera d'autres processions pour apaiser la colère de Dieu qui voudra bien nous pardonner et nous protéger ». [Autres temps, autres mœurs et aujourd’hui on entend plutôt dire en certains milieux que c’est « la nature » qui se venge des humains et du capitalisme!]
Bocchineri continue son récit deux jours plus tard et décrit pour le bénéfice de Galilée, qui attend sa sentence de l’Inquisition, la procession de l'entrée de la ville à l'église de Santa Maria Novella. Le lendemain la statue allait être portée à l'église de Santa Maria del Fiore et le surlendemain à celle de Sant Croce pour retourner le soir à Impruneta. « Elle passera, dit-il, le long de notre rue et, comme nos voisins, nous sommes en train de décorer notre maison et le parcours ». Sa fille lui annonce même que sur le chemin du retour, la Statue de la Vierge – qui pèse plus de 100 kilos ! – a fait escale dans leur église à la grande joie des sœurs. [Tout cela pourra rappeler aux plus âgés des lecteurs les processions de la Fête-Dieu dans le Québec d’avant la Révolution tranquille!] Inquiète pour son père, Marie-Céleste, qui est apothicaire de sa communauté, lui avait d’ailleurs prescrit des remèdes de son cru et trouve étrange qu’il ne lui ait pas dit s’il en a bien fait usage, car elle se dit certaine que cela lui ferait du bien.
Au terme d'une épidémie
Le 26 mai, Bocchineri informe Galilée que « depuis samedi 8 personnes sont guéries et le nombre de nouveaux malades est passé de 8 à 6 par jour. Hier nous avons eu 4 nouveaux malades et les morts sont passés de 2 à 1. On reconnait que cette grâce nous vient de la très sainte image de la Vierge de l'Impruneta en l'honneur de laquelle nous avons décoré notre rue avec une fontaine qui fut considérée comme la plus belle chose que l'on a pu voir à cette occasion. Plusieurs personnes pensent que cette merveilleuse fontaine est une de vos inventions ». Malheureusement, les choses se gâtent à nouveau car il lui écrit le 11 juin qu’au « cours des derniers 8 jours le nombre de malades et de morts a augmenté » et que si Galilée doit revenir, il ferait bien de s’arrêter à Sienne. Son ami ignore évidemment que le pauvre Galilée ne reviendra pas de sitôt à Florence, car sa condamnation devient officielle le 22 juin. Le 26 du même mois, l’ambassadeur Niccolini écrit au secrétaire d'état du Grand-Duc pour convaincre le pape de laisser le pauvre Galilée regagner Florence. Il compte demander qu'il lui soit permis de se rendre à Sienne où Il pourrait résider chez l'archevêque », son ami Ascanio Piccolomini, ou alors dans un couvent de cette ville. « Une fois terminé le danger de la peste, ajoute-t-il, il pourrait se rendre à Florence pour s'occuper de ses affaires et où sa propre villa lui serait assignée comme prison ». Finalement, ce n’est que le 13 août que Galilée apprend de son ami Bocchineri que la peste a cessé à Florence, emportant au passage plus de 1800 personnes.
« Grâce » aux longues tractations de l’ambassadeur Niccolini, Galilée put s’installer chez l’Archevêque de Sienne en juillet, et le 1er décembre 1633 le pape accepta qu’il puisse aller « habiter sa résidence de campagne », mais qu’il « devra vivre de façon isolée sans inviter ou recevoir qui que ce soit jusqu'à nouvel ordre ». Galilée retourna donc dans sa villa d’Arcetri, située tout près du couvent de sa fille, et y vécut en résidence surveillée jusqu’à son décès en 1642. C’est le prix que le « pauvre Galilée » – comme le nommait l’ambassadeur dans ses lettres à son patron le Grand-Duc de Toscane – dut payer pour avoir osé apporté la peste dans le monde intellectuel italien par la publication de son grand ouvrage affirmant que la terre tourne autour d’elle-même et autour du Soleil.
- Yves Gingras
Université du Québec à Montréal
Yves Gingras est professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis 1986. Sociologue et historien des sciences, il est aujourd’hui directeur scientifique l’Observatoire des sciences et des technologies.
- William Shea
Université de Padoue
William Shea a occupé pendant dix-huit ans la Chaire Galilée d’histoire des sciences à l’Université de Padoue. Grand spécialiste de Galilée, il a publié de nombreux ouvrages dont La révolution intellectuelle de Galilée (Paris, Seuil, 1992). Il a récemment fait paraître, Ce que Galilée dit à Milton : Dialogue entre le savant et le poète, (Liber/Belles Lettres, 2021) et (avec Mark Davie), une nouvelle traduction anglaise annotée du Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde aux Presses de l’université d’Oxford.
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