Il y a cent ans, au Canada, on découvrait et purifiait l’insuline. Depuis, la recherche évolue sans cesse, tant sur les composantes moléculaires de cette hormone que sur ses répercussions cliniques, et tout particulièrement dans le traitement du diabète.
Dans cet entretien, le chercheur postdoctoral en médecine Abderrahim Benmoussa interroge le Pr Marc Prentki, chercheur, fondateur et directeur du Centre de recherche du diabète de Montréal (CRDM), sur les grandes découvertes récemment faites sur le diabète et l'insuline, occasionnant un changement de paradigme au sein de la communauté de chercheur-euse-s et de clinicien-ne-s s'intéressant à cette maladie. Tous deux sont membres du Réseau de recherche en santé métabolique, diabète et obésité (CMDO).
Abderrahim Benmoussa : Nous célébrons cette année le centième anniversaire de la découverte de l’insuline et revenons sur les découvertes qui ont permis son utilisation clinique pour traiter le diabète. Pourriez-vous nous parler de votre cheminement et de ce qui vous amène à étudier l’insuline et le diabète?
Marc Prentki : Vous savez, les événements les plus importants dans notre vie, comme de rencontrer une compagne ou un compagnon, arrivent souvent par hasard. Mon entrée dans le domaine du diabète n’a pas échappé à la règle.
Je viens d’une famille de physiciens et j’ai toujours baigné dans la recherche scientifique. Au début de mon parcours en biochimie à l’Université de Genève, j’ai été accepté en stage d’été dans un laboratoire pour étudier le métabolisme des acides aminés. Malheureusement, mon superviseur est décédé durant l’été et comme tous les stages étaient déjà occupés, je me suis retrouvé sans plan de secours. C’est ce malheur qui a orienté toute ma carrière.
Avec un ami, nous avions entendu parler de Bernard Jeanrenaud qui étudiait le diabète, et c’est à l’improviste que nous sommes allés sonner à la porte de son laboratoire. Il a accepté de nous recevoir, mais, après une conversation passionnante, il nous a indiqué qu’il ne pouvait pas nous engager. Je lui ai alors demandé de tout de même nous donner la chance de lire ses articles. Je pense qu’il a apprécié la motivation que ce geste a fait transparaitre, et il nous a finalement invités à rejoindre son équipe.
Ce que je ne percevais pas totalement à l’époque, c’est que ce chercheur et son laboratoire étaient parmi les plus importants d’Europe et les plus reconnus mondialement dans le domaine du diabète.
Après ce premier stage, j’ai fait mon doctorat dans cet environnement exceptionnel, puis j’ai rejoint pour quatre ans de postdoctorat Albert Renold, ancien superviseur du Pr Jeanrenaud, ex-directeur du Joslin Institue à Harvard et fondateur de l’Association européenne du diabète. En cheminant parmi ces géants, j’ai fait la rencontre notamment de Martin Rodbell qui a reçu un prix Nobel pour la découverte des protéines G.
Mon parcours m’a par la suite amené à la University of Pennsylvania, à Philadelphie, considérée comme la Mecque du métabolisme qui hébergeait alors des chercheuses et chercheurs renommés comme Franz Matschinsky ou Britten Chance. C’est là que j’ai fait la rencontre de Barbara Corkey, aujourd’hui directrice du Boston Obesity Center, avec qui j’entretiens une amitié et une collaboration très productive depuis maintenant 35 ans. Après ce second postdoctorat, je suis devenu professeur assistant et j’ai publié la découverte de l’inositol 1, 4, 5-trisphosphate dans le journal Nature en premier auteur, ce qui m’a permis de décrocher un financement des National Institutes of Health (NIH), très porteur pour la suite de mes travaux.
Je suis ensuite retourné à Genève où j’ai ouvert et dirigé un laboratoire qui a très bien fonctionné pendant sept ans. Néanmoins, limité par l’environnement de recherche surchargé en Europe et par la culture académique qui ne valorisait réellement que les professeurs et les têtes d’affiche des centres, j’ai repris une nouvelle fois la route après qu’on m’ait offert la chance de rejoindre le département de nutrition de l’Université de Montréal. La localisation du Québec, sa culture et le fait que la province soit francophone ont été des facteurs déterminants qui m’ont permis d'évoluer encore plus et de réaliser des choses dont je n’aurais pas osé rêver, comme d’être l’initiateur du Centre de recherche du diabète de Montréal, que je dirige aujourd’hui.
Abderrahim Benmoussa : Au cours de votre carrière, quelles sont les plus grandes découvertes auxquelles vous avez assisté dans la recherche sur l’insuline et dans le traitement du diabète?
Marc Prentki : Quand j’avais votre âge, nous étions extrêmement limités techniquement. La biologie moléculaire n’était pas encore un outil commun dans le domaine du diabète ; vous n’aviez pas de modèles de souris transgéniques pour étudier les maladies et pas de kit d’analyse pour mesurer quoi que ce soit.
Au fil du temps, j’ai vu émerger des avancées technologiques et scientifiques absolument extraordinaires en génie génétique dont le séquençage et le clonage du récepteur de l’insuline, mais aussi l’arrivée de techniques comme le patch-clamp qui permet d’étudier les canaux moléculaires qu’on retrouve à la surface des cellules. C’est tout cela, je pense, qui a permis des découvertes fondamentales comme la régulation des canaux de potassium par l’ATP et l’ADP dans la cellule pancréatique bêta, ces petites molécules qui portent l’énergie de notre corps, mais qui, on le sait maintenant, modulent aussi la sécrétion d’insuline.
D’autres découvertes spectaculaires ont suivi comme le protocole d’Edmonton qui a permis la transplantation de cellules des îlots pancréatiques (qui fabriquent de l’insuline) pour faire régresser le diabète de type 1 chez certains individus, pendant un temps. Je pense aussi à la chirurgie bariatrique qui a ébranlé le dogme selon lequel le diabète de type 2 est une maladie irréversible, puisqu’on observe une rémission de la maladie de plusieurs années chez de nombreux patients diabétiques qui subissent cette procédure.
Mais au-delà de ces découvertes extraordinaires, je pense aussi que la science avance aussi une marche à la fois, qui de l’une à l’autre font d'immenses escaliers. C’est cette série de petites progressions en immunologie ou en signalisation moléculaire qui ont permis de mieux comprendre l’insuline et sa sécrétion, et de passer d’une ou deux protéines dans des voies de signalisation simples (cascades de réactions chimiques qui permettent aux signaux venant du dehors des cellules d’activer des gènes) à des centaines de réseaux moléculaires intriqués.
Malheureusement, nous vivons maintenant dans un système scientifique très différent de celui dans lequel j’ai grandi, où tous visent des publications complètes, ce qui prive la communauté scientifique du travail de réplication de ces petites étapes cruciales. Or, c’est pour moi toutes ces découvertes parfois mineures qui mises bout à bout deviennent très significatives dans la recherche en général et pour le diabète en particulier.
Mais au-delà de ces découvertes extraordinaires, je pense aussi que la science avance aussi une marche à la fois, qui de l’une à l’autre font d'immenses escaliers.[...] Malheureusement, nous vivons maintenant dans un système scientifique très différent de celui dans lequel j’ai grandi, où tous visent des publications complètes, ce qui prive la communauté scientifique du travail de réplication de ces petites étapes cruciales. Or, c’est pour moi toutes ces découvertes parfois mineures qui, mises bout à bout, deviennent très significatives dans la recherche en général et pour le diabète en particulier.
Abderrahim Benmoussa : En science, il me semble qu’il y a souvent des choses qui sont mal comprises par la population générale, parce que parfois mal expliquées ou parfois parce qu’embuées par des mythes persistants. Qu’en dites-vous?
Marc Prentki : Je pense que la plupart des gens ignorent ce qu’est vraiment le diabète de type 2, puisque circule une vision partiellement fausse de la maladie dans le grand public et même chez les spécialistes! Ce constat qu'il faudrait une révision en profondeur de ce qu’est cette maladie est partagé par de nombreux jeunes chercheurs, chercheuses et médecins, mais elle peine à faire son chemin chez les anciennes générations de scientifiques, réticentes à briser des dogmes qui ont fait le socle de leurs carrières.
Tout d’abord, lors d’un diagnostic de diabète de type 2, si l’approche nutrition-exercice initiale ne donne pas de résultats, les médecins expliquent aux patients que la maladie est irréversible, qu’ils doivent être médicamentés pour limiter les effets de la maladie, et que dans 10, 20 ou 40 ans, nombre d’entre eux devront recevoir des injections quotidiennes d’insuline.
Or, il est faux de penser que la maladie est irréversible. Je vous ai parlé de la chirurgie bariatrique précédemment, mais il y a aussi des approches nutritionnelles plus spécifiques qui semblent fonctionner. Je pense aux études de Roy Taylor de l’Université de Newcastle au Royaume-Uni qui ont montré que 5 à 15 % de perte de poids par restriction calorique conduisait de nombreux patients vers la rémission du diabète de type 2.
Nous commençons d’ailleurs des études avec Rémi Rabasa-Lhoret et Cathy Sun, ici à l’Université de Montréal, pour explorer la réversibilité du diabète chez ceux qui vivent avec cette maladie depuis longtemps, qui reçoivent de l’insuline et qui sont particulièrement résistants à l’insuline.
D’ailleurs, ce dernier point est pour moi un concept qui est aussi fondamentalement mal compris. La résistance à l’insuline arrive lorsque les cellules du corps répondent moins à l’insuline et refusent d’absorber l’excès de sucre du sang. Tous les ouvrages de référence vous indiqueront qu’une telle résistance à l’insuline est particulièrement néfaste pour la santé et se trouve à l’origine du diabète obèse de type 2.
À mon avis, ce second paradigme canonique est aussi largement faux. La résistance à l’insuline est probablement une excellente chose, car c’est une défense contre la glucotoxicité, un stress métabolique causé par un excès de glucose dans les cellules. Il y a de plus en plus de preuves qui abondent en soutien à cette vision comme celles apportées par Ron Kahn, directeur du Joslin Diabetes Center à Boston, dont un modèle de souris génétiquement modifiées pour obtenir des muscles très résistants à l’insuline n’est pas intolérant au glucose ni diabétique.
Je pense que la plupart des gens ignorent ce qu’est vraiment le diabète de type 2, puisque circule une vision partiellement fausse de la maladie dans le grand public et même chez les spécialistes! Ce constat qu'il faudrait une révision en profondeur de ce qu’est cette maladie est partagé par de nombreux jeunes chercheurs, chercheuses et médecins, mais elle peine à faire son chemin chez les anciennes générations de scientifiques, réticentes à briser des dogmes qui ont fait le socle de leurs carrières.
Ainsi, en se basant sur divers dogmes du domaine, on administre abondamment de l’insuline à des patients qui ont déjà des concentrations d’insuline élevées, ce qui n’est pas sans risques. Par exemple, l’étude ACCORD qui a inclus 10 000 patients et dont l’objectif était de contrôler le glucose sanguin le plus proche de la normale entre autres par injection d’insuline a dû être arrêtée au bout de trois ans pour cause d’augmentation de la mort cardiovasculaire et toutes causent chez les patients traités par l’insuline. Des effets similaires ont été observés dans d’autres études, mais aucune explication convaincante n’a émergé de ces observations.
Pour nous la résistance à l’insuline est un mécanisme de défense du corps pour lutter contre le diabète. Contrebalancer la résistance à l’insuline avec des injections d’insuline élevées pourrait forcer l’entrée de quantités massives de glucose dans les cellules déjà saturées en sucre et en graisses, notamment au niveau du cœur, menant à des gluco-lipo toxicités ce qui expliquerait ces accidents cardiovasculaires. Ainsi, le médecin qui apprend au travers de la littérature scientifique que contrôler de façon étroite les niveaux de glucose sanguin limite les complications du diabète ignore peut-être qu’utiliser de grandes doses d’insuline pour ce faire chez certains types de malades hyper-insulinémiques et résistants à l’insuline pourrait mettre en péril la santé cardiovasculaire du patient.
Malheureusement, ce nouveau paradigme peine à faire son chemin, même parmi la communauté scientifique malgré les données et les travaux de cliniciens de renommée mondiale. Au-delà de la difficulté inhérente au bris des dogmes scientifiques ; il y a aussi un verrouillage éditorial autour de l’insuline qui, comme pour les statines, nait possiblement des intérêts financiers colossaux et du lobbying qui les entourent. Certains éditeurs de journaux scientifiques refusent même des revues de la littérature de grande qualité ou des lettres d’opinion si la vision partagée ne va pas dans le sens des dogmes justifiant leur position en indiquant ne pas vouloir induire de confusion chez les cliniciens.
Il est donc évident pour moi que l’insuline est une avancée extraordinaire parmi les plus grandes de la médecine et un outil exceptionnel pour traiter le diabète de type 1 et aussi celui de type 2. Néanmoins, il devient de plus en plus clair qu’elle est prescrite à trop de patients, et une partie de mon travail consiste aussi à essayer de faire avancer ce changement de paradigme par des recherches cliniques et en alertant sur les conflits financiers autour de ce médicament, sur sa surutilisation et sur les risques de santé associés.
Il est donc évident pour moi que l’insuline est une avancée extraordinaire parmi les plus grandes de la médecine et un outil exceptionnel pour traiter le diabète de type 1 et aussi celui de type 2. Néanmoins, il devient de plus en plus clair qu’elle est prescrite à trop de patients, et une partie de mon travail consiste aussi à essayer de faire avancer ce changement de paradigme par des recherches cliniques et en alertant sur les conflits financiers autour de ce médicament, sur sa surutilisation et sur les risques de santé associés.
Abderrahim Benmoussa : Quel serait pour vous le Graal dans la science du diabète, la découverte ou l’axe sur lequel il faudrait insister et qui serait révolutionnaire pour traiter cette maladie?
Marc Prentki : Il est évident que la transplantation de cellules bêta pancréatiques naturelles, modifiées ou formées à partir de cellules souches est un axe prometteur qui pourrait être transformatif pour la prise en charge des patients.
Je pense aussi qu’inverser le développement du diabète est une cible prioritaire, car c’est une maladie qui est beaucoup plus réversible qu’on ne le pense.
À plus large échelle, la prévention du diabète est un axe fondamental pour l’avenir, car une alimentation plus saine et une vie plus active diminuent grandement le risque de diabète de type 2.
Il sera aussi important de mieux éduquer les cliniciens sur le terrain sur les mécanismes des drogues qu’ils utilisent comme la Metformine qui se révèle un poison mitochondrial dangereux dans certaines circonstances.
De plus, on parle souvent du diabète de type 2 comme d’une maladie unique, mais s’y camouflent probablement des centaines de maladies différentes. Certains chercheurs, comme Leif Groop de l’Université Lund de Suède, travaillent présentement à classifier ces maladies. Un meilleur traitement passerait probablement par une solide classification, mais aussi par une meilleure appréhension des ponts entre le diabète et les autres désordres cardiométabolique comme l’obésité, l’hypertension artérielle ou la dyslipidémie.
Enfin, le vieillissement en santé et les mécanismes qui lui sont sous-jacents seront cruciaux dans le domaine. À l’instar de l’obésité qui vient récemment d’être considérée comme une maladie au Canada (et qui n’est toujours pas considérée en tant que telle dans bien des pays), le vieillissement en mauvaise santé sera probablement considéré comme une maladie à part entière à l’avenir. Dans ce cadre, les travaux qui visent à ce que les personnes âgées puissent vivre en santé sans nécessiter de nombreuses visites médicales seront des axes prometteurs à explorer pour limiter l’impact des maladies cardiométaboliques sur les individus et la société dans son ensemble.
- Marc Prentki
Université de Montréal
Marc Prentki est professeur et chercheur au département de nutrition de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. Il est en outre fondateur et directeur du Centre de recherche sur le diabète de Montréal (CRDM). Grand spécialiste du diabète et de l’insuline, il a reçu en 1994 le prix de la Federation of European Endocrine Societies; en 2006, une Chaire de recherche du Canada sur le diabète et le métabolisme; et en 2011, le prix Albert Renold de l’Association européenne pour l’étude du diabète.
- Abderrahim Benmoussa
Université de Montréal
Benmoussa Abderrahim est un jeune chercheur postdoctoral à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. Après un doctorat au CHU de Québec — Université Laval centrée sur les maladies inflammatoires, il travaille aujourd’hui au centre de recherche du CHU Sainte-Justine auprès d’enfants atteints de cancers afin de comprendre et possiblement prévenir les maladies métaboliques telles que le diabète chez cette population à risque. Il est notamment membre du comité des initiatives étudiantes du Réseau de recherche en santé cardiométabolique, diabète et obésité (rrCMDO) qui œuvre dans la lutte contre ces maladies au Québec et dans le monde.
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